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True Story Award 2021

Auto-tuné

Quel point commun entre PNL, Kanye West ou Britney Spears? Tous usent ou abusent du logiciel Auto-Tune et de son filtre synthétique sur la voix humaine. Une innovation définissant le son de l’époque, mais surtout la trouvaille d’un homme, Andy Hildebrand, ancien sismologue coulant une retraite paisible dans une luxueuse résidence de Porto Rico. Héros ou génie malfaisant? Nous l’avons retrouvé pour tirer la question au clair.

Ici, à San Juan, tout le monde le surnomme “The Coach”. On dit qu’à la manière d’un entraîneur surdoué, il sait changer les corbeaux en rossignols, transformer les chanteurs maussades en faiseurs de hits. Son vrai nom est Duran. Et Duran “c’est le Dr. Dre de Porto Rico! Si tu ne sais pas chanter, il peut faire de toi un nouveau Nate Dogg!” répète en boucle son ami, qui le suit partout, tel un ramasseur de balles. Avec sa silhouette bedonnante, ses lunettes fumées et sa coiffure mi-dreadlocks mi-mulet, Duran n’en mène pourtant pas large, ce matin. Tandis qu’il approche de l’impressionnante gated community de Dorado Beach, ce grand quartier résidentiel pour ultra-riches où l’on entre seulement sur invitation, “The Coach” a les jambes qui chancellent. Pour lui qui a grandi avec les petites frappes du rap local, l’idée de vivre un jour au milieu de cet enchevêtrement de palmiers, de piscines privées, de terrains de golf et de résidences somptueuses, est du domaine de rêve. Pour l’heure, parmi les musiciens portoricains, seul Ricky Martin est parvenu à s’offrir ce luxe. Alors qu’il arrive devant la villa n°367 et son résident, un grand-père de 72 ans simplement vêtu d’un short de bain, d’un T-Shirt informe et d’une paire de Birkenstock, son cœur s’emballe. “J’hallucine!” crie Duran. Puis: “Est-ce que je suis vivant?!” En face, le vieil homme a le sourire figé. Il ne sait visiblement pas trop qui est cet excité au T-shirt siglé “Gucci Gang”. “C’est le Dr. Dre de Porto Rico!” intervient aussitôt le pote, qui a suivi le périple. Le Coach bombe le torse mais la comparaison ne suscite aucune réaction. Alors il reprend la parole, pour combler le vide: “Wow, Andy, vous êtes une légende! J’ai absolument toutes les versions de votre logiciel! Et je ne les ai même pas piratées!” Avec une gentillesse un peu gauche, Andy Hildebrand marmonne juste un “merci” de circonstance.
 
Depuis qu’il a mis au point le logiciel Auto-Tune en 1996, nombreux sont les producteurs et les artistes qui rêvent de prendre la pose à côté de cet Américain retraité à Porto Rico. “Je n’ai pas spécialement envie de rencontrer les artistes, je n’ai rien à leur dire”, admettra-t-il plus tard dans la journée. Mais pour le moment, Andy hésite devant les différentes bières que vient de sortir sa femme Georgie pour accueillir les invités. Son choix se porte finalement sur une Medalla, de production locale. Pendant ce temps, Duran fanfaronne tout en surveillant la tempête de likes et de commentaires déclenchée par la photo qu’il vient de poster sur les réseaux. “Vous savez, Andy, j’ai une super idée pour vous: un karaoké équipé d’Auto-Tune, pour que tout le monde chante juste. On appellerait ça Karaoké-Tune, ça ferait un carton.” “Déjà fait!” le coupe Andy, qui se lève de son immense canapé pour aller chercher de quoi donner une bonne leçon au prétendu coach. Suivi par deux ou trois de ses chats, il revient les bras chargé d’un gros amplificateur qu’il installe sur sa terrasse, à deux pas d’un jacuzzi en marbre et d’une statue réalisée par “un artiste connu mais je ne sais plus lequel”. Une fois branché, l’engin lance un hit de 2019 au hasard. Sur l’écran plat juste à côté apparaissent les paroles: “Ay Oh Oh / Oh No, Oh No / Hey Yeah.” Duran adore ce morceau et se met à chanter dans le micro d’une voix sans relief et parfaitement juste. Il est aux anges. Pendant ce temps-là, Andy s’ouvre une nouvelle canette de Medalla, les yeux dans le vide, sans vraiment faire attention à la nouvelle salve de compliments que lui adresse son invité. “A vrai dire, je ne suis qu’un mec normal”, se justifie le septuagénaire en étouffant un petit rot de bière. Discrètement, sa femme se rapproche alors de lui pour lui glisser à l’oreille: “Arrête un peu avec ça, Andy. Tu n’es pas un mec normal.”
 
Un quadra paumé au milieu des kids

Il est vrai qu’Andy Hildebrand n’est pas n’importe qui. Plus tôt dans la semaine, des équipes de Netflix sont venues le filmer, à domicile, entouré de ses chats. “Ils vont en faire des stars de cinéma”, souffle Georgie, en caressant le pelage soyeux de Dory. Elle sourit, puis se lève pour rapporter des crackers et d’autres Medalla. Georgie sait très bien que le nom de son mari restera dans les mémoires, non loin de ceux de Jim Marshall, inventeur des amplis du même nom, ou bien de Les Paul, pionnier de la guitare électrique. Au milieu des années 90, “docteur Andy”, comme on le surnomme, a commercialisé le logiciel Auto-Tune, permettant à quiconque passe derrière un micro de sonner juste, peu importent ses qualités musicales. L’invention a le mérite de réunir ses deux passions de toujours, la musique et les mathématiques. Au lycée, puis à l’université de l’Illinois, où il avait étudié l’ingénierie électrique, Andy jouait de la flûte dans des fanfares et offrait ses talents lors de quelques sessions studio. Son diplôme en poche, il s’est ensuite spécialisé dans un tout autre domaine, les prédictions sismiques. D’abord, pour le géant de l’industrie pétrolière Exxon, puis pour sa propre compagnie, Landmark Graphics Corporation. Grâce à la méthode mathématique dite de l’autocorrélation, consistant à envoyer des ondes acoustiques dans les sous-sols, Andy aide alors les foreurs pétroliers à déterminer si une exploitation est envisageable ou non. “C’était comme écouter un éclair et essayer d’en déduire la forme des nuages”, imagera plus tard le savant. Un travail pour le moins austère, mais payé à prix d’or.
Est-ce la crise de la quarantaine? Ou bien une simple envie de revenir à ses amours de jeunesse? Toujours est-il qu’à 40 ans, au cœur des années 80, Hildebrand quitte son travail pour rejoindre une école de musique, au Texas. Le scientifique y étudie la composition et ne prête guère attention aux basculements de l’époque. Pourtant, tout est en train de changer autour de lui: le mouvement punk s’essouffle et laisse la pop music déferler pour de bon sur le monde. C’est les débuts de MTV, l’époque des tubes clinquants de Michael Jackson, bientôt l’arrivée du CD. Très peu pour Andy, qui écoute du classique et se focalise sur des études qu’il réussit certes brillamment, mais en solitaire, quadra paumé au milieu des kids d’alors. “Mes camarades avaient entre 18 et 20 ans, ils me regardaient comme si j’étais leur grand-père.” Au sortir de cette expérience, l’entrepreneur fonde la société Jupiter Systems, spécialisée dans les plug-ins de composition musicale. Ce job le conduit au NAMM, le plus grand salon professionnel de cette industrie. Un soir de février 1995, en marge de l’événement, Hildebrand dîne avec son distributeur, la femme de celui-ci et quelques collaborateurs. “Nous discutions de ce que nous pourrions développer à l’avenir. Jusqu’à ce que la femme de mon distributeur me demande: “Pourquoi tu ne ferais pas une boîte qui me permettrait de chanter juste?” Tout le monde a regardé son assiette, avec un air déprimé et l’on a parlé d’autre chose…” Malgré tout, Hildebrand n’oublie pas cette conversation anodine. Au point de se plonger, six mois plus tard, dans d’interminables calculs. Grâce à la technique de l’autocorrélation et aux algorithmes qu’il utilisait autrefois pour l’industrie pétrolière, Andy finit par mettre au point la “boîte pour chanter juste”. D’une réflexion lâchée lors d’un dîner naît ainsi le logiciel Auto-Tune. Au printemps 1997, une première version est mise sur le marché, commercialisée par l’entreprise d’Hildebrand, qui a changé de nom entre temps pour devenir Antarès. Bien vite, le “correcteur de tonalité” conquiert les studios. Il apparaît aux yeux des professionnels comme un “Photoshop pour la voix”, permettant aux ingénieurs du son comme aux chanteurs d’économiser un temps précieux. Si la prise voix n’est pas tout à fait bonne lors d’une session studio, les techniciens pourront toujours la bidouiller après coup, une fois la session terminée. Il suffit d’une bonne connaissance du logiciel, d’un peu de temps et de quelques clics. Le succès est tel qu’il arrive même que les chanteurs à succès concernés n’apprennent jamais que leur voix a été traitée par le programme. Magie des algorithmes, miracle d’Auto-Tune.
 
Le son du XXIe siècle

Mais le monde n’a encore rien vu. Un jour, le “type du marketing” d’Antares conseille à Andy d’écouter “Believe”, le dernier single de Cher. On dit que la chanteuse de 52 ans utilise son logiciel. “Ah, sympa...”, répond le scientifique, qui ne prend pas le temps d’écouter le morceau. Un an plus tard, “Believe” figure en tête des ventes américaines, françaises, italiennes, allemandes, australiennes, norvégiennes ou anglaises. Un hit planétaire. “Ça vaut peut-être le coup de l’écouter”, comprend alors Andy. Lorsqu’il se décide enfin à jouer le morceau, il découvre ce que les producteurs pop ont fait de son invention. Durant les 36 secondes formant le climax du tube, Cher chante son dépit amoureux d’une voix robotique, parfaitement juste et glacée comme du métal. Du jamais entendu. Plutôt que d’utiliser Auto-Tune de manière invisible, comme simple correcteur vocal, l’équipe de Cher a utilisé une “faille” du logiciel agissant tel un filtre robotique. Une version améliorée, plus moderne et adaptée à l’ère de la musique assistée par ordinateur, des outils utilisés jusque là pour déshumaniser une voix. Fascinés par l’automatisation du monde, les Allemands de Kraftwerk chantaient par exemple à travers un vocoder pour singer l’appendice vocal des robots de science-fiction. Plus tard, la légende funk Roger Troutman s’est amusé à fredonner des airs à travers un tuyau relié à une “talk-box”, synthétiseur transformant un filet de voix humain en mélodie robotique. Autant de gadgets pour musiciens de studio avisés. Auto-Tune peut-il prétendre à mieux? Andy et son équipe flairent le potentiel de la trouvaille de Cher, qu’ils finissent par utiliser comme argument commercial. Le marketing d’Antares vantera désormais aux studios musicaux l’“effet Cher” offert par leur logiciel.
Cet emploi détourné d’Auto-Tune fait d’abord figure de curiosité, rehaussant d’une voix de robot une composition dance sans saveur telle “Blue (Da Ba Dee)” du trio italien Eiffel 65 ou permettant d’étranges explorations sonores, comme le découvre Radiohead en 2001 lors de l’enregistrement de Kid A. Il faut néanmoins attendre la fin des années 2000 pour que ce son désincarné devienne peu à peu la nouvelle norme au sommet des charts. L’homme derrière le boom d’Auto-Tune se nomme T-Pain. De son vrai nom Faheem Rashad Najm, il vit en Floride et se procure une version piratée du logiciel d’Hildebrand pour sonner comme les quelques secondes auto-tunées du single “If You Had My Love” de Jennifer Lopez.
Mais avec lui, plus question d’utiliser l’effet au détour d’un refrain pour y apporter un surcroît d’intérêt. D’un bout à l’autre du morceau, la voix de T-Pain dégouline d’Auto-Tune, à la manière d’un crooner R’n’B venu du cosmos pour fredonner des mélodies métalliques à l’oreille des humains. Alors que la pop peine à se réinventer dans les années 2000, Auto-Tune offre la possibilité d’un ailleurs. Une autre voie, de nouvelles pistes sonores à explorer. Jusqu’à donner, enfin, une couleur à la musique de l’époque. “Auto-Tune est incontestablement, jusqu’à présent, le son du XXIe siècle”, entérine en 2018 l’influent critique britannique Simon Reynolds, dans un essai citant Kanye West, Lil Wayne, Future ou le groupe Migos, comme chantres de cette nouvelle manière de produire de la musique. Il argumente: “Il est indéniable que le chant sous Auto-Tune correspond à la manière dont le désir, le chagrin amoureux et le reste des émotions sonnent aujourd’hui.” 
Andy Hildebrand reconnaît que T-Pain a permis d’installer pour de bon son logiciel dans la culture pop –en 2009, Antares collaborait d’ailleurs avec le chanteur sur une application destinée aux smartphones. Mais pour lui, le triomphe de son invention est plus vaste encore. “Il y a eu Cher pour la pop et T-Pain pour le hip-hop, mais l’effet a aussi été utilisé dans le reggae, dans la country, dans des musiques africaines, à Bollywood ou dans des morceaux pakistanais, déroule-t-il. C’est ce qui m’a vraiment stupéfait.” Qu’il soit utilisé de manière invisible comme correcteur vocal ou comme un effet assumé de distorsion de la voix, Auto-Tune s’entend désormais partout, tout le temps, dans les playlists des plateformes de streaming, les clips les plus visionnés sur YouTube ou les programmations des radios mainstream. Andy confirme, en gobant une chips: “Il y a un tout petit groupe de personnes qui refusent de s’en servir dans l’industrie. Tous les autres l’utilisent.”
 
Toujours sur son canapé, il raconte l’histoire d’un producteur texan qu’il a connu dans le temps. L’un des premiers logiciels musicaux conçus par Andy s’appelait “Infinity”. Commercialisé au début des années 90, durant l’âge d’or du sampling, il permettait de créer des boucles harmonieuses en partant d’un échantillon de musique brute. “Ce type m’a appelé et m’a expliqué que son boulot consistait à transformer des extraits de morceaux en boucles. Il m’a dit que j’avais ruiné sa vie”, se souvient Andy, qui baisse les yeux, puis marmonne: “J’étais désolé pour lui”. Quelques années plus tard, alors qu’Antares a lancé Auto-Tune, le même ami texan finit un contrat sur le dernier album de Cher, où il était chargé de travailler manuellement la voix de la chanteuse pour la rendre “plus claire”. “Il m’a appelé pour me dire qu’il avait été payé 65 000 dollars pour ça. J’ai dit ’super’, il m’a dit ‘C’est fini. Depuis qu’Auto-Tune est sorti, je ne trouve plus de boulot…’” Il n’est pas le seul à maudire l’invention d’Hildebrand. Face au succès grandissant du software, les critiques s’accumulent. Un jour, le guitariste Paul Reed Smith, fondateur de la marque PRS Guitars, croise Andy et le prend à partie, l’accusant d’avoir “complètement détruit la musique occidentale”. Une autre fois, Jay-Z prône la mort d’Auto-Tune dans l’un de ses singles, blâmant ces “négros qui chantent trop” et se vantant de poser des “raps sans mélodie”. Quant au magazine Time, il classe le logiciel parmi les 50 pires inventions de tous les temps, entre le Betamax et les Tamagotchi. Griefs soulevés: Auto-Tune affadirait le grain de la voix, tuerait l’émotion en faisant disparaître les nuances et ne serait en fin de compte qu’une prothèse kitsch pour chanteurs sans talent, vouée à ne jamais traverser les époques et à finir dans les oubliettes de l’Histoire. Un synonyme de “laid”, pour bon nombre d’amateurs de rock ou de hip-hop.
Ce débat, Andy Hildebrand n’a jamais voulu y prendre part. A propos de son invention, tout juste avance-t-il que le monde se divise en deux: ceux qui s’intéressent aux nouveautés et ceux qui les détestent. Georgie écoute sagement, puis vole à la rescousse de son mari, en citant les Beatles comme argument massue. Dès le début des années 60, le groupe britannique travaillait la texture des voix. John Lennon et Paul McCartney dédoublaient leurs voix pour obtenir une étrange sensation non naturelle, désarçonnant les auditeurs d’alors. Des ingénieurs d’Abbey Road ont ensuite perfectionné cette technique, sous le nom de l’Automatic Double Tracking. A la même époque, le recours à la distorsion et aux pédales d’effet fuzz, wah-wah ou overdrive pour tordre le son des guitares électriques a été accueilli dans un déluge de critiques par certains amateurs de folk pur et dur y voyant la fin de l’authentique son de la six cordes. Aujourd’hui, personne ne songerait à maudire les Beatles, ni la pédale wah-wah.
 
Le blues de l’inventeur

Dans le luxueux restaurant Melao de Dorado Beach, Mario Pagan, l’un des meilleurs chefs de Porto Rico, commence à s’impatienter. Il est venu en personne prendre la commande de Monsieur Hildebrand. Mais ce dernier semble un peu perdu. D’un air circonspect, Andy balaie des yeux le menu encore et encore en quête d’une réponse. Il y a le tartare de thon rouge et son aïoli d’algue wakame, les rouleaux de printemps au homard sauce hoisin avec leur émulsion wasabi coco, le carpaccio de poulpe à l’huile de coriandre et aux cristaux de sel de Maldon. “Je veux juste un gros bout de viande”, dit-il finalement. C’est désormais ce genre d’équation que doit résoudre Andy au quotidien. Il y a deux ans, lui et sa femme ont décidé de revendre Antares et de partir à la retraite avec le pactole. Direction Porto Rico, donc. Andy ne fait pas mystère des raisons qui l’ont poussé à déménager: “J’aime beaucoup la salsa mais il y a surtout ici des avantages fiscaux intéressants. Les revenus passifs ne sont pas taxés.” Difficile de savoir si l’inventeur se satisfait vraiment des longues journées passées à errer dans son palais des Caraïbes, au milieu des chats et des iguanes. Il est “un peu coupé du reste du monde,” comme il le reconnaît lui-même. Sans doute par pudeur, peut-être aussi par timidité ou par politesse, Andy Hildebrand n’en dit pas plus. Mais quand il a le dos tourné, Georgie se laisse aller: “Il n’en parle jamais mais je sais qu’il rêve de réinventer quelque chose d’important. Cette idée le travaille énormément, mais c’est très difficile de faire un nouvel Auto-Tune.” 
Un temps, Andy y a cru. Il avait mis au point un système permettant de transformer la voix en parties instrumentales et donc d’enregistrer une mélodie de guitare ou un rythme de congas en chantant simplement dans un micro. Mais le feu n’a pas pris et le projet a été en partie abandonné, laissant l’inventeur en proie aux états d’âme des artistes ne parvenant pas à surpasser leur chef d’œuvre. “En vérité, il a surtout terriblement peur de vieillir”, admet Georgie. Pour éviter d’avoir à penser au temps qui passe, Andy s’occupe parfois en faisant un golf ou en traînant sur la plage privée de sa gated community, où les silhouettes sculpturales s’étendent sous le soleil avec nonchalance. “Je pense que c’est ici qu’il y a les plus petits maillots de bain au monde”, plaisante-t-il entre deux morceaux de bœuf, d’un air envieux. Mais derrière le sourire de façade, on dirait bien que Andy a le blues. Ce qui serait, d’une certaine manière, totalement logique. Après tout, ce monsieur en short de bain est le point de départ d’une épidémie de spleen d’envergure inédite. Depuis que les logiciels d’Andy ont envahi le monde, la musique n’a jamais été aussi déprimée. Là où les sanglots n’étaient jusqu’alors autorisés que chez les chanteuses pop ou les damnés de la culture rock, désormais, les gros durs et les vantards d’hier ont eux aussi appris à rompre l’armure. En offrant aux rappeurs la possibilité de chanter sans avoir à faire appel à des figurants R’n’B pour interpréter les refrains nécessaires à toute conquêtes des charts, Auto-Tune a fait du rap la nouvelle pop mondiale, mais aussi l’exutoire idéal à une déprime qui ne savait pas comment s’exprimer. Ces dernières années, malgré les millions de dollars générés par des hits planétaires désormais à portée de main, les anciens rappeurs devenus nouvelle pop stars ne vont pas fort et n’ont plus peur de le dire. Kanye West, depuis son album pionnier 808’s & Heartbreak, a pris l’habitude d’utiliser le logiciel d’Andy pour exprimer ses déboires sentimentaux et le mal-être qui lui a valu plusieurs passages en institut psychiatrique. Kid Cudi a quant à lui ouvertement chanté d’un timbre de robots ses pulsions suicidaires et son addiction aux antidépresseurs. En parallèle, avec plus de 300 millions de vues sur YouTube et une voix corrigée en studio, l’un des morceaux de 2017 était signé du rappeur Logic sous le titre “1-800-273-8255”, le numéro de téléphone de la National Suicide Prevention Lifeline dont les appels ont explosé de 27% à la sortie du morceau. En France, après une ascension fulgurante et des millions d’euros encaissés au passage, le groupe PNL continue de chanter sous Auto-Tune “le cerveau vide, les yeux vides, le cœur vide” et la tristesse d’une vie “banale comme un billet de 500”. Andy Hildebrand ne connaît évidemment pas les deux frères des Tarterêts. Mais nul doute que devant le menu des grands restaurants, il partage désormais avec eux quelques équations insolvables.
 
“Et si nous allions écouter un peu de musique live?” Andy en a marre de discuter. A la place, il veut aller faire un tour dans la “zone publique de la plage”, là où les Portoricains ont pris l’habitude de venir danser tout l’après-midi en enchaînant bruyamment les verres de ce mauvais rhum local qu’on appelle Don Q. Tout émoustillés par l’idée de cette excursion de l’autre côté des barrières de la gated community, Georgie et lui grimpent dans leur voiturette de golf, qu’ils lancent à toute vitesse dans les allées bordées par les maisons d’architectes et les Ferrari. Jusqu’à ce que le moteur de leur véhicule s’arrête brusquement en route, ne laissant résonner dans le paysage que le chuchotement des arrosages automatiques. “Désolé, j’ai oublié de recharger la batterie électrique”, grimace Andy devant les gros yeux de Georgie. Retour en arrière, le temps de sortir le second caddie électrique et de tenter une nouvelle évasion. Une fois dehors, le long de la plage où s’affairent les familles autour de glacières débordantes, Andy semble ravi. Un peu partout, la musique résonne à plein volume. Pas forcément la salsa qu’il espérait mais de quoi passer un bon moment tout de même. En entrant dans le premier bar situé à quelques mètres de l’eau, l’Américain est tout de même un peu déçu: aucun groupe n’est prévu au programme et les puissantes rythmiques que l’on entend depuis la plage sortent en fait des deux baffles accrochées au plafond. Il passe au bar suivant. Cette fois, il ne trouve qu’un système son défaillant abreuvé par une playlist des derniers hits du coin aux mélodies bourrées d’Auto-Tune. Le troisième bar n’offrira rien de mieux: une petite scène entourée par d’énormes enceintes poussées à plein volume, sans instruments ni micro. Juste une petite table sur laquelle est posée un ordinateur portable. Pour la première fois depuis un moment, le sourire de façade d’Andy disparaît. “C’est bizarre, s’étonne-t-il. Je ne comprends pas ce qu’il se passe. On dirait qu’il n’y a plus aucun musicien ni aucun chanteur, aujourd’hui.” – Tous propos recueillis par GB et SC, sauf mentions