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True Story Award 2021

Centrafrique : La guerre au nom de la nature

Au cœur de l’Afrique, l’immense réserve naturelle de Chinko est protégée par une ONG sud­africaine qui, face aux bergers nomades, braconniers, miliciens et mercenaires sévissant dans la région, s’impose par des méthodes musclées

Voilà trois mois, peut-être quatre, qu’il pérégrine dans les forêts profondes du sud-est de la République centrafricaine. Depuis le début de la saison sèche, probablement depuis un jour de novembre 2019. Zacharia, quadragénaire fluet drapé dans une djellaba élimée, ne se le rappelle pas vraiment, comme si cet éleveur nomade disposait d’assez de temps pour ne pas en perdre à le compter. Un jour, à l’aube, il a quitté son village d’Al-Tomat, dans le sud du Darfour, région du Soudan dévastée par des décennies de guerre, les sécheresses et le surpâturage. Avec quelques vivres, sa kalachnikov, des amis et des centaines de bœufs, le berger est parti. Ses bêtes appartiennent à des hommes influents, militaires, politiciens et commerçants darfouris, des nantis pas toujours fréquentables, qui investissent et spéculent sur le négoce très rentable des bovins.

Comme des milliers d’autres bergers peuls, Zacharia doit faire fructifier son capital à quatre pattes – l’engraisser, le garder en bonne santé, le protéger des prédateurs, assurer sa reproduction – au cours de transhumances aussi éreintantes que périlleuses. A pied ou à dos d’âne, ces convoyeurs de cheptel avancent en quête de pâturages, toujours plus au sud, là où la savane boisée parsemée de clairières herbeuses se mue en vastes couloirs de forêts denses et humides sillonnées de rivières. Ils se trouvent dans la réserve naturelle de Chinko, en République centrafricaine, 1,7 million d’hectares dans l’une des plus vastes régions du monde encore vierges de villages, de routes et de champs. Et un écotone unique, selon les rares biologistes à s’aventurer dans cette brousse majestueuse d’Afrique centrale, décrite dès le XIXe siècle par quelques explorateurs, esclavagistes, colons ou scientifiques. Aujourd’hui, ceux qui pénètrent dans ces lieux ne se séparent pas de leurs armes, qu’il s’agisse de se défendre face aux divers groupes armés, de racketter ou de braconner.

« Les milices centrafricaines nous traquent pour piller nos vaches et leur lait, et pour nous imposer des taxes de passage. Même quand ils sont peuls comme nous, ils attaquent. C’est de plus en plus difficile, déplore Zacharia, visage enroulé dans un chèche assailli d’insectes. Mais dans mon Darfour natal, il n’y a plus d’herbe et presque plus d’eau. Alors, on va quand même passer la saison ici. » Depuis sa tente, une toile déchirée tenue par des bouts de bois, il peut profiter d’un ballet sublime de céphalophes, de singes, de phacochères et d’oiseaux aux couleurs vives. Tout en restant vigilant : les lions aussi apprécient les troupeaux comme le sien.

Deux visions du monde

Sa contemplation est brutalement interrompue par le vrombissement d’un hélicoptère qui survole la canopée avant de se poser dans une clairière voisine. Dans le vacarme du rotor et le tourbillon de feuilles et de poussière, surgissent des individus équipés de radios et de téléphones satellite dernier cri. Zacharia est hors-la-loi, l’informent-ils. Ici, c’est Chinko, une réserve naturelle que surveille et protège African Parks (AP), une ONG sud-africaine. L’éleveur écoute le discours sévère que lui assènent ces hommes blancs – traduit par des employés locaux d’AP – sur la nécessité de protéger les splendeurs de cet écosystème menacé par le surpâturage, dont il serait l’un des responsables. Le berger est stupéfait : à quoi bon empêcher les gens de vaquer dans cette forêt arpentée depuis des siècles par les chasseurs, cueilleurs et nomades qui vivent de ses ressources ? Il y a là deux visions du monde, qui ne dialoguent pas vraiment et qui ne se comprennent guère.

Pour l’instant, Zacharia et ses camarades sont considérés comme de simples éleveurs en transhumance, même si nul n’ignore leur penchant prononcé pour le braconnage. Demain, s’ils n’ont pas déguerpi, ils seront des criminels que pourchassera un commando armé d’AP, des rangers formés par d’anciens membres de forces spéciales européennes. Les éleveurs quittent les lieux sans résister, effrayés à l’idée de voir resurgir cet hélicoptère qui les intrigue tant.

Quelques jours plus tôt, le 10 février, ces soldats au service de la nature n’avaient pas hésité à détruire un campement de braconniers récalcitrants. Selon un rapport des autorités centrafricaines, leurs six ânes et leurs deux veaux ont été abattus au cours de l’opération. Une punition humiliante infligée par AP. L’organisation se considère en guerre contre tous ceux qui menacent la forêt de Chinko.

« Infiltrations possibles de transhumants » ; « Vol à prévoir pour identifier les troupeaux » ; « Eléments de groupes armés repérés à nos frontières » ; « Fumée suspecte au nord »… Dans la petite salle de contrôle sécurisée, des cartes satellitaires défilent sur les écrans. C’est le centre névralgique de Kocho, le quartier général d’AP à Chinko, à 300 km de piste de la ville la plus proche, Bakouma, une cité minière en déshérence. Dans la pièce sombre, des hommes en treillis surveillent, en temps réel, toute présence suspecte dans le parc, le moindre feu de forêt, mais aussi chaque déplacement de leurs équipes à pied, en hélicoptère ou en ULM.

Affronter les « têtes dures » à la kalachnikov

L’une d’entre elles, partie à la rencontre d’éleveurs et de braconniers dans le cadre d’une « opération de sensibilisation », vient d’envoyer une alerte : l’équipe a été mal reçue et craint pour sa sécurité. Le responsable de la lutte antibraconnage, un sexagénaire retraité de l’armée belge qui ne donnera que son prénom, Mario, passe aussitôt à l’action. « On va leur montrer qu’on ne blague pas », souffle-t-il en empoignant l’une des 120 kalachnikovs stockées dans l’armurerie aux côtés des fusils d’assaut et des peaux saisies. Il s’engouffre dans l’hélicoptère, suivi de dix rangers, pour affronter ces « têtes dures » qui finiront par se volatiliser dans les tréfonds de la forêt.

Hormis ces gardes centrafricains en uniforme impeccable et au garde-à-vous, entonnant à l’aube l’hymne national avant d’effectuer le salut au drapeau qui ralingue au vent, sur une place en terre battue bordée de 4 × 4 et de camions cabossés, les maîtres de ces lieux sont tous occidentaux et rompus aux réalités des conflits qui ravagent le continent. Ce sont d’anciens militaires, dont quelques spécialistes du renseignement, des ex-humanitaires, des logisticiens et des conservationnistes déterminés. Des broussards blancs venus de très loin, de bonne volonté et efficaces, mais parfois rustres.

Convaincus du bien-fondé de leur mission, ils sont durs avec les hommes et prêts à tout pour sauver les grands mammifères sauvages dont l’observation ne cesse de les émerveiller. « Plus que le changement climatique, Chinko est menacée par le surpâturage, ces centaines de milliers de bœufs inadaptés à cet environnement. Déjà, les girafes ont disparu, ainsi que les rhinocéros. Il ne reste qu’une soixantaine d’éléphants, alors qu’il y en avait plus de 40 000 dans les années 1980. Or, ces animaux ont une fonction cruciale pour permettre à cet écosystème de perdurer, prévient Thierry Aebischer, responsable de la recherche pour AP à Chinko. Si nous n’étions pas là et si nous ne faisions pas usage de la force, tout se dégraderait, disparaîtrait. Il a fallu se battre durement, et ce n’est pas fini. »

Ce jeune et élégant biologiste suisse de 34 ans se distingue par son érudition scientifique et son dévouement pour la réserve naturelle. Parmi le personnel d’AP, il est le premier à être arrivé sur les lieux, en 2012, de sa ville natale de Fribourg, avant même l’organisation. Depuis, il étudie l’écosystème et recense minutieusement les espèces qu’il scrute à l’œil nu ou à l’aide de centaines de caméras spéciales disséminées à travers le parc. « Cette forêt est l’une des plus vierges et des plus riches de la planète. J’y ai recensé 90 espèces de mammifères de plus de 100 grammes, dont le lycaon, menacé d’extinction, et 447 types d’oiseaux qui, pour la moitié d’entre eux, étaient inconnus dans cette région d’Afrique », s’enthousiasme le chercheur, qui incarne la mémoire de la lutte pour la conservation à Chinko.

African Parks, cette organisation étrangère qui règne sur un territoire un peu plus grand que la moitié de la Belgique, en plein cœur de l’Afrique, a de quoi surprendre. En 2014, l’Etat centrafricain en pleine décomposition lui a en quelque sorte délégué sa souveraineté sur cette région. « Le vide laissé par l’Etat a profité à plusieurs acteurs : les groupes armés, puis les conservationnistes d’AP, analyse Thierry Vircoulon, chercheur associé à l’Institut français des relations internationales. Chinko est devenu le symbole de cette nouvelle tendance, qui voit les conservationnistes se déployer dans des zones de conflits échappant au contrôle du pouvoir central. »

En accord avec les autorités de Bangui, la capitale, AP se charge donc de faire appliquer à Chinko la loi centrafricaine dans son interprétation la plus stricte. Elle mène des opérations de renseignement, des enquêtes de police judiciaire, procède à des arrestations et entretient un bataillon d’une cinquantaine de rangers. Elle maîtrise aussi l’espace terrestre et aérien, sécurise les 700 km de frontières de la réserve et la forêt, située entre le nord de la République démocratique du Congo (RDC) et le Soudan du Sud.

Dans la salle d’opérations, Mario, au teint aussi gris que ses cheveux longs, ne connaît pas de répit. « Les bergers peuls ont compris où étaient nos failles, dit-il. Ils savent que nous avons peu d’hommes dans l’ouest et dans l’est du parc, alors ils grignotent notre territoire. » Il s’inquiète aussi des déplacements d’un chef de guerre local, reconverti dans la chasse. L’homme écoule sa production à Bangassou, sur le plus grand marché de viande de brousse de la région, à deux jours de route de la base d’AP, ou de l’autre côté de la rivière Mbomou, en RDC. Voilà des mois qu’il le traque.

Des hordes de guerriers soudanais

Autre problème, son contingent de rangers a fondu à la suite d’une mutinerie, en mai 2019. Réclamant de meilleures conditions de travail et une hausse de leurs primes, plusieurs gardes ont exigé, les armes à la main, le départ du lieutenant centrafricain dépêché à Chinko par le ministère des eaux et forêts. La direction a dû s’interposer « pour éviter un potentiel désastre », selon un compte rendu interne, avant d’exfiltrer le lieutenant. « AP a réalisé qu’elle ne maîtrisait pas ses gars à Chinko. Les relations avec le personnel local restent tendues », décrypte un diplomate européen en poste à Bangui. Une partie des séditieux ont été congédiés. De dépit, certains ont sûrement rallié les groupes armés qui pullulent dans cette région troublée de Centrafrique, notamment depuis la crise politico-militaire de 2013.

La réserve naturelle s’étend sur quatre anciennes zones de chasse créées en 2008 par la société de safari Central African Wildlife Adventures (CAWA), fondée par Erik Mararv, rejeton d’une famille de Suédois installée en Centrafrique au milieu des années 1970. A l’époque, la chasse aux éléphants, aux lions, aux bongos et aux élands de Derby, plus grande antilope d’Afrique, excite les riches amateurs occidentaux de coups de fusil et de trophées (à raison de 20 000 dollars, soit 18 600 euros, par animal). Autres amateurs de gibier : des hordes de guerriers soudanais montés à cheval pour braconner à l’arme lourde. Les animaux commencent à se raréfier, certains disparaissent de la forêt de Chinko.

« En ces temps-là, je tuais dix éléphants par mois au fusil traditionnel, puis à la kalach’ comme les Soudanais. Je donnais la viande aux villageois et vendais l’ivoire aux Soudanais et aux Congolais. J’avais des clients qui venaient jusque du Nigeria pour s’approvisionner et revendre la marchandise aux Chinois. J’étais bien, raconte François Zizunga, légende locale de la chasse, âgé de presque 100 ans aujourd’hui selon ses propres calculs. Ensuite, je n’en ai plus chassé que deux par mois, puis plus aucun : les Soudanais les ont massacrés. Les éléphants ont quitté la forêt et nos enfants ne savent même plus à quoi ils ressemblent. » M. Zizunga et les Soudanais n’ont en outre pas épargné les hippopotames, dont les dents restent prisées des trafiquants d’ivoire internationaux. Quant à la peau de léopard, elle se négocie toujours à plus de 500 dollars. Les notables de Centrafrique, de RDC et du Soudan en raffolent.

Esclaves sexuelles et enfants-soldats

Aux braconniers soudanais sont venus s’ajouter les miliciens de l’Armée de résistance du seigneur (LRA), un mouvement politico-mystique ougandais fondé en 1988 dont l’objectif a été de renverser le président Yoweri Museveni pour instaurer un système de droit divin. Repliés dans la forêt, les membres de ce groupe sectaire millénariste circulent en Centrafrique, en RDC et au Soudan du Sud, sèment la terreur dans les villages, massacrant et kidnappant hommes, femmes et enfants pour en faire des porteurs, des esclaves sexuelles ou des enfants-soldats. Ces cruels tongo-tongo, comme on les appelle ici, braconnent aussi et trafiquent l’ivoire. Les zones de chasse des Mararv, théâtres de conflits meurtriers où l’environnement est saccagé, deviennent impraticables. « Il y avait urgence, se souvient le biologiste Thierry Aebischer. A partir de 2012, les lions allaient être exterminés, et les groupes armés entretenaient le chaos. »

Les Mararv décident « d’arrêter la chasse et de se reconvertir en protecteur des espèces animales. Ils ont redémarré de zéro dans un contexte sécuritaire de plus en plus tendu », précise Ulrich Frédéric Lambé Zanza. Avec d’autres fonctionnaires, ce colonel rattaché au ministère centrafricain des eaux et forêts accepte fin 2013 la création d’une réserve nationale, « Projet Chinko », gérée par une association locale dirigée sur le terrain par Erik Mararv et son compère David Simpson, pilote britannique épris d’aventure et mêlé brièvement à une sordide affaire de meurtre et sorcellerie qui lui vaudront un court séjour en prison à Bangui. « C’est depuis sa cellule, où il a réussi à faire entrer un téléphone, que David a pensé la stratégie pour sauver Chinko », glisse M. Aebischer, toujours admiratif.

La fine équipe se lance dans la construction de ce qui deviendra le camp Kocho. Une forteresse de bric et de broc peu à peu agrémentée de bâtiments en dur. Leur base pour lutter contre des ennemis de la nature plus armés qu’eux. Les soldats de l’armée ougandaise figurent parmi leurs premiers visiteurs. Accompagnés de commandos américains, ils multiplient les patrouilles pour capturer le « prophète » Joseph Kony, seigneur de la LRA.

Imbroglio géopolitique avec l’Ouganda

Apparaît ensuite un autre groupe meurtrier, la Séléka. En 2013, cette coalition de mouvements rebelles musulmans, minoritaires (10 %) en Centrafrique, appuyés par le dictateur soudanais Omar Al-Bachir, part à la conquête de Bangui. En mars, le président et pasteur en chef de l’Eglise du christianisme céleste, François Bozizé, est renversé. L’autocrate déchu s’exile en Ouganda chez son allié Museveni, qui poursuit, en vain, sa traque du chef de la LRA dans la région de Chinko. Pour compliquer cet imbroglio géopolitique qui ressemble de plus en plus à un désastre, des chrétiens et des animistes avides de revanche constituent d’autres groupes armés, les anti-balaka, présentés comme des « milices d’autodéfense », dont certaines sont discrètement financées par le clan Bozizé.

De Bangui, le nouveau président autoproclamé, Michel Djotodia, se révèle incapable d’endiguer la spirale de violence. A peine contrôle-t-il 20 % du pays, qui sombre dans la guerre civile. Les forces de maintien de la paix dépêchées par l’Union africaine (juillet 2013-septembre 2014), par la France (décembre 2013-octobre 2016) et par les Nations unies (depuis septembre 2014) peinent à rétablir l’ordre. Autour de Chinko, les groupes armés s’imposent, pillent les mines d’or et de diamants, s’adonnent à un racket sans merci des éleveurs transhumants. Le braconnage y est endémique.

Alors que la situation paraît hors de contrôle, les membres du Projet Chinko se tournent vers AP, avec la bénédiction de Bangui. En novembre 2014, le président Djotodia octroie à l’organisation sud-africaine une convention de gestion sur Chinko pour une durée de cinquante ans, en leur souhaitant bon courage. Sans trop y croire. AP injecte 460 000 dollars dans la réserve naturelle. L’ONG établie à Johannesburg a sa petite notoriété. A l’époque, elle gère déjà sept zones protégées, 5,9 millions d’hectares, sur le continent africain.

African Parks a été créée en 2000 par des conservationnistes sud-africains, réunis par le richissime industriel et financier néerlandais Paul Fentener van Vlissingen. Qu’importe si la réputation de cet aristocrate, aujourd’hui défunt, poète à ses heures perdues et amoureux de la nature, a été entachée par ses liens d’affaires avec le régime de l’apartheid qui sévissait en Afrique du Sud. C’est à la suite d’un dîner de gala en présence de Nelson Mandela sur le thème des parcs naturels que le milliardaire a imaginé un nouveau business model de la conservation. Celui-ci prévoit la quasi-privatisation d’aires protégées, combinée à une forme de marchandisation de la nature grâce à un tourisme très haut de gamme et à un portefeuille de ressources botaniques.

Certes, AP a été contrainte de se retirer d’Ethiopie, en 2007, après avoir provoqué d’importants déplacements de communautés privées soudainement de leurs terres dans le parc de l’Omo, dans le sud-ouest du pays. Mais en Afrique centrale, la faiblesse des Etats a toujours constitué une opportunité pour les aventuriers des affaires, que ce soit dans les mines, le pétrole, le commerce… Pourquoi la préservation de la nature devrait-elle s’en priver ? AP gère depuis 2005 le parc national de la Garamba, au secours des dernières girafes du Kordofan, dans le nord-est de la RDC frontalier du Soudan du Sud, où sévissent des miliciens de la LRA, des bandits de brousse et une constellation de groupes armés locaux.

Un recours décomplexé à la force

Cette ONG singulière a bouleversé le petit monde de la conservation avec une approche néolibérale revendiquée reposant notamment sur des partenariats public-privé (PPP) et un recours à la force décomplexé. « AP est unique autant par ses méthodes que par sa gouvernance, dans des zones infestées d’acteurs lourdement armés, constate Kristof Titeca, chercheur à l’université d’Anvers. Aujourd’hui, elle est en première ligne dans cette expérience moderne de conservation militarisée. »

Le système AP a séduit des banquiers, des philanthropes et des hommes d’affaires parfois sulfureux, attirés par les retours sur investissement et l’occasion de soigner leur image. Dans certains cénacles, le cliché du gentleman héroïque sauveur de la nature en Afrique continue de séduire. Le prince Harry en est l’une des icônes, lui qui, après avoir quitté l’armée britannique, est devenu président d’honneur de l’ONG, fin 2017. L’organisation compte parmi ses soutiens des stars d’Hollywood, comme Leonardo DiCaprio, et des légendes de la conservation comme l’Américain Mike Fay, célèbre explorateur du groupe américain de presse National Geographic – soutien logistique et médiatique d’AP –, qui fut brièvement directeur de la réserve de Chinko tout en acceptant sans sourciller de revêtir le costume de conseiller spécial du président gabonais.

Après avoir, en 1999, parcouru 3 200 km en 456 jours dans la forêt équatoriale du bassin du Congo pour sensibiliser à la richesse de cet écosystème, M. Fay séduit Omar Bongo, le président du Gabon, où la forêt recouvre plus de 80 % du pays. Ce pilier de la Françafrique, dans sa version barbouzarde et corruptive, accepte de consacrer plus de 10 % de son territoire à des zones protégées. A sa mort en 2009, son fils et successeur, Ali Bongo, poursuit cette politique jugée efficace de la conservation qui lui permet d’obtenir des financements et d’exister sur la scène internationale autrement que par des scandales de détournements de fonds publics. Mike Fay le conseille avec son ami, le Britannique naturalisé gabonais Lee White, directeur de l’Agence nationale des parcs nationaux jusqu’à sa nomination, en juin 2019, comme ministre des forêts, de la mer et de l’environnement.

« Une forme de tradition coloniale »

« On a l’impression que pour ces conservationnistes, l’Afrique est un espace non gouverné et sans lois, où n’importe qui peut s’installer et faire ce qui lui plaît, observe la politiste Rosaleen Duffy, de l’université de Sheffield, au Royaume-Uni. Avec son approche sécuritaire, AP s’inscrit dans une longue histoire de la conservation forcée et coercitive en Afrique, et prolonge une forme de tradition coloniale. » L’écologiste kenyan Mordecai Ogada partage cette analyse, lui qui critique au vitriol les pratiques et comportements de ces sauveteurs blancs de la nature chez des Noirs considérés, dit-il, comme incapables de s’en charger. Une pratique « coloniale » de « domination territoriale » qui implique « toujours le contrôle des terres, pour le meilleur ou pour le pire ».

Africaine et blanche, se sachant particulièrement exposée aux critiques, African Parks assure agir pour le bien du continent et de la planète, en situation d’urgence. « On ne va pas attendre des décennies que des pays comme la RDC ou la Centrafrique se stabilisent pour sauver des écosystèmes qui se détruisent sous nos yeux. On ne fait que s’adapter aux menaces », défend Peter Fearnhead, PDG d’AP depuis 2007. Diplômé d’Oxford, ce Sud-Africain né au Zimbabwe a débuté dans un grand cabinet d’audit et de conseil, puis chez South African National Parks, principale autorité en matière de conservation, avant de cofonder AP. « Ceux qui critiquent la militarisation [de l’ONG] ne connaissent pas la réalité du terrain et ne proposent aucune autre solution pour protéger la biodiversité, ajoute-t-il. Sécuriser rapidement ces zones est crucial tant pour les gouvernements et les populations que pour les écosystèmes. »

Du Mozambique au Tchad, de l’Angola au Zimbabwe, AP a multiplié les signatures de PPP avec les gouvernements et gère aujourd’hui 13 millions d’hectares protégés sur le continent. Quant à Chinko, son étendue va tripler pour atteindre 55 000 km2, après validation d’un nouveau projet qui a été adopté le 15 avril par l’Assemblée nationale centrafricaine. En attendant, l’ONG reçoit pour la réserve une aide financière de l’Union européenne (UE) et une de l’agence de développement américaine Usaid qui contribuent à son budget annuel de près de 7 millions de dollars. « On essaie maintenant de faire évoluer son approche, qui ne doit pas seulement se concentrer sur la préservation mais aussi intégrer des projets de développement économique local. Sauf que ça, les spécialistes de conservation ne savent pas faire », dit un diplomate de l’UE.

Bokassa partage ce constat, lui qui règne sur une quinzaine de cases en mauvais torchis en lisière de Chinko. Né le 31 décembre 1965, jour où Jean-Bedel Bokassa s’empara du pouvoir en Centrafrique, il a hérité de son nom en prénom. « AP doit fournir du travail à nos jeunes, déclare-t-il. Chinko nous apporte un peu de sécurité, mais on la paie. On ne peut plus chasser ou pêcher. Et, à la place, on est envahis par les bœufs des éleveurs soudanais qui viennent avec leurs armes et créent des tensions. On a déjà assez souffert. »

Au début des années 2010, Bokassa et tous les villageois avaient pris la fuite pour échapper à la folie meurtrière de la LRA puis de la Séléka, et enfin à celle des milices désorganisées. Pillages, cases incendiées… Dix-huit habitants enlevés par la LRA ne sont jamais revenus. Nul ne veut évoquer ceux qui ont été massacrés sur place. L’école n’a rouvert qu’en octobre 2019 : quelques bancs usés sous un appentis à côté d’une église baptiste tout aussi indigente. « Tout le monde manque de moyens, on lutte même pour trouver des habits », lâche Bala Alfonso, vieil instituteur édenté à l’haleine chargée d’alcool.

Ici, on se réjouit simplement d’être en vie, en se délectant de poissons et de singes grillés agrémentés de liqueurs bachiques qui font oublier la misère et l’oisiveté. Certains jeunes ont rejoint les rangs anti-balaka. D’autres gagnent quelques francs CFA en trafiquant de la viande boucanée ou s’esquintent sur les « chantiers », surnom donné aux mines d’or artisanales, pour certaines situées dans Chinko. Les chasseurs du village végètent dans l’attente qu’AP, principal employeur de la région, les recrutent comme cuisinier, écomoniteur ou ranger.

Le parcours de Bienvenue Ndonondo, 48 ans, les fait rêver. Passé par la prison pour détention d’armes de guerre, brièvement kidnappé par la LRA, blessé au bras par un éléphant, cet ancien braconnier réputé dans la région a fini par changer de camp. « Je me considère désormais comme un soldat au service de la préservation », dit ce repenti. Colosse au regard perçant, M. Ndonondo est devenu pisteur hors pair, lui qui connaît si bien les secrets et les manigances de la forêt. « S’il n’y avait pas AP, je serais sans doute encore chasseur pour nourrir ma famille », admet-il, tout en comprenant, pour l’avoir lui-même ressenti, le désarroi des villageois.

Autour de la réserve, les populations locales s’estiment lésées et râlent, tout en espérant bénéficier des faveurs d’AP. Ses méthodes musclées, qui ont provoqué des morts, des arrestations, des incarcérations et beaucoup d’incompréhension, lui ont valu d’être qualifiée d’« ONG prédatrice » recourant à des « mercenaires » pour qui « la violence est érigée en système de gestion », dans une lettre adressée fin 2018 au gouvernement de Bangui par des associations de la société civile.


« Mieux vaut sensibiliser la population que lui mener une guerre perdue d’avance, souligne Nestor Waliwa, directeur de la faune et des aires protégées au ministère des eaux et forêts. Mieux vaut discuter que tirer. AP a fini par le comprendre. Elle a réussi à sécuriser le parc et à permettre le retour progressif des grands mammifères. Elle doit maintenant s’occuper des hommes. » AP n’a plus vraiment d’autre choix que de contribuer au développement d’une région oubliée par Bangui.

L’ONG a prévu d’organiser des couloirs pour que les près de 100 000 têtes de bétails qui contournent désormais Chinko deviennent un atout économique. « On ne va pas stopper la transhumance ; c’est une problématique régionale du ressort des Etats, nuance Olivier Blaise, le directeur belge de la réserve pour AP. A notre niveau, on réfléchit à l’aménagement de passages munis de péages et de commerces, avec des zones de pâturage payantes pour que les populations profitent des retombées. On est là pour longtemps, c’est notre avantage. »

Le temps reste sans doute un atout, mais aussi un risque tant il est délicat de prédire à quoi ressemblera la Centrafrique de demain. L’avenir de Chinko dépend étroitement des incertitudes politiques et sécuritaires d’un pays exsangue qui doit, sans trop savoir comment, organiser une élection présidentielle en 2020. Les braconniers, les miliciens, les éleveurs armés et les mercenaires qui sévissent dans la région ne votent pas et se régénèrent à chaque crise politique. L’armée centrafricaine ne compte que 4 000 soldats opérationnels, mal équipés. Un seul groupe armé peut en compter davantage.

L’illusion d’une déconflictualisation

Le modèle AP, en dépit de ses limites et des controverses, est très en vogue auprès des principaux bailleurs de fonds, pour qui cette forme de conservation permet de sous-traiter la délicate stabilisation de territoires sous la coupe de groupes armés avant d’envisager d’éventuels projets de développement. C’est aussi une façon de tirer profit de la nécessaire protection de la nature, tout en donnant l’illusion d’une déconflictualisation de zones difficilement accessibles.

Bien loin de Chinko, entre le Sahel et les côtes occidentales d’Afrique, l’ONG pourrait prochainement se retrouver face à des combattants djihadistes. Dans le nord-ouest du Bénin, elle gère depuis mai 2017, pour une durée de dix ans, le parc national de la Pendjari, où vivent les derniers lions de la région. Cette réserve de 4 800 km2 de savane herbeuse et de forêt sèche, adossée à la frontière avec le Burkina Faso, est devenue tristement célèbre, en mai 2019, lors de l’assassinat d’un guide béninois et de l’enlèvement de deux touristes français. Les méthodes autoritaires d’AP, peu au fait des coutumes locales, ont ici aussi provoqué la colère des populations, interdites de chasser dans le parc. Conséquence, l’armée béninoise déplore une baisse significative de ses sources de renseignements au sein des villages. Certains informateurs ont succombé à l’attraction du gain assuré par les djihadistes.

Plus au nord, AP lorgne encore le parc du W, à cheval sur le Bénin, le Niger et le Burkina Faso : une zone de circulation de bergers peuls, de contrebandiers, de combattants djihadistes, tous armés. L’ONG discute actuellement avec l’Agence française de développement (AFD) pour bénéficier d’un soutien financier, par l’intermédiaire d’une fondation. Pour cette institution, sous tutelle des ministères des affaires étrangères et de l’économie, c’est l’occasion de mettre en œuvre « une stratégie de reconquête qui devrait s’appuyer sur une gestion déléguée », selon une note interne. AP est aussi incitée par l’AFD à s’impliquer dans une « distribution rapide de revenus cash [qui] constitue une alternative crédible au recrutement des jeunes désœuvrés par les groupes armés » dans cette zone transfrontalière. Ainsi, la conservation mène à tout.

« AP a l’habitude des contextes difficiles et de combattre efficacement des groupes armés en Afrique centrale. Alors pourquoi pas des djihadistes ? Leur savoir-faire militaire est reconnu au Bénin et même par des organismes européens, rétorque un responsable des programmes « transition écologique » à l’AFD. Cela reste à voir et à être testé de manière concrète. Il n’y a pas de solution idéale et il y a peu d’opérateurs capables de faire le boulot. Nous, on pense qu’occuper le terrain avec des organismes de préservation vaut mieux que laisser le champ libre à des groupes armés. » Des confins de l’Afrique centrale au Sahel, la conservation a franchi une nouvelle étape. Elle n’exclut plus le recours à l’affrontement contre des ennemis que combattent déjà des armées locales et internationales. Avec le soutien d’Etats, de bailleurs de fonds, de naturalistes, African Parks poursuit sa conquête.