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True Story Award 2021

L'horizon perdu des Sioux

Il s’est débattu pour quitter la réserve. Sa terre l’a rattrapé. Black Wolf, « Loup noir », raconte un bout de tiers-monde aux États-Unis.

Il paraît que tu es un genre de prophète. Que tu prêches Jung dans le désert. On peut rouler des heures sans croiser quiconque dans cette steppe glacée, et ton apparition con ne au mirage. Un géant en t-shirt et bermuda par -15 °C, maculé de taches de peinture, tignasse noire en bataille, collier de griffes d’ours pendu au cou, d’obscurs symboles tatoués sur les bras et les jambes. Tu as tout l’air d’un zozo, pourtant tu as les idées claires et le verbe sage. L’on s’étonne même de croiser un philosophe dans ce néant.

White River, c’est 581 habitants échoués sur un plateau balayé par les vents, cinq églises, une station-service, une maison de retraite, un cimetière, deux routes qui se croisent à la perpendiculaire et pas une âme avant 50 kilomètres. L’Amérique « qui travaille dur » et gagne peu. Elle s’exprime à la radio sur les trois fréquences audibles ici ; c’est une culture à part entière, le fordisme au son du banjo : « travaille dur » à longueur de couplet. Mais cette Amérique n’est pas la tienne. La tienne est à droite, au stop. Pour la trouver, il faut descendre la route 44 vers le creux d’une vallée où serpente une rivière tapie sous les arbres. Rouler 300 mètres, réduire l’espérance de vie de vingt-quatre ans et pénétrer dans la réserve des Sioux de Rosebud, le deuxième comté le plus pauvre des États-Unis, uniquement détrôné par la réserve voisine de Pine Ridge.

En langue lakota, ton nom signifie « chagrin ». Sean « Deloria » Black Wolf, peintre sioux qui ne peint pas de bisons, « pas indien de profession », ce « noble sauvage, prétendu défenseur des eaux et forêts qui rançonne les hippies ». On connaît mieux l’amer Indien que l’humour indien ; il y a selon toi un créneau à exploiter. Tu ironises sans cesse d’une voix grave et rugueuse et tu fais même du stand-up à tes heures perdues. Mais si tu t’appelles « Chagrin Loup noir », ce n’est pas tout à fait un hasard.

En bas de la route, le village de Swift Bear. Vers 1889, c’est là que le chef du même nom a posé ses tipis pour la dernière fois. C’est là que tu habites, avec dix autres familles et le tableau habituel d’une communauté indienne des grandes plaines : des maisons rouges et vertes style habitat d’urgence, des carcasses de voiture, des ordures dans les fossés et jusqu’à récemment, des chiens errants. À Rosebud, on ne peut aller nulle part sans l’escorte d’une vingtaine de ces cerbères à tru e rose, qui ont tendance à croquer les mollets des flâneurs.

La meute de Swift Bear a même fini par tuer l’une de tes voisines. Ce jour-là, le shérif de White River est resté au coin de la rue où s’arrête sa juridiction, ce sont des policiers tribaux qui sont partis abattre les chiens en poussant des cris de guerre. Le Dawes Act fait loi. Ce texte a permis en 1887 le dernier accaparement de grande envergure des terres amérindiennes : 32 hectares ont été alloués à chaque membre des tribus du pays ; l’excédent, vendu aux colons. Selon les indicateurs, ton village est désormais un fragment de tiers monde échoué au pied d’une bourgade de pays développé.

Entre ces deux mondes, il n’y a pas de barrière ni de poste de douane, je n’ai pas besoin de visa pour entrer chez toi et depuis 1924 tu n’en as pas besoin pour sortir. Mais pour le reste, ça se complique. On commence à s’en apercevoir quand on croise ces silhouettes qui marchent en plein blizzard, parce qu’ici la première perspective d’embauche est à quarante minutes de voiture, et nombre de foyers sont trop pauvres pour posséder un véhicule. Il n’y a pas que le néant qui incarcère : quand je te parle, tu ne me regardes jamais dans les yeux. Tu t’en excuses, tu n’y arrives pas. Et quand tu te forces, c’est encore pire, tes pupilles s’affolent comme des mouches dans un halo. Je me vexe puis je m’habitue, parce que ce regard qui s’échappe, on le croise souvent dans la réserve ; c’est le regard de ceux qui n’en sont jamais partis.

Swift Bear, c’est silencieux. C’est désert. Depuis la mort des chiens, on n’y entend que le vent si er et les arbres craquer sous le gel. Au numéro 781, il y a une petite maison de planches vertes, qui ressemble à toutes les autres. Un écriteau « Black Wolf » au-dessus de la porte et, derrière, une famille qui ressemble à toutes les familles, si ce n’est qu’elle semble un peu mieux s’en sortir que la moyenne. Tes parents ont hérité de quelques hectares loués aux ranchers du coin. Ta mère travaille à la maison de retraite de White River, ta sœur Cheyenne, à la station-service. Vous appartenez à cette moitié de la tribu qui vit au-dessus du seuil de pauvreté et ne dépend pas des timbres alimentaires pour se nourrir. Privilège ici, où la crise du logement fait rage, tu as même une chambre à toi.

Tu t’es claquemuré là, avec tes pinceaux, tes guitares, tes livres de Carl Gustav Jung. Un mate- las par terre. Une odeur d’acrylique. Un crépitement de pluie dans une vidéo YouTube. Comme seules fenêtres, des toiles peuplées de fantômes, de pénitents surgis des limbes, de créatures aux becs noirs et aux yeux vides. Tu « exposes l’inconscient » de ton peuple et te retrouves avec un pandémonium dans ces 9 mètres carrés. Il faut reconnaître que le résultat est assez saisissant. Pour l’invoquer, c’est toujours le même rituel : ton doigt trace une boucle sur une toile blanche, puis une autre boucle, puis encore une autre jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de vide. Tu ne sais jamais à l’avance ce que tu vas peindre mais ce sont les mêmes figures qui apparaissent, et quand tu en as terminé une, tu la cloues au mur et tu recommences. Cette œuvre, tu y es comme enchaîné. Tu sors rarement de ta tanière, jamais très longtemps, et toujours après le crépuscule. Tu vas marcher sans manteau dans les bois, l’hiver. On y aperçoit un instant la lueur de ton cigarillo dans la nuit, puis tu retournes conjurer tes démons. Celui qui hante ta famille hante toutes les familles de Rosebud. « Nous sommes une génération qui a renoncé à voyager, à voir l’océan, à explorer des terres lointaines, à rencontrer l’amour. » Aussi loin que tu puisses remonter dans l’arbre des Black Wolf, à une exception près, tu ne connais que des alcooliques.

Tu as 7 ans, tu te caches sous le lit, lumières éteintes, tandis que les torches de la police balaient les stores. Dehors les adultes boivent, s’insultent, se battent. Tu as arrêté de parler et de regarder quiconque dans les yeux depuis qu’une vieille femme est venue te voir, un soir, et t’a transmis le « don de solitude et de méfiance » en t’écrasant une cigarette sur la main. Dans ton monde, chacun est seul, et tout le monde se méfie de tout le monde. L’idée du Dawes Act, en morcelant les terres pour vous éparpiller dans le vide, était aussi d’atomiser les structures sociales de ta tribu. De communauté il n’y a plus vraiment. Il y a des clans échoués sur leurs îles, qui depuis des décennies jalousent d’autres clans et se jalousent de l’intérieur. Pendant toute ton enfance, tu regardes le tien se déliter. Tu te tais, et tu dessines.

Ton fardeau t’attend derrière la porte, assis dans le canapé du salon, sous les attrape-rêves et les photos de famille. De longs cheveux, une barbiche grise et une ligne de moustache noire autour des lèvres, il écoute un sermon grésiller dans sa vieille radio. C’est ton père Arthur. Tes parents sont nés dans cette même rue et n’en sont jamais partis. Paula a fait comme la plupart des femmes du voisinage : elle est tombée enceinte à 18 ans, puis a passé sa vie à travailler. Arthur a fait comme la plupart des hommes : il est mort avant 57 ans sans que tu ne l’aies jamais vu avoir un emploi.

Pourtant Arthur était loin d’être un minable. Au fond, il était comme toi, un peu dans ses rêves. Il se demandait ce qu’il y avait derrière les étoiles. Il dévorait toute la littérature consacrée aux Amérindiens, ainsi que Skins et Powwow Highway, les comédies cultes de la réserve, parce qu’il se retrouvait mieux dans leurs antihéros que dans les nobles sauvages de Danse avec les loups. Il passait des heures à dessiner dans son coin, et il t’a transmis ce talent dont il aurait lui-même pu tirer quelque chose. Alors tu lui pardonnes cet amour dont il t’a privé pour le consacrer à une bouteille, cette bande d’alcooliques qui traînaient dans ta maison jusqu’à 4 heures du matin, ces disputes incessantes avec ta mère, ces mots blessants, ces chantages au suicide. Tu lui pardonnes et tu ne le juges pas, puisque le jour où ton grand frère est mort dans un accident de voiture, c’est Arthur qui était au volant, et depuis ce jour, il n’a plus jamais cessé de boire malgré les cures. Son Dieu l’a jugé. Arthur est mort terrifié par l’enfer que lui promettaient les sermons. Et ça, tu ne le pardonnes pas.

Ensuite le frère d’Arthur, l’oncle Kent, l’éternel vagabond, a attrapé le démon après la mort de son fils. Il est devenu l’une des ombres qui arpentent les routes de la réserve, sous le blizzard et le soleil, et il est mort à 53 ans. L’oncle Mel aussi est devenu alcoolique, il a passé dix ans en prison, et il est mort à son tour, à 43 ans. La réserve de Rosebud se dispute l’une des plus basses espérances de vie de la planète avec le Soudan du Sud et la Somalie, cinquante-six ans. Ici, la guerre se livre à l’intérieur de ces petites maisons de planches où les familles s’entassent à dix ou quinze, tandis que les plaines autour semblent les narguer de toute leur immensité.

Ta guerre à toi continue entre les murs du lycée de White River. De vieux murs de brique couverts de trophées et de drapeaux violets aux couleurs de l’équipe locale de basket, où les enfants de la réserve côtoient ceux des fermiers blancs. C’est à cinq minutes à pied de chez toi, un privilège aussi, puisqu’à l’intérieur de la réserve il n’existe que deux lycées pour vingt communautés dispersées sur 8 000 kilomètres carrés.

« Qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ?
— Euh... Travailler à la maison de retraite, faire des gosses à une femme que j’aime pas vraiment, jusqu’à ce que je meure d’un cancer ou d’un accident de voiture. »

Les lèvres de M. Hockett se crispent comme s’il sentait une puanteur familière le prendre aux narines, et tu te sens comme ces carpes qu’il brandit dans les photos épinglées sur son mur. Le conseiller d’orientation se penche sur son bureau couvert de brochures d’universités et de fascicules de recrutement de l’US Army, tente de te fixer droit dans les yeux, avec ce regard de Blanc qui travaille dur et réussit ses entretiens d’embauche.

« Tu sais que ce n’est pas obligé de se passer comme ça ! Tu pourrais étudier, devenir quelqu’un...
— Mais je crois que je préfère mon plan. »

Bien sûr, M. Hockett ne peut rien y faire. Il sait qu’une petite moitié des membres de la tribu achèvera son lycée, et qu’un dixième seulement ira à l’université. Au lycée de White River, les enseignants sont parmi les plus mal payés du Dakota du Sud, État où les salaires étaient jusqu’en 2018 les plus bas du pays. La plupart vont et viennent au gré des primes d’intéressement.
M. Lebeouf, le professeur d’arts plastiques, tient le poste depuis trente-sept ans. Lui, il croit en toi. Il a décelé ton potentiel. Hélas à White River, M. Lebeouf est un oiseau rare. Collier de barbe, lunettes en demi-lune, voix grave qui fleure les bayous de sa Louisiane natale. Une pointe de fierté quand il se dit « enseignant senior le plus mal payé du comté ».

Homme de principes, M. Lebeouf a passé sa vie à les voir piétinés par d’autres. Il a connu le Viêtnam, le sud ségrégationniste, les réserves et trente-sept classes comme la tienne. « À chaque fois, j’ai voulu trouver un sens à tout ça. J’en ai conclu qu’il valait mieux renoncer. » La classe, elle, ricane et rêvasse. Tu griffonnes sur ta feuille comme d’habitude. Il y a Kyle, ton meilleur ami, le sur- doué en informatique. Son frère James, le batteur de ton groupe de rock. Jim, ton guitariste. David*, Matthew et Kayden. La petite bande des indés à cheveux longs. Le « breakfast club » de White River.

Le seul qui écoute ici, c’est Bradley. Ton cousin adopté par tes grands-parents – comme font tant de grands-parents, ici, parce que les parents ne peuvent plus. Petit gars trapu, nez aquilin, les joues encore rongées par des vestiges d’adolescence, Bradley en a déjà son compte de Swift Bear et des Black Wolf : ce n’est même pas sa famille, il ne pense qu’à fuir. Alors il travaille dur, il vous évite, vous les « Indiens », et ne traîne qu’avec des Blancs à l’école. Évidemment, vous lui en faites baver. Bradley la « pomme » ! Rouge à l’extérieur, blanc à l’intérieur. Au fond tu es jaloux : tu sais déjà qu’il sera le seul à se tirer d’ici. Mais tu ne sais pas à quel point lui est jaloux de toi. De toi et de tes deux parents, alcooliques, certes, mais parents quand même.

Dans les couloirs du lycée de White River, on croise aussi des types comme Tony, ton demi-frère. Lui, personne ne s’en moque. Éternel regard noir planté sous ses arcades, t-shirt Black Label Society (BLS) qui épouse sa carrure de soldat, tatouages sur les avant-bras, longue queue de cheval, Tony est un « pur-sang », un « vrai Indien », un guerrier. Comme les autres guerriers, Tony voudrait faire l’armée. Service actif. L’Afghanistan, l’Irak. Des batailles à sa mesure.

« Peuh ! Ça veut dire quoi BLS ? Black Little Shit ? » Le problème, c’est que Tony tombe toujours sur des types comme lui. En l’occurrence, une tête de con appelée Mike qui se prend pour un gangster et parle d’une voix semblable à la sienne, râpeuse et traînante, celle de tous les durs du coin. La réplique est immédiate. « Si tu veux que je t’éclate la gueule, il suffit de demander ! » Ton demi-frère habite une espèce de dimension parallèle où des gens l’agressent et où il est en permanence obligé de se défendre. C’est aussi un type intelligent, qui se pose des questions, et le meilleur guitariste des deux comtés réunis, capable de reproduire à l’oreille un solo entier de Stevie Ray Vaughan.

La musique pour Tony, c’est une affaire de survie. Chaque jour depuis qu’il a 4 ans, il martyrise les cordes d’une guitare LTD rouge sang, un cadeau de votre grand-père qui l’a recueilli et élevé quand sa mère l’a abandonné. Tony a son ego. Critiquez l’un de ses riffs, il boude pendant une semaine. Solitaire en prime, mais qu’y peut-il ? Les jeunes l’angoissent. Il n’y a qu’avec les vieux qu’il se sente bien, et avec toi.

Vous passez vos après-midi à traîner dehors, à jouer de la guitare et à pousser des haltères sur les conseils de l’oncle Mel, la « légende » de Swift Bear. Une balafre de foudre tatouée comme une pein- ture de guerre sur son visage buriné, une amulette autour du cou, 100 kilos de muscles, dix ans derrière les barreaux pour avoir écrasé la tête d’un rival sur le bitume : l’oncle Mel, c’est votre seul modèle. La violence est la seule chose qui fonctionne à peu près dans ton univers. Argent, respect, il y a tout à y gagner. Mais tu n’as pas l’âme d’un prédateur, seuls ton mètre quatre-vingt-quinze et tes 100 kilos t’empêchent d’être une victime. Alors tu te tais, et tu regardes ton demi-frère et tes cousins se pâmer devant les parangons de force brute, et s’enivrer de cette culture des gangs qui te semble totalement incongrue ici, où les graffitis des Bloods et des Crips ne défient que le vide. Le culte de la virilité, tu sais ce que cela engendre. Pas beaucoup de vrais gangsters. Beaucoup de bleus sur le visage des filles. Aux États-Unis, les femmes amérindiennes sont les premières victimes de violences conjugales.

Tu n’es pas à l’aise dans cette piaule. Des fringues éparpillées dans la pièce vide. Un matelas posé sur le sol. Une odeur de naufrage, de déodorant. Jason en vaporise dans un sac plastique et commence à inhaler. Tu le regardes, halluciné. Jason, c’est le frère de Bradley, adopté avec lui par tes grands-parents. Pas brillant à l’école, entouré d’adultes qui le laissent boire avec eux depuis qu’il a 13 ans.
« Est-ce qu’il fait souvent des trucs comme ça ? »
Anne aspire une barre et te passe le joint.
« C’est un bon à rien. »
Jason et Anne, 17 ans, roi et reine du bal de fin d’année du lycée de White River. Pour toi, c’est cela le visage de l’amour sur la réserve. Parent à 18 ans ou célibataire pour le reste de ses jours.
Tu as 19 ans et tu n’as jamais bu de ta vie, parce que c’est toi l’adulte depuis le début. Tu sais parfaitement ce que cela fait aux gens. Tu as vu ton père se faire poignarder, ton oncle battre sa femme, des bagarres à n’en plus finir, et jusqu’à ce jour tu as toujours refusé d’y toucher. D’ailleurs tu n’es pas si mal parti : tu travailles à la maison de retraite avec ta mère, tu as quelque chose à faire de tes journées. L’idée de continuer des études après le lycée ne t’a même pas traversé l’esprit. Alors tu es coincé ici, et tu t’ennuies. Il n’y a rien à faire dans ce trou. Rien. Tes seules escapades, ce sont tes parties de pêche avec ton cousin Vince et tes virées à Rapid City, à deux heures de route, quand vous avez de quoi payer l’essence. Ce jour-là, tu n’as plus rien à fumer. Jason te le deux canettes. Du Tilt. 12 %. L’alcool des clochards.

Autour de toi, les jeunes hommes sombrent. Tony, ton demi-frère, abandonne ses études d’infirmier puis perd son job à la maison de retraite. Jim, ton pote, revient de l’université après deux semestres. James et David tombent dans la meth, cette drogue dure qui serait consommée par près de 60 % des habitants de la réserve. Un de tes cousins meurt d’une cirrhose à 29 ans. L’élève le plus prometteur du lycée se tire une balle dans la tête, un soir d’été près de la rivière, sans une explication. Tu dis : « Très peu d’entre nous sont destinés à quitter cet endroit. Changer l’ordre des choses impliquerait un effort monumental, que la plupart d’entre nous sont incapables de souffrir. Nous sommes maudits. Condamnés au purgatoire. À une vie courte au milieu de nulle part. »

Puis tu vois Bradley rentrer de l’armée, et d’abord tu n’y crois pas. Est-ce bien le même Bradley ? La tête à claques ? La « pomme » ? Il a pris 10 kilos de muscles. Dans la Navy, Bradley a vu Singapour, la Chine, le Japon. En rentrant, il s’est payé une maison comme tu rêves encore d’en posséder : un pavillon bleu ciel avec un étage, au milieu de la ville des Blancs, loin des alcooliques de Swift Bear. Tu vas lui rendre visite. Hélas, Bradley a fui jusqu’à Singapour et il aurait pu fuir jusqu’au pôle Nord que ça n’aurait rien changé : il a commencé à boire au régiment. Le voilà de retour à White River, ivre dans ce panier de crabes qui lui en a tant fait baver. Redescendu sur terre. Et Bradley a honte. Parce que les promesses, le travail, la maison payée avec sa solde n’y ont rien fait. Il est un « Indien » comme les autres.


Du fond de la vallée de Swift Bear on ne voit que Lui : un clocher blanc dressé dans le ciel au milieu du néant des plaines. Cela fait quelques décennies qu’Il vous observe de là-haut, peut-être a-t-Il un avis sur la question ? Mais non, Il a abandonné lui aussi. Des planches aux fenêtres, des graffitis aux murs, sa maison est close. Il n’y a plus que les camés qui viennent là. Toi tu n’y viens plus depuis l’an 2000. À cause de cette apocalypse qu’ils attendaient tous et qui n’a nalement pas eu lieu, alors qu’ils t’avaient traumatisé toute ton enfance avec leurs histoires.
Tu pourrais t’en remettre à Wakan Tanka, le Grand Esprit des Sioux, mais les portes de son royaume sont trop loin de Swift Bear, nichées aux confins de la réserve, à une heure de voiture. Il faut rouler, rouler, et enfin le paysage change. La plaine vient mourir dans le creux de petites val- lées couvertes de sapins. Un torrent gelé, une ligne de pointillés dans la neige, un cerf au bout, juché sur ses aiguilles, et le silence, toujours. Leonard Crow Dog est le plus célèbre des hommes-médecine de la réserve, ces guérisseurs qui perpétuent la religion traditionnelle des Lakota. Tellement célèbre que les tenants de la vieille école lui reprochent de s’être un peu perdu en fondant un « paradis », une communauté où les touristes peuvent assister aux cérémonies en échange d’une donation.

Hélas, c’est l’hiver ! Il n’y a personne, et l’arbre sacré pointe seul ses monumentales antennes vers le ciel. L’été, les martyrs de la danse du soleil viennent s’y suspendre, assistés de quelques hippies en quête de spiritualité et d’hallucinogènes. L’oncle Kent y allait pour se faire offrir des joints. Ton cousin Jason* aussi. Mais lui a fini par s’intéresser à cette tradition qui ne vous a jamais été enseignée à Swift Bear, où les anciens prient à la chapelle évangélique. Comme toi, il ne connaissait à peu près rien de sa culture ni de son histoire. Il est resté plusieurs mois au « paradis ». Il s’est trouvé une fierté, s’est mué en ardent défenseur de la cause amérindienne. Toujours au premier rang des manifestations contre le pipeline de Standing Rock. Toujours prompt à s’indigner des crimes du passé sur sa page Facebook. Mais toujours impliqué dans des crimes au présent pour financer sa toxicomanie. En termes de spiritualité, son expérience a tourné court : un soir de juillet, Jason a volé la voiture de l’homme-médecine, s’est enfui au Nebraska, est tombé en panne d’essence puis est rentré à pied à Swift Bear. Il n’a rapporté de son paradis que les tresses en vigueur chez les traditionnels ainsi qu’une certaine aversion pour les wasichu, le terme lakota qui désigne les Blancs. Depuis, tu te méfies de cette tradition que tu ne connais pas.

Le passé, ici, est difficile à oublier. Ton demi-frère Tony s’est fait recaler de l’armée à cause de son casier judiciaire. Une vieille condamnation pour usage de stupéfiants a suffit pour dissuader les recruteurs : le Dakota du Sud est le seul État du pays à pénaliser la consommation de drogue, en plus de la possession. Sans perspective professionnelle sur la réserve, où le taux de chômage frise les 85 %, il ne reste à Tony que deux certitudes : son chèque d’allocation fédérale à la fin du mois et l’hôpital gratuit à quelques heures de marche. Alors il retourne à ses batailles habituelles. Livrées à coups de tickets alimentaires, de médicaments, d’autoradios et de cannettes vides, tout ce qui peut s’obtenir gratuitement et se troquer contre une bouteille. Rien n’est jamais perdu. Tout est calculé. Combien de dollars. Combien de bouteilles. Combien de mètres jusqu’au magasin. Combien de millilitres à la veille d’un test. Son esprit est entièrement mobilisé. Plus besoin de travail, d’amis, de famille, de musique ou de Dieu, quand il peut trouver du sens à 2,50 dollars la cannette.

Tony a 25 ans et tourne en rond. À force d’exprimer sa colère, il est entré dans le collimateur de la police tribale. Une sirène retentit dans la nuit. Des flashs bleus et rouges sur le plafond du salon. Tony s’éjecte du canapé. Il sait que, cette fois, c’est lui qu’on vient chercher. « Va te cacher ! souffle l’oncle Ted. On dira qu’y a personne ici. » La voiture s’arrête. Les policiers descendent. Tony entend la voix de cette fille chez qui il s’est effondré ivre mort quelques heures plus tôt. « Il est là-dedans ! Allez le choper ! » Les policiers déboulent à l’intérieur. Et qui voilà dans un uniforme noir ? « Black Little Shit ! » Mike ! Son ennemi du lycée ! Tony prend peur, il tente de détaler, mais trop tard. Mike brandit une lacrymogène. Tony le frappe au visage de toutes ses forces. Ils tombent l’un sur l’autre. Mike sort sa matraque, Tony tente de s’emparer de son arme de service. Un moment plus tard, il est menotté à l’arrière de la voiture. Les voisins ont accouru pour prêter main-forte à l’agent. Ils ont retenu la main de Tony dans le holster.

« Il est entré dans la police uniquement pour me faire coffrer », songe Tony. Dans une tribu comptant à peine 30 000 membres, où tout le monde se connaît, il n’est pas rare d’en faire comme lui une affaire personnelle, ou une affaire de famille, ces familles dites « élargies » qui structurent la société lakota, et compliquent le travail des policiers. « Tout le monde a un cousin au gouvernement ou dans les forces de l’ordre », explique le lieutenant Carl Hunger, qui a passé sept ans dans la police tribale. En 2015, le taux de crimes violents recensés au commissariat de Rosebud dépassait celui des pires ghettos du pays (14,25 pour 1 000 habitants). Avec seulement 29 policiers pour couvrir une zone qui en demanderait le triple, les effectifs s’usent quatre fois plus vite que dans les autres commissariats de l’État.

Les Amérindiens sont en proportion les premières victimes de violences policières aux États- Unis, devant toutes les autres communautés. Mais dans la réserve, ce n’est pas vraiment une question de racisme : les habitants de Rosebud se plaignent beaucoup des méthodes musclées de leur propre département, en majorité composé de policiers amérindiens. « Ici nous devons jouer le rôle des parents. Évidemment c’est toujours nous les coupables. Jamais les autres », s’agace le lieutenant Hunger, désormais employé à la prison tribale de Rosebud, que ton demi-frère Tony a déjà visitée plusieurs fois pour des infractions mineures.

Ce complexe de béton échoué au milieu de la prairie a vu passer presque tous les hommes de la famille Black Wolf, toi y compris, après une bagarre. 500 kilomètres d’horizon à travers les barreaux, le tribunal à l’intérieur des murs afin de prévenir les escapades, deux avocats pour cinq procureurs : niveau droits civiques on a connu mieux. Mais cette fois, ton demi-frère n’y ira pas. Il s’est attaqué à un agent fédéral, la justice tribale ne peut rien pour lui. Il est condamné à un an ferme, plus un jour, et on l’envoie au pénitencier de Leavenworth, Kansas, une taule de haute sécurité.

Quant à toi, tu es coincé aux cuisines de la maison de retraite. Tu es déjà alcoolique depuis près de deux ans. Tu es en rogne, parce que tu travailles le soir du réveillon alors que ton ami Kyle s’en va faire la fête. Kyle a été le dernier à résister. Vous avez fait tout votre possible pour lui refiler votre démon, mais il a tenu bon. Puis il y a eu cette rupture amoureuse. Ton dernier véritable ami s’est mis à boire plus vite et plus fort que tout le monde. Deux jours après le Nouvel An, les policiers frappent à la porte de sa mère. Kyle s’est fait tabasser par une bande de voyous. Il est rentré à pied sous le blizzard, ivre, et il est mort gelé dans un fossé.

À 20 ans, tu n’as déjà plus personne, tu t’enfermes dans ta chambre sans arrêter de boire. Tu veux mettre fin à tes jours. Tout le monde meurt ici, comment se fait-il que tu sois encore là ? « Désolée, je n’ai pas le droit de donner mon avis sur ces questions. » L’opératrice de la prévention suicide nationale n’est d’aucune utilité, elle t’envoie les policiers qui te disent de t’engager dans l’armée. Geraldine Provential, elle, t’aurait expliqué. Cela fait quatre ans qu’elle gère seule la ligne d’écoute locale de la réserve, et douze qu’elle y supervise les alcooliques anonymes. Tout en gentillesse et en rondeurs, d’une petite voix caressante, elle t’aurait dit que la plupart des jeunes qui l’appellent le font pour la même raison que toi. Qu’ils ont grandi dans des environnements où la dysfonction est une norme, qu’ils ne savent pas gérer leur douleur parce qu’ils n’ont jamais connu d’autre médecine que l’addiction et la fuite. Elle le sait parfaitement, elle a deux frères et une sœur qui ont mis fin à leurs jours. Geraldine, c’est l’autre visage de la réserve, celui des gens sobres, de ceux qui endurent, se battent pour la communauté, luttent contre l’infini à leur manière.

Mais ce visage, tu ne l’as jamais connu, et tu ne penses plus qu’à t’enfuir. Tu n’as ni diplôme universitaire, ni relations, ni un dollar en poche. Ta seule option, c’est de partir à Rapid City, parce que les jobs à ta portée sont là-bas. Beaucoup y tentent leur chance. Le problème, penses-tu, c’est qu’ils finissent tous par revenir.

De Swift Bear, la route file en ligne droite dans la plaine jusqu’au cœur de Rapid City. Déserte sur 240 kilomètres, puis brusquement inondée de voitures à l’approche du centre-ville. Tu n’as pas l’habitude de ce traffic. Ta vieille Dodge Stratus fait des embardées, tes affaires valdinguent sur la banquette arrière, tes mains se cramponnent au volant. Tu regrettes déjà ta réserve, tes routes désertes, ta rivière et ton silence. Avec ses 74 000 habitants et son silo à grains pour unique gratte-ciel, Rapid City n’est pas exactement une mégapole. Mais tu y découvres une solitude nouvelle, celle de l’anonymat, et de l’alcool bien trop bon marché.

À Rapid City, les Amérindiens ne représentent que 12 % d’une population à 80 % blanche. Ils viennent des quatre coins du Dakota du Sud. Les premiers que tu croises dans les rues sont des vétérans, comme ce type, revenu d’Irak avec un syndrome de stress post-traumatique, chassé de son foyer, et désormais condamné à faire la manche auprès des touristes de passage. En ville vivent aussi ceux qui ont réussi. Tu en connais un, qui habite un peu à l’écart du centre, au sommet d’une colline de pavillons qui ne respirent pas la fraîcheur. Ton cousin Vince. Un géant comme toi, queue de cheval, chemise de bûcheron, barbe de trois jours, Native American Spirit fumante aux lèvres. Lui, c’est une lueur d’espoir, il suffit de le voir quand il te prend dans ses bras et qu’il te donne du « frère » : il te reste un être sur terre. Vince est sociable, charismatique, débrouillard, travailleur, tout ce que tu n’es pas. Vince a eu deux parents sobres, il est allé à l’université. Vince n’a jamais vraiment habité la réserve, cela se voit à son regard, ces deux yeux rieurs qui vous fixent sans esquive quand les tiens semblent toujours chercher un coin d’ombre où se réfugier.

Il n’a passé que deux ans à Swift Bear, à la fin de son lycée. Avec ce ton doucement nasillard qui annonce ses railleries, il raconte qu’il a passé le plus clair de son temps à chasser le lapin dans la prairie, à jouer de la guitare et à fumer des joints au coin du feu. Pour lui, c’était le paradis. « Une vie de retraité blanc, qu’espérer de mieux de ce pays ? » Depuis, Vince s’est toujours démené pour gagner sa vie. Il ne se sent vraiment « indien » que lorsqu’il descend faire ses courses chez Walmart et que la caissière lui demande sa carte d’allocation alimentaire. C’est le seul modèle positif que tu n’aies jamais eu. Le seul qui ait vu quelque chose de bon en toi. Et le seul capable de te trouver un emploi.

Un pick-up chargé de planches de séquoia s’arrête sur le parking. À l’intérieur, Dan, la qua- rantaine qui travaille dur, l’air sérieux, les cheveux blonds glissés sous une casquette des Browns de Cleveland, un strabisme sous la visière.

« Black Wolf ?
— Ouais, c’est moi.
— Prêt à bosser dur ?
— Pas le choix, je suppose.
— T’as toujours le choix, ls. J’espère que ton cousin t’a appris un truc ou deux. Tu sais chanter ? Parce que ton cousin, ça, il sait chanter.
— Non. Je suis pas vraiment comme lui. Pas le genre... extraverti.
— Je comprends. »
Tu n’as rien à lui dire. À force de te taire, tu ne sais pas tenir une conversation. Il t’embarque et vous grimpez vers les Black Hills, ces montagnes noires tellement surgies du vide que tu peux les apercevoir de chez toi, à 200 kilomètres. Un accident géologique échoué au milieu du désert. Les collines sacrées des Sioux, qui leur ont été arrachées après la guerre de 1876 et leur victoire sur le général Custer à Little Bighorn, sous la menace d’affamer la population. Les nations lakota refusent toujours 1,3 milliard de dollars de compensation du gouvernement fédéral pour entretenir le rêve d’une restitution. C’est moi qui t’apprends tout cela. « L’homme blanc a volé ma terre », c’était le nom d’une cagnotte en ligne que tu as lancée pour te moquer du monde.
« Ouvrez vos cœurs et vos porte-monnaie, guérissez votre culpabilité blanche. » Tu as gagné 500 dollars.

Le pick-up s’enfonce en vrombissant dans un canyon. L’infini s’est couvert de pins et de rochers enneigés qui défilent encore et encore sur ta vitre. Tu y colles le nez pour mieux fuir la conversation, et observes. Ces vallées immenses endormies sous l’hiver. Cette majesté silencieuse. Cette sensation de se sentir minuscule face à autre chose que le néant des plaines. Pour la première fois, tu ressens quelque chose. Un début de sentiment d’injustice, de perte, d’occasions manquées, et cet embryon de révolte ne te lâche pas durant cette journée à trimer sur la terrasse du chalet. Te voilà condamné à monter la véranda d’un type qui s’est plus ou moins installé dans ton jardin. Il débarque à la fin de la journée. Vieux retraité blanc, bedaine, calvitie et sourire mielleux. « Je vois que t’as un nouvel assistant... Juste par précaution, demain, je vais sortir les chiens. »

Le lendemain, tu t’enivres avec ta paie et te réveilles quinze minutes en retard. Dan refuse de te reprendre. Tu n’as plus qu’à arpenter les rues et déposer des CV à toutes les portes. Mais tu es trop moche pour faire le service, pas assez éduqué pour les jobs de bureau, en plus tu regardes ailleurs pendant les entretiens d’embauche, tu te fais refouler de partout. Il te reste le Prairie Edge. Ce grand bric-à-brac pour touristes qui vend de l’artisanat indien au prix du caviar. Tu pourrais y vendre des cheveux si tu les tressais, c’est ce que faisaient tes cousins pour payer l’essence. Mais non, tu lorgnes la galerie à l’étage, parce que tu aimerais bien y accrocher quelques-unes de tes toiles. Seulement, la seule chose qui rapporte, à Rapid City, ce sont les touristes, et les touristes veulent des paysages et de l’art « natif » : chasses au bison, guerriers dans les plaines, mustangs au galop. Alors toi, avec tes démons et tes fantômes, tu n’as aucune chance.

Un accent mexicain au téléphone. « Tu veux du boulot ?
— Sûr ! Quand ?
— Maintenant. »
Enfin, tu as dégoté un poste de plongeur dans le pire bouge de Rapid City. Restaurant mexicain posé entre l’autoroute et la gare d’autobus. Cuisine « familiale ». Trop pour survivre à une inspection sanitaire. Tables poisseuses. Fenêtres jaunasses. Revêtement en décomposition dans les cuisines. Vieille sono posée à même l’évier. Montagne de vaisselle empilée à côté. Tu te retrousses les manches. Depuis que tu bosses aux cuisines de la maison de retraite de White River, tu as toujours aimé ça, mettre de l’ordre dans le chaos. Mais avec cette musique de mariachis dix heures par jour dans les oreilles, ça tourne au supplice. Taratata- tatata-tatata ! Tu nettoies, récures, taratata-tatata ! Mais cette montagne de vaisselle ne s’amenuise pas. Taratata-tatata-tatata ! Ah ça, tu le regrettes, ton grand silence ! Taratata-tatata !

Allez, ne fais pas la tronche, tout le monde endure ici. Regarde Diego, le cuistot. Lui, il a fait le chemin du Guatemala au Dakota du Sud à pied. Il est cuisinier douze heures par jour. Concierge la nuit. Ouvrier le week-end. Et son patron lui retient deux tiers de son salaire pour l’héberger en ville. Il n’a même pas de carte d’identité pour se payer une bière à la fin de la journée. En cuisine, il y a une Indienne aussi, comme dans la plupart des cuisines et autres jobs sous-payés de Rapid City. Elle a 22 ans comme toi. Elle te raconte qu’elle a fait de la prison pour des faux chèques, que son copain se pointe parfois au restaurant, ivre mort, pour lui réclamer de l’argent. Que ce même copain l’a poignardée une fois, mais que c’est du passé. Qu’elle a une balle logée dans le dos, que... stop, si tu as fui Swift Bear pour Rapid City, c’est pour échapper à ces histoires.

Trois semaines dans ce cloaque. Pas un seul jour de repos. Le premier chèque arrive enfin. Tu songes alors qu’en mexicain « salaire » se traduit par « va te faire, de toute façon tu trouveras pas de boulot ailleurs ». Quatre dollars de l’heure. Aucune banque n’accepte les chèques de ce taudis, souvent sans provision. En plus, tes mains commencent à chauffer à force de baigner dans l’eau brûlante, la crasse et les produits chimiques. De grosses plaques de pus t’envahissent les bras. Tu vas à l’hôpital indien, gratuit, bondé comme toujours, et les docteurs ne peuvent pas grand-chose pour toi. Alors tu t’achètes une longue chemise pour dissimuler tes plaies et tu serres les dents. Mais l’espoir s’est évaporé. Avec ton salaire minable, tu te paies une chambre au motel parce que tu as trop honte de retourner sur le canapé de ton cousin Vince. C’est ta première nuit dans un vrai lit depuis deux mois. Tu te prends une cuite et le lendemain, retour à Swift Bear.

Il y a des mauvaises herbes plein la parcelle, un serpent sous ta chaussure. La maison tombe en ruine depuis la mort de grand-père. Tout le monde l’appréciait, ce barbier chauve, l’unique Black Wolf à avoir toujours résisté au démon, qui distribuait de la viande aux indigents du coin. C’est sa mort qui a tout changé. Devant l’entrée, des cartons amollis par la pluie froide, des tas de t-shirts de groupes de rock, des enregistreurs vintage qui prennent l’eau. Tu pousses la porte. Une pièce vide qui sent la rouille et la moisissure, un matelas au milieu, Tony assis dessus, emmitouflé sous une pile de couvertures et de manteaux, une vieille radio FM à ses côtés, deux bougies de part et d’autre. Ni électricité ni chauffage.

« Eh merde... Quoi de neuf, beau gosse ? » Cette voix rugueuse que tu connais si bien n’est plus qu’un murmure. Ton demi-frère est rentré de prison. Il paraît que ce n’était pas comme dans les films, qu’il a joué de la guitare et monté un groupe de rock avec deux Blancs de l’Iowa, que le reste ne fut que dépression, solitude et rixes épistolaires avec sa compagne. Dix mois plus tard, son officier de probation l’a envoyé à Mitchell, une petite bourgade à l’est de l’État qui n’a de remarquable que son palais du maïs. Tony a eu droit à une cure de désintoxication. On lui a même fourni un job dans une usine de pâtée pour chiens. Pendant quelques semaines, il a porté des blocs de 35 kilos de tripes congelées. Pas le paradis, mais presque, car il ne se sent jamais mieux que loin de la réserve. La probation s’est terminée. Avec sa condamnation pour crime fédéral, personne n’a voulu l’embaucher. Puis comme souvent, Tony a rencontré le genre de fille qu’il aime. Le genre qui ne l’aime pas. Il a recommencé à boire. Soirée de cuite. Dispute. L’ego qui se cabre. Cette « mentalité de prison » qui lui colle à la peau. Tony a massacré un type comme il n’a jamais massacré personne. Il l’a cru mort et il est parti comme ça, en le laissant se vider de son sang sur le pavé.

La guitare offerte par son grand-père, sa toute première, il l’a vendue contre une bouteille de whisky. Il s’est fâché avec à peu près tout le monde et tu es le dernier à lui rendre visite dans sa solitude. Tu lui as apporté un set de cordes en Nylon et ta vieille acoustique. Au fond, tu espères toujours qu’elle le sauve, cette guitare, et lui aussi sans doute, puisqu’il ne fait plus que ça dans les jours qui suivent : rester assis dans sa cabane miteuse, y chasser le silence avec des gammes et des arpèges, résumer son sort par une vieille ballade de country, « Outlaw’s Reward » de Hank Williams Jr.

« On m’a toujours étiqueté comme bandit / Mais tu sais en ce moment, j’ai d’autres choses à l’esprit / Comme l’existence, la mort, où je passerai l’infini / Et le montant de la prime, Seigneur, que t’as placé sur ma vie. »

Quelque chose s’est brisé en prison ou s’est réveillé pour de bon. Tony descend sa bouteille plus vite qu’il ne l’a jamais fait. Menace de frapper pour un mot de travers. Tu ne te sens plus à l’aise à ses côtés, il te fait peur, alors tu le laisses avec ses vieilles ballades et ses fantômes. Quand tu refermes la porte, Tony glisse une couverture dans l’interstice. Oncle Ted lui a dit que ça éloignait les esprits. Cette fiancée retrouvée morte gelée dans son mobile home, qui se colle à la fenêtre et ricane sans fin. Ces figures sans visage, avec ces cornes et ces grands manteaux d’ombre, qui entourent son lit dans le noir. Delirium tremens au milieu de la nuit. Hallucinations dues au sevrage. Quelques jours plus tard, Tony tente de mettre fin à ses jours en avalant deux bouteilles de relaxant musculaire.

Direction Rosebud ville, le centre administratif. Une petite capitale somnolente au creux d’une vallée boisée, quelques maisons centenaires blotties sous les arbres, et des fleurs sur les collines autour qui ont donné leur nom à la réserve. À l’intérieur du siège du gouvernement tribal, le conseil est réuni au complet face à son président, Rodney Bordeaux. C’est à lui qu’il faut demander des comptes. « Bon, lui, il est marié à une Black Wolf. Il va s’occuper de vous », commande M. Bordeaux en pointant l’index vers un petit conseiller aux cheveux ras et au bouc grisonnant.

« Lui », c’est Lenard Wright, le mari de ta tante Daisy, qui semble peu enthousiasmé par cette nouvelle charge. Tu finis par le coincer chez lui, à quelques rues de là. Lenard et Daisy habitent une jolie maison de planches avec des plantes grimpantes au plafond et des photos de remise de diplôme aux murs. Le gouvernement local emploie toute la famille : commissariat, prison et conseil tribal, dont Lenard est membre depuis bientôt seize ans. Quand Lenard a des visions, il ne voit ni démons ni fantômes, mais un aigle aux ailes d’or qui l’emporte vers les plus hautes fonctions. La silhouette courte et robuste, le pas énergique, une malice dans le regard et l’âme d’un chef, il voudrait ressouder la communauté, y mettre des entreprises, des loisirs, de la culture et des structures de désintoxication, puisque la seule existante est saturée de patients envoyés par le tribunal.

Mais Lenard n’est élu que pour deux ans. Sa guerre à lui, il la mène contre la première puissance mondiale, incarnée ici par le Bureau of Indian Affairs, le département du ministère de l’Intérieur américain chargé depuis 1824 de la gestion des droits spécifiques des nations indiennes. C’est le Bureau qui a appliqué jusque dans les années 1970 la politique d’assimilation dans les pensionnats indiens, où des générations de parents lakota ont été contraintes de rejeter leur culture et leurs structures familiales pour s’intégrer au monde des Blancs. Fin mars, le diocèse du Dakota du Sud a d’ailleurs révélé que sept prêtres ayant officié au pensionnat de Rosebud étaient visés par des accusations « crédibles » de violences sexuelles. Des actes commis pour la plupart entre 1950 et 1978 et donc prescrits.

Aujourd’hui, le Bureau reste l’un des premiers employeurs de la réserve, et contrôle toujours les fonds alloués aux divers services publics : police, justice, prison, centre de désintoxication, pro- grammes de développement... Il n’y a à peu près aucune activité économique à Rosebud, et encore moins de foyers imposables pour financer quelque projet que ce soit. Lenard a deux ans pour monter un dossier, le faire voter après des palabres et négocier une subvention avec le Bureau. Neuf fois sur dix, le dossier échoue sur la table de son successeur, qui a neuf fois sur dix un autre projet en tête. « Ici les élus ont mauvaise réputation, confie Lenard. Une moitié se soucie du bien commun, l’autre ne siège aux comités que pour le chèque, et moi, je n’ai pas envie qu’on me prenne pour un profiteur. » Lui prend sur son salaire pour distribuer du bois de chauffe aux voisins.

Loin de rouler sur l’or, Lenard et Daisy appartiennent à la classe supérieure de la réserve. Tu les connais à peine, car Daisy ne rend pas souvent visite à sa sœur Paula à White River. C’est la seule Black Wolf à être partie de Swift Bear. Elle occupe le standard d’urgence du commissariat tribal depuis dix ans. De son mariage avec Lenard sont nés deux garçons et une fille qui travaillent tous dans les forces de l’ordre. Trois enfants éduqués dans la tradition lakota – hutte à sudation, cérémonie de passage, danse du soleil, cours de langue –, qui comme leurs parents se sentent parfaitement bien à Rosebud. Ici la culture n’est pas morte, elle renaît peu à peu, notamment grâce à la nouvelle génération et aux réseaux sociaux. En bon gauchiste, j’aimerais bien que tu renoues avec tes traditions, que tu te fasses un peu plus indien que tu ne l’es déjà, mais il n’y a rien à faire, tu résistes.

« Nous sommes une génération qui a renoncé à voyager, à voir l’océan, à explorer des terres lointaines, à rencontrer l’amour, dis-tu. Nous marchons avec une armée de fantômes à nos trousses. Les os écrasés par le poids des péchés de nos ancêtres. »

Le sens, tu l’as trouvé complètement par hasard. C’est parti d’un vieux livre échoué dans le rayon santé mentale de l’université Sinte Gleska, le seul établissement supérieur de la réserve. Tu y vas uniquement pour toucher tes 400 dollars de Pell Grant, cette bourse qui t’est octroyée en échange de quelques heures d’inscription à un cours. Dès qu’elle tombe, tu fais comme la moitié de la classe et rentres chez toi, mais tu rapportes dans ton sac Le Héros aux mille et un visages, de Joseph Campbell. Tu as feuilleté quelques chapitres, la Bible, l’Odyssée, les mythes communs à toute l’humanité. Mais ce sont surtout les notes de bas de page qui t’ont accroché. Tu n’en as jamais vu d’aussi grandes, elles prennent parfois la moitié du texte. Il y est question de mythologie, de psychologie, d’anthropologie et, très souvent, de Carl Gustav Jung.

Tu ne sais pas qui est ce Jung. Tu n’as jamais lu un livre de ta vie. Mais celui-là, tu le termines en une semaine. Et tu lis quelque part que si une culture ne procure pas à l’homme les symboles nécessaires à son initiation, l’inconscient le fera à sa place. Quelques années plus tard, ton cousin Vince te fait avaler des champignons hallucinogènes. Peu à peu des rêves commencent à t’agiter, parfois prémonitoires. Des visions qui te brutalisent, des voix qui t’ordonnent de changer. Ton inconscient s’est « réveillé ». Tu ne sais pas ce qui t’arrive et tu n’as personne à qui parler, mais tu as Jung. Le fondateur de la psychologie analytique est à l’origine d’une foisonnante littérature d’analyse des symboles et des figures de l’inconscient dans les rêves, les arts et les sociétés. En plongeant dans ses études, tu parviens à interpréter tes visions et commences à t’intéresser au monde. Tu t’ouvres à la poésie, à la philosophie, à la sociologie, à l’histoire. Ta chambre se remplit d’auteurs.

« On nous répète que c’est la faute du capitalisme et du racisme, mais je n’y crois plus. C’est une crise spirituelle. C’est ce qui arrive quand un peuple perd son mythe, sa culture, ses anciens et ses exemples. Nos rites de passage étaient terribles. Ils brisaient les ego par des épreuves abominables. L’initié qui en sortait était un homme nouveau, avec une cosmologie nouvelle, un chemin nouveau, et des responsabilités dans la tribu. Ici, il n’y a aucune narration. »

Jung devient ton guide. Il ne te manque plus qu’une épreuve. 125 sur une route limitée à 90, conduite en état d’ivresse, la voiture prend le tournant trop vite. Black-out. Quand tu te réveilles à l’hôpital de Rosebud, tu as la haine. Parce que tout ce dont tu rêvais, c’était de mourir sur cette route qui a déjà emporté ton frère, ton oncle, ton meilleur ami, et qui, en proportion, tue trois fois plus d’Amérindiens que de Blancs aux États-Unis. Au fond, c’est ce que tu avais toujours souhaité, la seule échappatoire possible. Mais t’es encore là, coincé dans ta réserve. Alors tu te morfonds. Tu cogites. Et finalement, tu te dis que si tu as été épargné, ça ne peut pas être un hasard. Quand tu rentres chez toi, tu arrêtes de boire. Ton bras droit est dans le plâtre, tu commences à peindre avec le gauche, tu ne t’arrêtes plus.

Et voilà, tu as gagné. À 26 ans, tu es le seul homme de la famille Black Wolf à t’être arraché à la malédiction. Les gestes de ton quotidien ont perdu toute saveur, tu te prends des regards irrités quand tu commandes ta bière sans alcool au bar du coin, et tu t’es entièrement coupé de tes rares connaissances, parce que c’est impossible autrement. « Si la seule voie de sortie est celle que j’ai empruntée, s’il faut pour s’en sortir que le réel et l’inconscient nous brisent à ce point, alors nous avons un pro- blème. Il va falloir que nous nous montrions créatifs pour échapper à cette spirale... »