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True Story Award 2021

La bavure ou "De toutes façons, ce connard aurait fini en prison"

Flic, Philippe Meyer* a tué un adolescent noir de 17 ans d’une balle dans la tête. Son fils tente de lui racheter une conscience.

* : les noms de Philippe et Gaël Meyer ont été modifiés pour la version publiée sur le site du True Story Award.

Des ailes, une ancre et une épée. Sur les casquettes blanches à bord noir des officiers figurent aussi deux feuilles d’acanthe. La section marche au pas. Gants blancs, chemise blanche, veste fermée à quatre boutons dorés, une rangée de quatre hommes s’avance vers le milieu de la cour de l’Hexagone Balard, le quartier général du ministère des Armées. Un général cinq étoiles accroche, sur le torse du premier, à gauche, un petit rectangle bleu, blanc, rouge. À 31 ans, Gaël Meyer vient de « prendre les armes ». Il est propulsé commissaire des armées.

Son père, Philippe, crève de fierté. Au troisième rang, endimanché dans un costume gris anthracite trop grand, il n’aurait raté ça pour rien au monde. Lui, l’ancien flic condamné en 1996 à huit ans de prison pour avoir tué en garde à vue un mineur de 17 ans, Makomé M’Bowolé, voit sa progéniture décorée par l’État qui l’a condamné en cour d’assises. Voilà le père et le fils, figures grossières de l’ange déchu et de la rédemption, réunis en une Marseillaise jouée par la fanfare de l’aviation nationale.

La veille, je les avais retrouvés dans un bar près de Châtelet, au cœur de Paris. « Regarde-le, interpelle Gaël en désignant son père, il se croit intelligent mais il ne sait même pas se servir d’un téléphone.

— P’tit con », rétorque Philippe Meyer en se retenant de ricaner, la tête penchée sur le « smartphone » de son fils

Ils foncent chez Denise, un restaurant typiquement parisien, poutres apparentes et nappes à carreaux rouges. En face de moi, deux hommes robustes, visages ronds, traits bruts. L’un a 61 ans, l’autre 33. Leurs cheveux coupés ras – Philippe est brun, Gaël est blond – esquissent deux implantations capillaires ayant perdu la guerre du temps. Mais là où l’on entrevoit la bouille d’ange qu’a arborée le fils Meyer jusqu’à il y a peu, le père donne, lui, l’impression d’avoir toujours porté une tête de crapule. Ça doit être les pupilles noires et les globes proéminents.

Attablé, Philippe Meyer parle de ses cancers de la peau et du colon qui, selon son oncologue, ne sont plus qu’un lointain souvenir. Gaël est léger, bavard, à l’opposé de celui que j’ai rencontré six mois plus tôt, en avril 2018. À l’époque, son ex-femme l’avait accusé de viol et avait intenté un procès au Royaume-Uni. Il ne voyait plus ses fils depuis deux ans. Il s’est défendu sans avocat face à l’un des plus gros cabinets londoniens. Et il a prouvé que l’accusation était fausse. À son père, il dit qu’il espère maintenant récupérer la garde des enfants.

Au petit matin du 6 avril 1993, vers 4 h 30, la brigade de nuit du 18e arrondissement de Paris interpelle Makomé M’Bowolé, Alioum Gaye, tous deux 17 ans, et Sori Kamara, 18 ans. Les policiers les ont attrapés avec 120 cartouches de cigarettes Dunhill. Les trois sont placés en garde à vue au commissariat des Grandes-Carrières. Vers 5 h 30, des policiers préviennent les parents de Makomé que leur fils a été arrêté. Face aux policiers, sa mère soupire un « encore » désabusé

Arrivé vers 9 h 20, l’inspecteur de la deuxième division de la police judiciaire Philippe Meyer prend connaissance de l’arrestation de la nuit. Un collègue a recueilli les dépositions de Makomé, lui s’occupe de celles d’Alioum et de Sori. À midi, le parquet demande à Philippe Meyer de les libérer tous les trois. Le père d’Alioum récupère son fils à 12 h 30 et lui file une raclée devant le commissariat. Philippe Meyer retient Sori, dont la garde à vue aurait dû être levée. Il jure que la substitut du procureur lui aurait dit : « Gardez-le quand même jusqu’à 19 heures, ça lui fera les pieds. »

Pendant que l’inspecteur déjeune, le directeur d’une petite société prévient le commissariat qu’il s’est fait dérober dans la nuit 120 cartouches de cigarettes. L’entreprise se situe non loin du lieu où se sont fait prendre les trois loustics. En dehors de tout cadre légal, Philippe Meyer décide de réentendre les deux derniers. À 16 heures, il fait remonter Sori de sa cellule. Selon ses déclarations, le jeune homme lui avoue que Alioum et Makomé sont les auteurs du cambriolage. À 16 h 15, Makomé est auditionné une nouvelle fois dans le bureau de Meyer.

L’adolescent nie farouchement le vol. Les esprits s’échauffent rapidement. Le jeune insulte. Meyer menace de lui « coller une beigne ». Makomé renvoie : « Si je te retrouve dans la rue, je t’allume, je te plante. » L’inspecteur stagiaire Guirec Blochet, venu faire des photocopies dans le bureau, assiste à la scène, et vient aider Meyer à maîtriser les 1,75 mètre et 68 kilos de muscles qui viennent de se lever brusquement au moment où l’inspecteur se rapprochait de lui.

Alerté par les bruits de l’altercation, le chef de service José Ruiz pénètre dans le bureau, recommande à Meyer de lui coller un procès-verbal pour outrage, puis repart. L’adolescent darde : « Tu fais le fort parce que vous êtes deux, mais dehors, ça sera pas pareil, je te retrouverai. » Meyer se tourne vers son bureau, vraisemblablement pour chercher les papiers nécessaires au PV. Un des tiroirs s’entrouvre. Le flic aperçoit son revolver Manurhin, modèle « spécial police ». Il s’en saisit et se rapproche de Makomé. À partir de là, tout se passe en moins de trente secondes.

Délesté de ce qui lui restait de sang-froid, Philippe Meyer braque le gamin avec son arme dans la main droite. Il lance : « Tu vois, avec ça, des connards comme toi j’en bute six tous les jours, après j’me branle et je suis heureux pour la journée ! »

Makomé essaie de se lever de sa chaise mais l’inspecteur le repousse plusieurs fois du bras gauche.

Alerté par le bruit, Thierry Guigno, un collègue de Meyer, se présente sur le pas de la porte du bureau. Blochet va le voir, lui fait signe de sortir. Le jeune stagiaire pense que Meyer blu e, que son arme n’est pas chargée ou qu’elle est factice. Il n’imagine pas une seule seconde que le barillet contient six balles prêtes à fuser. Meyer a toujours a rmé qu’il ne le savait pas non plus. Faisant face à Thierry Guigno, Guirec Blochet entend une déflagration dans son dos, comme un bruit de pétard. De son bureau, José Ruiz croit à un annuaire tombé lourdement sur le sol. Blochet se retourne. Philippe Meyer fait face à Makomé M’Bowolé, avachi sur un fauteuil, la tête en arrière. Un petit trou rouge s’est formé au-dessus de son sourcil gauche. Une balle de calibre 357 Magnum est venue frapper le mur à 1,10 mètre de hauteur, juste derrière le cadavre du jeune garçon d'origine zaïroise

 

Cet homicide déclenche trois jours d’affrontements dans le 18e arrondissement. L’inspecteur Philippe Meyer devient le symbole de la « bavure » policière. Entre le 4 et le 7 avril 1993, en plus de Makomé, deux autres hommes ont été tués par des policiers d’une balle en pleine tête. Charles Pasqua, redevenu ministre de l’Intérieur une semaine plus tôt, décide de lâcher ses troupes et de se montrer « impitoyable » : le commissaire José Ruiz est suspendu. Philippe Meyer est mis en examen pour homicide volontaire et envoyé en détention provisoire à la prison de Fleury-Mérogis. Gaël a 8 ans et ne verra plus son père pendant trois ans. « Au début, on ne m’a pas vraiment expliqué ce qu’il s’était passé. On m’a dit qu’il était en vacances, après qu’il était en prison pour être protégé des méchants. Je n’ai appris les faits précis qu’au procès. »

 

En 1993, les parents de Gaël ont déjà divorcé ; il vit chez sa mère et voit son père une fois tous les quinze jours. La prison met fin à ces intermèdes. Son « héros » a disparu. Sans protection, les coups pleuvent. À l’école d’abord : « En primaire et au collège, on vivait à côté des cités. Et moi j’étais le fils du flic qui avait buté un Black de 17 ans.  C’était pas évident. Il a fallu que je me défende. Des fois on me cassait la gueule, des fois je cassais des gueules. » À la maison ensuite. Le beau-père n’est pas tendre : « Des coups de poing dans le ventre, dans l’épaule. Il me tordait la cheville, les bras, les poignets. Là où ça ne se voyait pas trop. »

Quand sa mère lui propose de changer de nom de famille, comme pour effacer les dernières traces de Meyer qui salissent sa vie, Gaël s’y oppose. Il écrit à son père une fois par semaine. Philippe lui envoie une lettre presque tous les jours, mais refuse qu’il lui rende visite au parloir. « Il pensait qu’une prison c’était pas un endroit pour un môme de 8 ans. »

Aujourd’hui Gaël appelle Philippe « papa », mais leur relation relève plus du tandem de copains. Habitant Bruxelles depuis quatre ans, Philippe loge chez les amis de son fils quand il descend à Paris. Il y a un mois, c’était chez Nicole, la mère de la première petite amie de « Mat », celle de ses 14 printemps. Chez Denise, les deux hésitent à commander la côte de bœuf de 1,2 kilo et insistent pour qu’on partage la terrine maison en entrée. « C’est le resto typiquement gaulois, ici, fait remarquer Philippe. Pas l’endroit pour amener une casse-couilles végétarienne. »

Récemment, Philippe a rencontré dans un bar bruxellois « la petite Audrey », une étudiante de 18 ans. Elle est fille de deux lieutenants de police : ses parents ont essayé de la dissuader de revoir l’ex-flic. Philippe ricane : « Je suis vraiment diabolisé. » À son fils : « Mais tu sais, les femmes, à cet âge-là, elles sont attirées par l’interdit... »

Gaël a hérité de la « passion » de Philippe pour les femmes. Quand il avait 20 ans, il s’amusait à coucher avec « les nanas » de son père. « Un jour, j’emmène une fille et Gaël en voiture, raconte Philippe. Je suis fatigué, il fait nuit, je me gare sur un parking pour pioncer un peu. Et lui il se tape la gonzesse sur la banquette arrière. Sauf que cette fille elle appartenait à des macs de Pigalle. Ils ont voulu défoncer la gueule de Gaël. »

L’alcool aidant, les Meyer sont intarissables. Dans les souvenirs, quelques célébrités. Gaël : « J’avais 8 ans, papa venait de rentrer en prison, je participais à un concours de cuisine pour écoliers en Île-de-France. Je me retrouve en finale, et dans le jury, il y a Carlos. Avant que les épreuves ne commencent, il vient me voir et me dit avec sa grosse bouille : “Tu sais, tout ce qu’on raconte sur ton père, faut pas que tu le croies. C’est un mec bien, ton papa”. »

Du temps où il était policier, Philippe doublait son salaire en assurant la sécurité de personnalités politiques ou de stars du showbiz, de Simone Veil à Johnny Hallyday. « C’est avec la bande à Johnny que j’ai rencontré Carlos. On était bons copains de chouille. » Il prenait apparemment un sacré plaisir à escorter les VIP : « Tu suivais les motards qui t’ouvraient la route à 200-230 km/h, tu passais le péage à 160... Oui, je me débrouillais pas trop mal.

— À cette vitesse, vaut mieux avoir le compas dans l’œil, commente Gaël.

— Et même, le Meyer dans l’œil ! Les deux se tapent dans la main pour approuver le calembour. —

Ça, c’est de famille. On a de bons yeux. C’est pour ça qu’on a toujours été bons tireurs, assure Gaël

 — Oui. Enfin sauf une fois, pour moi. »

J’avoue que la blague m’a fait sourire. La bouteille de rouge, les pintes et le café mouillé au calva ont délié les langues, et amplifié cette faculté qu’ont les Meyer à toujours rire des choses les plus tragiques, même quand il s’agit du drame qui a fait basculer leur vie. Puis me vient une gêne, nappée de honte. Sur le moment, je la garde pour moi.

Né à Kinshasa en 1976, Makomé M’Bowolé n’a pas connu son père, mort quand il avait 6 mois. Sa mère, qui n’avait pas les moyens de s’en occuper, le confie à son beau-frère qui part à Paris. Makomé a 5 ans. Délaissé, il passe dès ses 7 ans ses nuits à errer seul dans les jardins publics de la capitale. Placé dans un foyer de la région parisienne, à Montgeron, dans l’Essonne, le garçon est en échec scolaire, rétif à l’autorité, régulièrement exclu.

À 16 ans, Makomé M’Bowolé vole des scooters et des vêtements. Son père adoptif – son oncle, donc – répond en lui mettant des trempes. En avril 1993, dans l’appartement familial du 20e arrondissement où l’électricité est coupée depuis plusieurs mois, Makomé dort dans le salon. Il préfère traîner dehors, quitte à dévaliser une petite entreprise pour choper des cigarettes et se faire un peu d’argent. Pour le coup des cartouches de Dunhill, Alioum Gaye et Sori Kamara ont respectivement écopé de quatre et huit mois de prison avec sursis pour vol avec effraction

Le 6 avril 1993, un téléphone sonne à Londres. Booto M’Bowolé, la grande sœur de Makomé, vit dans la capitale anglaise aux côtés de son mari d’alors, avec qui elle avait quitté son Zaïre natal. « Makomé, on le surnommait “Mundele”, parce qu’il avait les cheveux tout clairs à la naissance. Ma cousine m’a appelée, elle avait vu à la télé, elle m’a dit : “Mundele, il est mort, on lui a tiré dessus au commissariat.” Je n’ai rien compris. Je suis sortie dehors, pieds nus. Il fait froid en Angleterre en avril. »

En arrivant à Paris le lendemain soir, elle rejoint le reste de la famille à la morgue. Malgré les vingt-cinq années qui se sont écoulées, Booto M’Bowolé conserve des souvenirs tenaces de la mort de son frère. La tête droite, elle essaie de dompter un accent africain qui se fait plus marqué à mesure que remonte le chagrin. Sa voix claire s’agite de temps à autre, trébuche sur un sanglot refoulé : « Quand je vous parle, là, c’est douloureux, tout remonte, je vois tout, je vois le drap. On ne pouvait pas s’approcher de Makomé, on le regardait à travers les vitres. Je le vois là. (Elle mime sa silhouette avec ses mains.) Il a la tête bandée. Vous savez pourquoi il a la tête bandée ? Et Philippe Meyer, il le sait pourquoi il avait la tête bandée ? » Son frère aurait 42 ans aujourd’hui.

Quand il est incarcéré à Fleury-Mérogis, Philippe Meyer plonge dans une sévère dépression. Le visage de Makomé, l’impact de la balle au-dessus de son œil gauche, le sang qui coule le long de son visage et le bruit de l’écoulement de la cervelle le hantent presque chaque nuit. Les docteurs Cousin et Dubec, experts psychiatriques, décèlent chez lui « un remords authentique » et une « volonté de ne pas échapper à ses responsabilités, même s’il explique les faits comme un regrettable accident ». Il finit par accepter une prescription quotidienne de Prozac et de Xanax, plus un sédatif. Mais il ne prend pas ses cachets et les cache dans sa cellule. Au bout d’un mois d’incarcération, en mai 1993, il avale d’un coup toutes les gélules. La dose n’était pas assez forte. Il ne réessaiera jamais. Il a un fils qui l’attend dehors.

Pendant un peu plus de trois ans, jusqu’à son procès, Philippe Meyer est enfermé avec les prisonniers « isolés regroupés » dans une aile du bâtiment D1 de Fleury-Mérogis, qu’on appelle aussi « quartier VIP ». Il y a là des policiers, des élus, des avocats, des noms associés à de grands scandales politico-financiers, tous ceux qui ne tiendraient pas une semaine avec le reste des détenus.

Geneviève Duverger a été professeure de yoga pendant sept ans à Fleury. Son cours faisait partie du « module optionnel de première année de Deug de psychologie clinique de l’université de Jussieu » proposé à quelques détenus, dont Philippe Meyer

La femme d’une soixantaine d’années porte une épaisse chevelure châtain ondulée rehaussée de barrettes. Elle a noté ses souvenirs sur deux feuilles distinctes. Sur la première, elle a marqué un grand « plus » et relève « l’intelligence supérieure de Meyer », qui se fendait souvent d’interventions pertinentes : « Sans l’avoir étudiée, il avait les paroles d’un homme qui connaissait très bien la philosophie du yoga. Il avait une intelligence avant-gardiste. » Sur celle des « moins », il y a son côté « charmeur ».

À la fin de chaque cours, il sollicite sa professeure. « Ça m’ennuyait parce j’avais peur qu’en détention on pense que j’avais des relations intimes avec lui. La rumeur, c’est la pire des choses, surtout en milieu carcéral.

— Il m’a dit que vous étiez amoureuse de lui... », lui révélé-je.

Elle éclate d’un rire solaire, comme émerveillée par la capacité de son ancien étudiant à se caricaturer lui-même : « Sacré Philippe Meyer. Il est gonflé. Ça fait partie du personnage. Vous savez, les truands, ils ont ce charisme... Certaines bourgeoises viennent faire du bénévolat en prison pour s’encanailler avec des brigands, quand le mari est resté à la ville. » Elle marque une pause et termine avec force malice : « Moi je ne faisais pas de bénévolat. » Geneviève Duverger a témoigné au procès de Philippe. « Le grand mystère, avec lui, c’est comment un homme aussi calme, avec autant de sang-froid, a pu ainsi perdre le contrôle. »

À sonder le dossier d’instruction de Philippe Meyer, à lire les témoignages de ses collègues, de ses supérieurs et les comptes-rendus des experts psychiatriques, l’inspecteur n’avait rien d’un fou de la détente. Flic à l’ancienne, il alimentait un réseau d’indics qui ont permis la résolution de plusieurs grosses a aires.

Son avocat, Jean-Yves Liénard, ténor du barreau, se souvient très bien de cette a aire quand il me reçoit dans son cabinet de Versailles quelques mois avant de s’éteindre à 76 ans : « A-t-il tiré volontairement ou accidentellement ? Je ne sais pas. Et je vais vous dire, je m’en fous. À mon avis, Meyer non plus ne sait pas. Même sous la torture, il ne saurait vous le dire. » Mystérieux, il poursuit : « Il faut parfois accepter que la vérité reste au fond du puits. »

Lors du procès du 12 au 15 avril 1996, Me Liénard a tenu des axes de défense simples : « Ses actes de service étaient tout à fait convenables, c’était un bon flic, sans antécédent de violence, avec des conditions de travail extrêmement difficiles, dans un commissariat pourri, des locaux vétustes en diable, ce qui pouvait aboutir à ce qu’on appelle aujourd’hui un burn out. Qui a eu pour conséquence ce geste malheureux. »

En face, Me Francis Terquem, lui, a contesté qu’on puisse qualifier les actes d’involontaires. Cofondateur de SOS Racisme, l’avocat a assuré la défense de la famille M’Bowolé. Dans un restaurant italien, juste derrière son cabinet, il commande un pichet de vin blanc. « Les faits étaient tellement caricaturaux ! Makomé était à l’évidence le symbole du grand casse-couilles, black, qui n’a pas deux grammes de culture, qui a quitté l’école avant qu’elle ne le quitte, et qui passait son temps à emmerder les gens. En face, un flic débile et alcoolique. C’était la France des années 1990. »

Philippe Meyer était connu pour être mauvais fonctionnaire. « C’était une catastrophe, se souvient son ancien chef, Denis Martin. Avec ses retards, ses procédures mal réalisées, il me mettait toujours en porte à faux vis-à-vis de ses collègues. » Ses retards répétés et son aversion pour la machine à écrire ont fait dire au commissaire José Ruiz en 1990, dans son rapport de notation, que Meyer était un « poids mort » dans son service. Cinq jours avant le drame, il consigne les arrivées peu matinales de son officier. Le commissaire est formel, Meyer « n’a pas sa place dans [sa] direction ».

Pour Me Terquem, Meyer a voulu faire du zèle : « Il a Makomé dans son bureau, les parents qui n’arrivent pas, et se dit : je vais le faire craquer, je vais avoir les aveux, si j’ai l’a aire, je vais calmer mes supérieurs. Il s’agite, sort son pistolet, et le coup part. C’est en cela que c’est volontaire. Dans l’intention. » Il s’arrête un temps pour se resservir un verre de vin blanc. « La préfecture de police ne se contente pas de recruter des imbéciles, elle les arme aussi. »

Pendant le procès, Me Terquem joue la carte du crime raciste. Avec le recul, il accorde qu’il est difficile de coller cette étiquette sur le dos de Philippe Meyer : « Ce n’est pas lui qui est raciste, c’est l’ensemble de la situation. Ces années-là, tous les cadres de la police sont des anciens de l’Algérie. »

En arrivant à Uccle, commune du sud de l’agglomération bruxelloise, pour rendre visite à Philippe Meyer au début du mois d’août, je demande au chauffeur de taxi, Murat, s’il connaît le lieu où il va me déposer. « Ah oui, c’est plus qu’un quartier aisé me lance-t-il impressionné. Surtout l’avenue de Fré, là, c’est la grande classe. Je sais pas chez qui vous allez, mais ça doit pas être n’importe qui. »

Sa berline noire se gare bientôt devant une jolie demeure en briques sombres, posée entre une maison d’architecte et l’église orthodoxe Saint-Job d’Uccle. Le lierre mange la moitié de la façade. Une fois passé un portillon en fer forgé, je frappe à la porte d’entrée. Une vieille dame vient m’ouvrir. Elle se tient voûtée comme une bossue. Son œil droit a du mal à se maintenir ouvert. De cette carcasse de femme se dégage une odeur fétide.

« Ah oui, vous êtes le journaliste ! Vous venez voir Philippe Meyer c’est ça ? Rentrez, il est là-haut. » Dans cette maison au charme certain, avec ses grandes pièces, son carrelage blanc et son papier peint, une autre odeur me saisit : celle de la pisse de chat. Comme si une meute de félins enragés s’était soulagée sur les murs. Ils ne sont que trois en réalité. Dans la cuisine, des sacs plastique sont entassés, et le contenu de la litière est déversé sur le sol.

Au deuxième étage, Philippe Meyer m’attend sur le palier : « Tu as fait connaissance avec Mme Foster alors ? La pauvre femme, elle commence à devenir sénile. » Il pénètre dans une pièce de 30 mètres carrés, calée sous les toits. Il y a une cuisine plutôt bien ordonnée, un coin salon avec un fauteuil, une chauffeuse et un vieux poste de télé. Une échelle permet de grimper à une mezzanine. On se croirait dans le studio d’un étudiant. Le Velux au-dessus du lit donne sur une étroite terrasse privée, qui o re une vue imprenable sur le jardin. Une tonnelle abrite un fauteuil en osier, d’un romantisme champêtre.

Philippe Meyer porte un large t-shirt blanc, a chant un drapeau du Canada, et une paire de Converse. Il est beaucoup moins fringant que lors de nos précédentes rencontres : « Qu’est-ce que je me fais chier dans ma vie ! » Dans un des quartiers les plus riches de Bruxelles, il vit du RSA et tient compagnie à une femme de 86 ans qui perd la tête et l’héberge gratuitement. En échange, il se charge de sa paperasse et des courses.

Il se sert un Martini, me sort un Coca. Nous reparlons de son procès. Depuis vingt-cinq ans, il assure que ce sont les mains de Makomé qui, dans le feu de l’action, ont enclenché le chien du Manurhin. « Mais tu sais que la version que j’ai donnée, je l’ai imaginée parce que je suis incapable encore aujourd’hui de dire comment ce coup de feu est parti. J’ai entendu un “pfouf”, et j’ai compris qu’un coup de feu avait été tiré quand j’ai vu le trou rouge et le sang couler. Je ne voulais pas le tuer. Faudrait être un psychopathe pour faire une chose pareille. »

L’avocat général a requis dix ans de prison ferme contre lui. Le jury populaire l’a condamné à huit ans pour « coups et blessure ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Dans sa chambre, Philippe Meyer se roule un joint : il n’a jamais digéré cette condamnation. « J’ai payé pour les autres. J’ai été lâché par ma hiérarchie », insiste-t-il. Réponse de son avocat, Me Liénard, sourire malicieux aux lèvres : « Se victimiser, c’est assez habituel chez un condamné. Avec mon confrère Lemaire, nous étions absolument ravis de cette décision qui semblait pour nous inespérée. »

L’ex-flic voulait être jugé pour homicide involontaire, c’est-à-dire être envoyé non pas aux assises, où il risquait vingt ans de prison, mais en correctionnelle, où il encourait huit ans de réclusion. Son avocat : « L’homicide involontaire, c’est l’accident de voiture : vous rentrez chez vous avec 2,5 grammes d’alcool dans le sang et vous fauchez un piéton. Ça, c’est un homicide involontaire. Pas un policier qui tire à bout portant dans la tête d’un mec. »

Gaël, lui, voudrait croire en la version du père : « On en a reparlé plein de fois. Mais depuis que j’ai appris à manipuler des armes, je me dis qu’il faut vraiment être con pour faire ce qu’il a fait. Prendre un pistolet pour impressionner un mec, mettre le doigt sur la détente... » Philippe Meyer est du genre à se plaindre. Même lorsqu’il joue la carte de l’introspection – et il ne brille guère dans l’exercice –, la victime c’est aussi un peu lui. Est-ce qu’il regrette son geste ? Oui, évidemment. Mais surtout parce qu’il se dit qu’aujourd’hui il ne serait pas loin de prendre sa retraite et qu’il aurait fini gradé à la brigade de répression du banditisme, pas à moisir chez une vieille folle. Est-ce qu’il parvient à penser ce qui a pu l’amener à faire ce geste ahurissant consistant à brandir son arme dans un poste de police face à un gamin ? « C’était une période où j’avais sans doute trop chargé la mule, et le fait d’avoir bu un verre ou deux... J’étais pas bourré mais ça a dû enlever le reste de maîtrise. » Est-ce qu’il songe au garçon qu’il a tué ? Non. Il en a été hanté au tout début, puis a préféré ne pas imaginer ce qu’il serait devenu, pour s’épargner des insomnies. « D’autant que, probablement, ce connard aurait fini en prison. »

Après s’être pris un second Martini, Philippe propose d’aller manger un morceau. Nous descendons de sa chambre, croisons Mme Foster. La veille femme l’interpelle : « Ça s’est bien passé avec votre ami informaticien ?

-Vous confondez, madame Foster. Maurice est journaliste, il écrit un article sur moi.

— Ah mais oui, pardon, où avais-je la tête ? Ça s’emmêle un peu là-haut », dit-elle en se tapant le front.

Mme Foster laisse toujours sa vieille Toyota Yaris à la disposition de son homme à tout faire. « Quand je l’emmène à la banque ou faire ses courses, j’ouvre les fenêtres en grand, à cause de son odeur, m’explique Meyer.

— Pourquoi tu ne lui appelles pas une femme de ménage ? Au moins pour la cuisine ? demandé-je encore sonné par la saleté du lieu.

— J’ai essayé plusieurs fois. Mais elle est têtue. Elle a peur de se faire voler.

— Et pourquoi tu n’appelles pas les services sociaux ?

— Parce qu’elle n’est pas complètement sénile. Elle a peur de finir sous la tutelle de ses neveux. Et puis ça ne m’arrange pas non plus. Là au moins j’ai un toit. »

Meyer, qui a le sens du contrepied, m’emmène manger chez Kirikou, un restaurant congolais. Le patron le salue, Philippe est un habitué. Il commande deux bières et deux poulets mafé croustillants à se damner. Son séjour en prison m’intéresse. Quand il est condamné, il est envoyé dans la maison d’arrêt de Melun. Fini le quartier VIP. Meyer n’est pas tranquille. On crache sur son passage. La première semaine, il ne sort pratiquement pas de sa cellule. Pour aller manger, il plie une fourchette dans le creux de sa main en laissant les dents dépasser entre ses phalanges. Il échappe à une tentative de meurtre. Même ça, il le raconte avec dérision : « Je suis dans le gymnase, un mec me propose de faire une partie de ping-pong. On joue, je lui propose la revanche, le mec me dit non, il a un truc à faire. Il se casse vite fait. Le temps que je remballe ma raquette, je vois deux grands Blacks arriver, chacun d’un côté. Le premier a la main dans une poche, comme s’il avait une lame, et là je lui éclate ma raquette sur la gueule, sa mâchoire fait “chlonk” et je file en courant. »

En détalant, il tombe sur Michel, dit « le Yougo », qui demande à l’ancien flic, avec sa voix de canard : « Alors le poulet ? T’as des problèmes ? » Meyer lui montre la tête de sa raquette qui pend au bout du manche. « La prochaine fois, t’auras qu’à te mettre au base-ball. » Michel était venu défendre Meyer, de la part d’un certain « Paulo », un Corse, chef d’une bande de braqueurs. Les deux hommes se sont croisés quelque temps auparavant, ont sympathisé. L’ancien condé va recevoir sa protection. Aux autres détenus qui lui cherchent des noises, Paulo dira : « Le poulet, il a un genou à terre. Et on ne frappe pas un homme à terre. »

Philippe sort en août 1998, après cinq ans et demi de détention. Gaël : « Enfin, je savais que je n’allais plus être seul. » Le retour à la vie réelle n’est pas de tout repos. Philippe retrouve Ghyslaine, « Gigi », sa petite amie, qui l’a attendu dehors pendant toutes ses années passées à l’ombre. Philippe et elle se sont rencontrés trois mois avant « la bavure ». Gigi venait de se faire arrêter au beau milieu de la nuit, ivre en plein Paris. Philippe, de garde ce soir-là, va la voir dans sa cellule. Elle est à moitié déshabillée,

il l’aide à remettre ses vêtements. Il la convoque une semaine plus tard pour un motif quelconque. Leur histoire commence. Elle a dix ans de moins que lui.

Sauf que Gigi a de sérieux problèmes mentaux« C’est sans doute aussi pour ça qu’elle est restée près de moi malgré la prison », concède Philippe. « Gigi, c’était quelque chose, se remémore Gaël. Tout allait bien, et d’un coup, ça partait en vrille. » Les deux hommes préfèrent en rire aujourd’hui. Un matin, Philippe et Gaël descendent acheter du pain. Ils remontent vingt minutes plus tard et trouvent Gigi bourrée dans le salon, un fusil de chasse à la main, tenant Mat en joue. Heureusement, elle ne savait pas où étaient les cartouches. Philippe et elle se sépareront en 2000.

 

Professionnellement aussi, il déchante  : « Quand tu as fait de la prison, clairement tu as la double peine », le défend son fils. Il cherche à bosser dans la sécurité mais toutes les habilitations lui sont refusées à cause de son casier judiciaire. Un soir de 1999, Philippe se balade avec Gigi dans Pigalle, le quartier de son ancien commissariat, les Grandes-Carrières. Il y croise un des parrains de ce « village », « Justo le Tanche ». Le Gitan lui fait une proposition : « Écoute, Philippe, tu vas faire comme les copains : tu vas prendre un bar avec une gonzesse, et tu vas gérer ton bar, avec ta gonzesse. »

Fin août 2018, je retrouve Philippe à Pigalle, son village. Il y a été flic. Il y a été voyou. À peine remontons-nous le boulevard de Clichy de quelques mètres qu’une rabatteuse l’arrête : « Oh Philippe ! Comment tu vas ? » La scène se répète une bonne dizaine de fois. Ici, on l’appelle par son prénom, pour ceux qui le connaissaient déjà quand il était policier, ou par son surnom, « Paco ». C’est S. qui lui a trouvé ce diminutif. Une fille de quinze ans de moins que lui, qui a commencé à Pigalle en vendant son corps. Juste après la fin de son histoire avec Gigi, Paco tombe amoureux d’elle. Ils resteront sept ans ensemble. Aujourd’hui, elle est serveuse dans un bar branché. Elle a refusé de me parler de son ancien amant.

Meyer passe dix ans à Pigalle. Il gère une dizaine de bars à filles, des lieux de luxure devenus plus rares aujourd’hui. Devant le Pussy’s, nous croisons Sofiane, le gérant. Philippe lui explique que je suis journaliste, que j’aimerais visiter les lieux. Sofiane accepte parce qu’à Pigalle on ne refuse pas grand-chose à Paco. Mais il esquive les questions, détourne le regard. À l’entrée, sous la lumière écœurante des néons violets, un gros bras discute avec une jeune métisse perchée sur des talons hauts et sévèrement moulée dans une robe grise à strass : « Non mais tu me prends pour qui ? Bien sûr que j’ai pas mis de culotte ! » Le type nous emmène à l’intérieur. Lumière tamisée, barres de pole dance. Au zinc, deux jeunes femmes d’une vingtaine d’années, toutes deux habillées d’un top court et d’un minishort.

Voilà comment se passaient – et se passent encore – les choses pour un client qui s’aventure dans un tel tripot. Traversant Pigalle à une heure tardive, saoul, vous vous laissez embarquer par une rabatteuse qui vous explique qu’à l’intérieur le cocktail est à 10 euros, le show privé à 20. Vous sympathisez avec une des hôtesses, vous lui payez une tournée, une deuxième, et puis allez, elle est sympa cette fille, on va prendre la bouteille de champagne – en réalité un mousseux à 3 euros –, et on va se caler dans un salon à l’étage pour un striptease comme on en voit dans les films de gangsters. Lorsqu’il faut passer à la caisse, vous remarquez sur la carte, en tout petit, que le gin tonic n’est pas à 10 euros comme annoncé, mais à 80 euros. La bouteille à 200, tout comme le show. Parti pour une addition de 200 euros maximum, vous vous retrouvez à devoir en régler 800. Vous protestez non mais sans blague. Là arrive un des gros bras de l’entrée. On vous fait comprendre gentiment que soit vous cassez la tirelire, soit on vous casse le bras. Alors vous sortez la carte bancaire, vous réglez 200 euros au comptoir, et le videur vous accompagne dehors pour aller tirer les 600 euros restants au distributeur. Et bonne soirée.

C’est ainsi qu’a vécu Philippe : de la naïveté des clients. Quand il commence son activité, Gaël a 12 ans. Jusqu’à ses 15 ans, il passe la majorité de ses nuits avec son père entre les prostituées et les maquereaux. Il ne va quasiment plus en cours. Philippe présente son fils à tout le monde : « Voici ma progéniture », formule-t-il avec fierté. Gaël se marre à l’évocation de ces années : « Les filles qui bossaient pour Paco m’adoraient. J’étais le petit blond aux yeux bleus, j’avais la cote. » Mais à 15 ans, Gaël commence à s’éloigner de Philippe : « C’était pas un père, plus une sorte de mentor. » Il commence à traîner avec une petite bande de Lagny-sur-Marne, avec laquelle il trafique du shit. Quand un de ses potes est sur le point de se faire choper, Mat lâche tout.

Passé pas loin d’une vie promise à la prison, Gaël essaie de se ranger. Avec le soutien de ses grands-parents paternels, il chope un appartement et se lance dans des études de cuisine. « Ça m’a vite emmerdé. » Il tente un bac technique, puis un BEP, puis un CAP, se fait virer à chaque fois. De 16 à 19 ans, il bosse la nuit dans des cafés parisiens. Il découvre le monde de la jet-set et prend de la coke avec des stars de la télé-réalité. « Un jour, j’en ai eu marre, je me suis dit qu’il fallait que j’arrête les conneries. » En 2004, il prend un appartement avec son père et rentre au lycée. Il a 19 ans. « J’ai beaucoup souffert du décalage avec les gens, et pas seulement à cause de la différence d’âge. Même aujourd’hui, quand je rencontre quelqu’un, je ne rentre jamais dans le détail. »

Il entre en terminale à 22 ans. Il ne va pas en cours, bosse toujours dans les bars pour mettre des sous de côté et obtient son bac en 2007. Les relations avec son père sont tendues. Gaël en a ras-le-bol de ses magouilles. Il s’inscrit en première année à la Sorbonne en éco-gestion, suit les cours par correspondance, et file à Londres pour améliorer son anglais. Là-bas aussi, il gagne sa vie comme barman. Trois ans après son arrivée, il sort diplômé d’une licence d’économie de l’université de Birkbeck College. Se découvrant une fibre matheuse, il intègre un master de finance à la prestigieuse université de Cambridge à partir de 2014, puis un doctorat.

Réconcilié avec son père depuis la mort de ses deux grands-parents paternels, en 2009, Gaël revient en France fin 2015. Sans vraiment le vouloir, il se fait rattraper par la ferveur patriotique qui sommeillait en lui. Après les attentats de Charlie hebdo et du Bataclan, il ne veut pas « rester là sans rien faire ». Lui qui a toujours eu en horreur toute forme d’autorité, qui plus est lorsqu’elle porte un uniforme, devient à 30 ans réserviste de l’armée française. Et en 2018, le voilà commissaire à la direction générale des armées.

Gaël a redoré le blason de la famille. Il est, presque à son corps défendant, symbole de l’ordre, du respect de l’autorité, de la droiture, de l’excellence. L’exact opposé de son géniteur. Denis Martin, l’ancien supérieur de Philippe, qui était aussi son ami au lycée, dit de lui : « Déjà à l’époque, sa vie c’était cigarettes, whisky et petites pépés. Il s’est pas foulé. » Fils d’un couple de maroquiniers qui aimaient incommensurablement leur fils, Philippe, le « vilain petit canard », concède : « Je n’ai jamais manqué de rien. J’ai eu les parents que tout le monde aurait aimé avoir. »

Après avoir dîné au restaurant congolais, Philippe descend la rue : « C’est ici que je prends ma beuh normalement. » On croise une voiture de police. On remonte dans la Yaris. À ce stade, Philippe prend le volant avec une pinte, deux Martini et un joint dans le sang. On rentre dans un bar à bières de Bruxelles. Philippe serre la main du videur, claque la bise aux serveurs qui le connaissent comme le loup blanc et l’appellent tous « Paco ». Gaël m’avait prévenu : « C’est un personnage. Il est plein de charisme. Un magicien du relationnel. Le seul truc qu’il réussit vraiment bien. Il a jamais un rond, mais il est toujours en train de boire des coups avec des potes. »

Le lendemain, je sonne chez Mona, sa meilleure amie. Elle a 32 ans, vit seule. Après une carrière d’actrice à Paris, des petits rôles au cinéma et dans des spectacles pour enfants, elle est revenue vivre en Belgique, où elle bosse comme thérapeute, spécialiste de massages ayurvédiques. C’est elle qui a présenté le producteur Victor Shapiro, qui n’est autre que son frère, à Philippe, pour qu’il tourne un film sur sa vie à partir du manuscrit écrit par l’ex-policier. Dans son salon, un vieux poste diffuse Radio Nostalgie en fond sonore.

Mona a rencontré Philippe chez Pépette et Ronron, un bar de la capitale. Elle était saoule, lui aussi. Ils ont discuté. Au bout de cinq minutes, Meyer lui avait tout raconté : Pigalle, le garçon qu’il a tué, le livre qu’il voudrait publier, la prison, sa vie de flic. Mona a eu un mouvement de recul. Ça ne les a pas empêchés de devenir amis.

« Philippe, c’est un vrai bon copain. Quand j’ai besoin de lui, hop, il vient me chercher avec sa voiture. On aime faire la fête, nous arsouiller. Il est toujours excessif, mais c’est vraiment un gars sympa. » Ses amis ne comprennent pas : « Ils me disent : “Mais Mona, pourquoi tu fréquentes ce type ? Il a buté un mec. Et il l’a buté parce qu’il était noir, en plus !” Moi je réponds : “Oh ça va. Il aurait été blanc, il l’aurait buté aussi”. »

Mona est la seule à connaître un autre Meyer. Des soirs où il l’invite à dîner dans son studio, lui fait la cuisine et enfin ouvre les vannes, pleure comme un enfant en pensant à Gigi qui s’est suicidée quelques années après leur rupture, à Gaël qui n’a pas eu l’enfance qu’il méritait, à ses parents qu’il a peur d’avoir déçus. Mais pas au « gamin » qu’il a descendu. Ce serait trop pour un seul homme.