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True Story Award 2021

Les enfants maudits de Birmanie

Parties travailler à la ville, deux petites filles ne donnent plus de nouvelles. Un enquêteur
les cherche. Dans un pays dévoré par la haine bouddhiste, leur disparition devient une
affaire d’État.

Les mômes regardent le ciel avec ennui. C’est l’été et la mousson revient avec son cortège gris, des flaques partout, grandes comme des lacs. San Kay Khine, 12 ans, se réfugie dans la hutte familiale, avec les poules effrayées par la pluie. Thazin, une voisine de son âge, vit aussi dans un cube d’ombre et de bambou. Les deux enfants habitent à Baw Lone Kwin, un village happé par la forêt, à soixante kilomètres au sud de Rangoun, en Birmanie. L’eau perce les toits rafistolés, l’électricité manque. Les habitants s’endettent pour acheter à manger.

En 2011, une femme passe dans le village. Elle cherche des gamines dociles à envoyer en ville, pour devenir domestiques. Rangoun, la capitale économique, déborde de petits qui triment pour aider leur famille. L’orpheline Thazin est vite choisie par la recruteuse. Les parents de San Kay Khine, eux, hésitent à envoyer leur fille, qui prend les devants : « Maman, on ne va pas s’en sortir. Je vais y aller. Je reviendrai pour la rentrée. »

Pour 15 000 kyats par mois (8 euros), les deux enfants font la cuisine, le ménage et la lessive dans une boutique de vêtements de la 40e rue. Les premiers salaires sont payés d’avance, une aubaine. Mais les jeunes domestiques ne donnent pas de nouvelles. Quand les parents appellent, la gérante décroche et explique qu’elles sont absentes, qu’elles voyagent. Parfois, elles vont même à la plage.

Les filles ratent une rentrée scolaire, puis deux. L’inquiétude grandit au village. La mère de San Kay Khine n’en peut plus. Elle veut revoir son enfant. En 2014, le maire paie le trajet jusqu’à Rangoun à quelques habitants. La ville paraît loin, au-delà des bois et de la rivière. Ils n’y mettent jamais les pieds. Dans la 40e rue, les volontaires trouvent une boutique fermée. Ils débarquent au commissariat. L’accueil est froid, l’affaire n’intéresse pas, mais la police promet que les filles reviendront bientôt.

La promesse ne résout rien. Le téléphone de la boutique ne répond plus. Les salaires ne sont même plus versés. Pendant ce temps, les champs de bétel et les rizières réclament des bras. Des enfants naissent, d’autres ventres. Cinq ans maintenant que les filles sont parties. Les parents finissent par accepter l’évidence, le coeur crevé. Leurs petites ont disparu.

« Réfugié sur la planète humaine »

L’homme qui détient la clé de cette histoire grimpe un escalier de pierre, sa valise défoncée sur l’épaule. Le bagage plie son corps mince, écrase sa nuque et sa bouille de gosse. Ses yeux luisent dans la pénombre, d’un éclat dur, deux billes de charbon. Avec la nuit vient l’envie d’être seul.

Son souhait sera bientôt exaucé. Ce samedi d’août 2018, Swe Win, 40 ans, entre dans un célèbre institut de méditation de Rangoun. Il va s’enfermer pendant dix jours avec des Français, des Canadiens, des Birmans et d’anciens camés, sans prononcer un mot. Il fait cette retraite chaque année: « Ça m’aide à ne pas faire d’erreur, à garder le contrôle. Je me mets parfois dans des colères noires et ce n’est bon pour personne. »

À l’entrée, il signe un formulaire et confie son téléphone et son argent, comme un détenu. Dans un dortoir miteux, des types le regardent déballer ses affaires.

« Dix jours sans parler, tu vas tenir ?
— J’ai passé sept ans en prison, principalement à l’isolement. Alors dix jours sans parler,
c’est rien », rit-il.

Quand il avait 20 ans, Swe Win tractait pour renverser la junte qui étouffait alors la Birmanie. Le peuple avait faim, l’armée tirait sur la foule. Une nuit, il est arrêté chez ses parents et condamné à vingt et un ans de prison. « Il était tellement chétif… On pensait que la prison allait le briser », se souvient l’un de ses frères, un poids plume lui aussi.

Swe Win sort au bout de sept ans, à la faveur d’une amnistie générale. Il a failli devenir fou : « J’ai compris que si je voulais survivre, il fallait que j’arrête de m’attacher aux choses. En prison, j’aimais jouer aux échecs, mais je devenais accro, alors j’ai cassé le plateau. J’ai aussi perdu le goût de la lecture. Le désir disparaît, et la douleur aussi. »

La prison est une blessure et une bénédiction. Gardé dans un clapier, roué de coups, il découvre la méditation grâce à un documentaire, « Purger sa peine, purger son corps par le vipassana », projeté aux prisonniers. C’est aussi derrière les barreaux qu’il apprend le journalisme, en grattant les nouvelles sur des emballages qui passent de cellule en cellule.

Aujourd’hui, Swe Win est le rédacteur en chef de Myanmar Now, l’un des rares médias d’investigation en Birmanie. Le journalisme était la passion de son père, un fonctionnaire toujours penché au-dessus de sa radio, avec son fils sur les genoux. Swe Win est incapable de se taire: « Je suis né comme ça. Je ne supporte pas les injustices. »

Beaucoup de confrères admirent sa rigueur et ses questions tranchantes, même si d’autres le trouvent « dingue ». Le gamin de Rangoun est un solitaire, avide de trancher les liens plutôt que de les tisser. Pas sociable, de son propre aveu : « Je me sens parfois comme un réfugié sur la planète humaine. » Sa femme voudrait qu’il lève le pied. « Elle dit que je creuse ma propre tombe. » Depuis longtemps, le reporter accumule les ennemis. L’affaire des gamines disparues n’a rien arrangé.

« Arrêtez de filmer ! »

En juin 2016, Swe Win cherche un chauffeur musulman parmi les taxis de Rangoun : « Certains bouddhistes refusent de monter avec eux, alors je fais l’inverse, je les choisis exprès pour les soutenir. » Les musulmans, minorité dans une Birmanie largement bouddhiste, sont persécutés par une partie de la population, qui les considère comme des étrangers.

La ville s’étrangle dans un fracas de tôle et de moteurs. Coincé dans les bouchons, le chauffeur fait la conversation, des banalités. Quand il apprend que Swe Win est journaliste, son visage se crispe. « Je connais des filles qui travaillent dans une boutique, souffle-t-il d’une voix inquiète. Je ne peux rien faire, mais elles ont besoin d’aide. » Le reporter l’écoute sans rien dire. Il veut appeler la police, mais craint de passer pour un idiot embobiné par un taxi. Il propose :
« Donnez-moi l’adresse exacte.
— Vous allez les sauver ?
— Je ne sais pas, j’irai voir.
— Vous me le promettez?
— Je ne peux rien vous promettre ! Je vais jeter un oeil, c’est tout. »

Le lendemain, vers 16 heures, Swe Win remonte la 40e, une rue étroite comme un goulot de bouteille. Les façades tombent en miettes sur les enseignes. Les échoppes voisinent avec le ciel – deux mosquées, une église et un temple bouddhiste. Le taxi a donné l’adresse d’un tailleur de vêtements réputé.

Swe Win pénètre dans la boutique, une grande pièce au lino usé, tapissée de fringues sous plastique. Au milieu des robes bariolées et des smokings, le reporter s’avance avec la boule au ventre : « Je me suis senti mal dès que je suis entré. J’avais l’impression d’être plongé dans les ténèbres. »

La patronne l’accueille en souriant. Déstabilisé, il improvise : « Je vais en Europe pour un voyage d’affaires. Je peux voir vos costumes les plus chers ? » La gérante s’exécute, mais son client regarde ailleurs. Quelqu’un travaille au fond, dans un recoin dédié à la cuisine.

« Vous avez des catalogues ? tente Swe Win pour gagner du temps.
— Bien sûr. Je vais les chercher, prenez une chaise.
— Je préfère m’asseoir par terre si ça ne vous dérange pas. »

Le reporter refuse de bouger. Alors qu’il filme discrètement avec son téléphone, une gamine apparaît à l’écran. Chose étrange : elle porte des manches longues, malgré la chaleur. Ses mains fines sont pleines de cicatrices. Une autre enfant surgit, avec une balafre au visage. « Arrêtez de filmer ! », s’interpose la fille de la propriétaire. Swe Win s’enfuit en bredouillant une excuse.

Il réfléchit à toute vitesse, en sueur. Qui sont ces gamines ? Et ces blessures… Il porte plainte au commissariat du quartier et rappelle tous les jours. « On va étudier le dossier », radote le standard. Il envoie un courrier à la Commission nationale pour les droits de l’homme, sans plus de succès. Le journaliste veut écrire un article mais renonce faute de preuves : « Je n’allais pas retourner au magasin pour demander une interview ! “Bonjour, est-ce que vous torturez vos domestiques ?” » À court d’idées, il repense au visage affolé du taxi, impuissant lui aussi. Il a bien fait de ne rien promettre.

Le « jour de chance »

Un mois plus tard, Swe Win reçoit une lettre inattendue. La Commission nationale pour les droits de l’homme a finalement répondu. Cette institution birmane est née d’un séisme politique en 2011, quand, à la surprise générale, la junte militaire abandonne le pouvoir après presque cinquante années de règne. Le nouveau président, Thein Sein, un général à la retraite, veut séduire la communauté internationale et faire oublier la dictature. Après avoir libéré Aung San Suu Kyi, opposante historique et prix Nobel de la paix, il organise des élections, abolit la censure et fonde une belle Commission pour les droits de l’homme, qui doit enquêter sur les exactions, les abus de pouvoir, les discriminations… Mais elle n’a jamais effleuré les militaires.

La lettre invite Swe Win à assister à une rencontre entre les familles des filles aperçues dans le magasin et leurs employeurs. Elle est organisée par quatre commissaires, des proches ou des anciens de la junte. Swe Win hésite, trop de lumière. Mais sa curiosité le pousse à aller voir.

Ce matin-là, le drapeau birman flotte sur l’édifice de la Commission. Swe Win repère deux naufragées au visage jaunâtre. La mère de San Kay Khine et la tante de Thazin sont couvertes de thanaka, un maquillage fait d’écorce d’arbre. Swe Win se présente mais les femmes n’écoutent pas, elles veulent rentrer chez elles. Sa plainte a porté ses fruits. Les filles ont été libérées et sont revenues au village après l’intervention de la police. Les gamines n’ont pas été invitées. Le différend se règle entre adultes.

Les participants s’installent à l’étage, dans une salle aux rideaux tirés. Des boîtes de mouchoirs sont posées sur les tables. La gérante du magasin est absente. Elle a envoyé son fils, un costaud à lunettes, fier d’avoir vécu quelques années à Londres, et ses deux filles, Su Mon Lat, avec son mari, et Thiri Lat, la brune qui empêchait Swe Win de filmer. La famille en impose, un mur de glace. Le journaliste s’assoit près des villageoises intimidées, qui se demandent comment des gens aussi cruels peuvent être « si bien habillés ».

Un policier se lève, deux étoiles sur chaque épaule. Il résume son enquête : « Nous avons constaté que les filles avaient été traitées comme des esclaves. Les employeurs ont profité de leur ignorance et de leur jeune âge. Les salaires n’étaient pas versés régulièrement. Elles ont aussi été soumises à des actes de torture. » Un ange passe, qu’un commissaire flingue en plein vol : « C’est votre jour de chance. Vous allez tous pouvoir vous éviter beaucoup de tracas en réglant ce problème par une négociation financière. »

Swe Win bondit : « C’est une affaire criminelle, qui doit être confiée à la justice ! Personne ne peut rien contre ça, même Aung San Suu Kyi ou le chef de l’armée. Je vous en prie, respectez la loi !
— Monsieur Swe Win, vous êtes ici pour écouter. Laissez-les discuter », réplique le commissaire.

Furieux, le reporter griffonne un bout de papier pour la mère de San Kay Khine. Elle regarde le message d’un air navré : « Je ne sais pas lire. » Le fils costaud est pressé : « Madame, oublions le passé. Combien vous voulez ? » La mère ne sait pas quoi répondre : « Ma fille pouvait utiliser ses mains avant de travailler chez vous… Maintenant, ses doigts sont inutiles. Vous lui avez même cassé le bras. » Elle réfléchit un peu. Elle voudrait 5 millions de kyats (2 800 euros).

Une commissaire intervient : « Je corrige aussi ma servante, qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? » Après six heures de discussion, un accord est trouvé : 4 millions pour la mère de San Kay Khine car sa fille présente plus de blessures, et 1 million et un bijou en or pour la tante de Thazin.

Le « jour de chance » est terminé. Les femmes emportent des liasses de billets qu’elles sont incapables de compter. Swe Win fait le calcul avec elles, même si l’argent pue la défaite. Il jette le bout de papier qu’il voulait faire passer. Dessus, il avait écrit : « Pas de compensation. Je veux obtenir justice. »

« Ils me frappaient dès que je faisais une erreur »

Un van Toyota dévale la route crevée qui mène à Baw Lone Kwin. À bord, Swe Win et une dizaine de journalistes, qu’il a contactés sur Facebook : « Deux filles ont été réduites en esclavage dans un magasin du centre-ville de Rangoun. Je vais les retrouver demain, à 8 heures, dans leur village. Tout le monde peut venir. »

Le véhicule plonge dans la forêt, magma de bambous, d’acacias et de bananiers. Swe Win se demande s’il a pris la bonne décision. Depuis le début, un détail le retient de médiatiser l’affaire : les filles de Baw Lone Kwin sont bouddhistes ; leurs tortionnaires sont musulmans. Dans un autre pays, ce serait une poussière, mais en Birmanie, l’information pourrait suffire à déclencher une émeute. En 2012, après l’annonce du viol et du meurtre d’une bouddhiste, des affrontements interreligieux avaient éclaté dans plusieurs villes, faisant des centaines de morts. Les musulmans avaient été traqués à coups de pierre par leurs voisins bouddhistes, les mosquées brûlaient, notamment dans l’ouest du pays, où vivent les Rohingyas, une minorité musulmane persécutée depuis des décennies. La Birmanie ne s’est jamais remise de ce violent conflit. Beaucoup de musulmans vivent encore réfugiés dans des camps.

Des moines bouddhistes islamophobes continuent de souffler sur les braises, comme Ashin Wirathu, le plus connu d’entre eux. Ses prêches subjuguent les fidèles. D’après lui, une invasion de « kalars » – insulte raciste, l’équivalent de « nègre » ou de « bougnoule » – se prépare. Il prétend que le bouddhisme sera bientôt écrasé par l’islam, loin de la réalité d’une religion discrète, pratiquée par 4% de la population. Les robes safran ont l’oreille des autorités. Des lois de « protection de la race et de la religion » ont
été adoptées en 2015, visant à empêcher les mariages interreligieux et les conversions à l’islam.

Swe Win connaît bien les bonzes nationalistes. Dans un article de 2013, il dénonçait l’influence croissante de ces moines « corrompus », « aussi brutaux que des officiers », et n’a pas cessé d’enquêter à leur sujet. Eux n’ont jamais pardonné que la charge vienne d’un Birman, un bouddhiste, un traître devenu ennemi intime.

Au fond du van roulant vers Baw Lone Kwin, une fille à la taille de moineau se demande ce qui l’attend dans ce village perdu. Khin Moe n’a pas réfléchi avant de venir. Elle suivrait Swe Win au bout du monde, depuis son stage chez Myanmar Now. Dans la Toyota, qu’il a louée de sa poche, le mentor détaille l’affaire à ses confrères, distribue des copies du rapport de police. Il ne mentionne jamais la religion des protagonistes. Il ne veut pas que ça devienne un sujet.

La troupe arrive sous un soleil de feu. Les jeunes domestiques se cachent dans une hutte et refusent de sortir. Khin Moe s’approche avec deux femmes. Elle stresse un peu, elle n’est journaliste que depuis quelques mois. Ses pieds nus foulent le bambou tressé. Dans l’ombre, deux corps ratatinés l’attendent. La débutante tend ses mains vers celles qui tremblent. Pendant vingt minutes, les doigts mêlés comme des racines, les femmes chuchotent. Les filles craignent d’être retrouvées par leurs bourreaux.

Thazin sort en baissant la tête, écrasée par la lumière du jour. Elle montre aux journalistes sa cicatrice en haut du nez, sa jambe brûlée au fer à repasser. San Kay Khine, elle, a le corps lacéré. Flammes de briquet, coups de ciseaux, cinq années d’enfer sur la peau, que les journalistes découvrent en serrant les dents. « Ils me frappaient dès que je faisais une erreur, murmure la domestique, les yeux rougis. Une nuit, j’ai essayé de m’enfuir. J’ai marché jusqu’à la pagode Sule, mais je ne savais pas où aller, alors je suis revenue. » La gamine bégaie, Swe Win aide à trouver les mots. Elle garde les mains mollement posées sur son longyi. Ses doigts ressemblent à des griffes. Ils sont cassés sans exception.

La police dans la tourmente

Les corps meurtris font la une des journaux. Swe Win a réussi son coup : dans la presse, aucun reporter n’a mentionné la religion des filles ou de leurs bourreaux. L’histoire scandalise les Birmans, qui prennent connaissance de l’arbitrage honteux de la Commission. Obligés de se justifier, les commissaires invitent quelques médias choisis dans leurs locaux.

Leur conférence de presse est un secret mal gardé. Des dizaines de journalistes investissent finalement la Commission, un édifice cubique, décoré d’arbustes et d’un bout de gazon. Swe Win envoie un collègue : « Tiens, c’est une liste de questions. Tu les partages avec les autres. » Il faut jouer des coudes pour entrer dans une salle bondée. Les commissaires, quatre notables grisonnants, sont minuscules dans leur fauteuil. Ils n’ont aucun regret : « Les deux parties sont satisfaites de notre négociation. Que des gens estiment que c’est une bonne ou une mauvaise chose, peu importe, cela n’a rien à voir avec nous. »

Un reporter s’étrangle : « Je vais vous casser les doigts et je vais vous donner de l’argent, ça ira ? On sera quitte ? » La colère s’étale hors des murs. Des activistes crient et collent des affiches accusatrices sur la façade en face de la Commission. Mais les bureaucrates sont sourds, trop sûrs de leur parodie de justice. Cinq jours plus tard, leur arbitrage vole en éclats. Le Parlement obtient la démission des commissaires impliqués, avec l’accord du chef de l’État.

Win Mra, le président de la Commission, a survécu au fiasco. Sous la junte militaire, ce fan d’Elvis aux joues tombantes, ancien sosie de la star, était ambassadeur à Paris et à New York, avant de représenter la Birmanie à l’assemblée des Nations unies. Pendant sept ans, sous la pression, il a couvert les exactions des militaires devant le monde entier. Aujourd’hui, il clame son amour des droits de l’homme. « Je ne vois pas de paradoxe, assure-t-il. Un ambassadeur doit défendre la politique de son gouvernement, et ce n’est pas facile. »

Il se raidit dès qu’on aborde l’affaire qui a fait tomber ses commissaires : « Pourquoi vous voulez parler de ça ? Si vous enregistrez, je ne dis rien. » Le faux King sait que la négociation inique a démoli sa Commission, dont la crédibilité était déjà mince. Lui ne veut reconnaître aucune faute. Il dénonce même un complot, un acharnement contre ses collègues. Comme sur les bancs de l’ONU, lorsqu’il défendait la dictature de toutes ses forces.

Un procès pour l’exemple

La Birmanie veut la peau des coupables. Ravie de blanchir sa réputation, la police se jette sur la gérante de la boutique, son fils, ses deux filles et son beau-fils. Même le père, divorcé, est interpellé. Leurs noms et leurs visages sont rendus publics sur Facebook. Des peaux foncées, la barbe du père… Tout le monde comprend maintenant qu’ils sont musulmans. En quelques heures, la page Facebook du magasin est noyée d’insultes et d’images de porcs décapités.

Le procès des tailleurs se déroule dans un climat de plomb, alors que le pays traverse une crise majeure. En octobre 2016, dans l’ouest, l’armée birmane mène une sanglante campagne de répression contre les musulmans Rohingyas, avec l’assentiment d’une grande partie de la population bouddhiste. C’est le début d’un nettoyage ethnique, qui poussera des centaines de milliers d’entre eux à partir au Bangladesh. Les autres musulmans se font très discrets, craignant une propagation des violences.

À Rangoun, les accusés arrivent au tribunal dans un fourgon d’acier. Poursuivis pour trafic d’êtres humains, violations de la loi sur les droits de l’enfant et du Code pénal, ils dorment en prison. Une foule curieuse les attend, composée de proches, de photographes et de jeunes avocats, venus goûter le frisson des grands procès. Ils voient entrer des poupées de chiffon, encadrées par des hommes en armes. La mère, diabétique, pieds enflés, est portée par son fils. Des flics se moquent : « C’est plein de “kalars” ici ! » On n’entend que la greffière quand le silence revient. Sa machine à écrire, une vieillerie, crache des salves de mitraillette.

Personne ne voulait les défendre. Leurs avocats, trouvés à la dernière minute, plaident dans le désert. Le juge balaie tous leurs arguments. Aux abois, ils montrent des photos où les commerçants posent avec des vedettes locales. Une idée simple : les gens célèbres et fortunés sont forcément respectables. Mais le juge se fiche de la réputation du magasin. Les filles de Baw Lone Kwin témoignent seules, devant une caméra, dans une arrière- salle. Le son est mauvais mais les responsabilités se précisent. Elles affirment que le père et l’une des soeurs, Thiri Lat, n’ont jamais porté de coups. Les blessures auraient été causées seulement par la gérante, son fils Tin Min Lat, sa fille Su Mon Lat et le mari de celle-ci.

Les voisins dégoulinent de honte. Ils savaient tous. « C’était une affaire domestique », minimise l’un d’eux. Pendant les quinze mois de procès, les accusés vieillissent, corps jaunes, maigres, la mère s'affaisse sur un fauteuil roulant. L’argent manque. Les avocats démissionnent, car ils ne sont plus payés. Seule une robe noire s’accroche. Hnin Su Aung, musulmane de 29 ans, a les cheveux teints et les oreilles dorées. Elle défend Thiri Lat et son père gratuitement. Elle dit que c’est par compassion. Ses collègues l’ont prévenue : « Fais attention, tu risques gros. Les autorités veulent faire un exemple. »

Le 15 décembre 2017, le juge livre enfin son verdict. Thiri Lat et son père sont libérés, une victoire pour la jeune avocate. Mais le reste de la famille est condamné à de lourdes peines, allant de neuf à seize ans de prison, avec des travaux forcés. Du jamais vu dans ce genre d’affaires. Sur le document transmis à la prison, le fils et le beau-fils ont même récolté trois années de détention supplémentaires. Personne ne sait qui a modifié le verdict.

Swe Win a refusé de témoigner au procès. « Il fallait que je revienne à ma place, celle d’un journaliste. J’étais déjà allé trop loin. Et puis… je ne voulais pas troubler les accusés. Je me sentais mal, ils ont été arrêtés à cause de moi. Dans leur esprit, ils n’ont plus que mon nom pour justifier leurs souffrances. »

« Je voudrais pleurer mais je n’y arrive pas »

« Prison centrale d’Insein ». Les lettres d’or s’étalent sur la façade rouge sang. Construite en 1887 par les colons britanniques, l’immense bâtisse est devenue, sous la junte, un purgatoire pour l’opposition. Swe Win est passé entre ses murs. Aujourd’hui, plus de 12 000 détenus, trois fois trop, s’entassent dans la vieille prison. Des hommes promènent leurs chaînes le long des grilles, attachés en file indienne. L’entrée forme un trou noir, une bouche obscure, comme si la taule allait hurler.

Des centaines de personnes, des femmes surtout, attendent pour le parloir. Après avoir déposé ses enfants à l’école, Thiri Lat rejoint la foule des visiteuses. Elle lisse ses cheveux noirs, flotte une odeur de parfum. Elle est belle pour rendre visite à son frère, sa soeur et son beau-frère. Sa mère est morte en détention, emportée par le diabète. Quelques jours avant la fin, sur son lit de fortune, elle semblait prête pour le cercueil, son corps bougeait à peine. Parmi ses enfants, seule Thiri Lat, innocentée, a pu venir à l’enterrement.

La jeune femme porte des sacs en pagaille, des currys, des savons, des gâteaux, des crèmes, des anxiolytiques… Un vieillard l’aide contre un billet. Elle serre son laissez- passer, le numéro 204 : « Tout ce que je gagne part dans la prison. Je bosse comme une folle pour leur acheter de la nourriture et des médicaments. Je suis tellement crevée, je voudrais pleurer mais je n’y arrive pas. » Ce qui l’attend aujourd’hui : faire la queue pendant des heures pour voir les siens derrière un grillage.

Elle retrouve la 40e rue, bien plus tard. La boutique sent désormais la farine et le ketchup. Thiri Lat gagne sa vie en cuisinant des pizzas. Le parloir l’a découragée : « Le mari de ma soeur pouvait à peine parler, je crois qu’il est devenu cinglé. Mon frère pleurait. Il disait: “Je vais finir comme maman”. » Elle a passé quinze mois en prison avec eux, toute la durée du procès. Une fois, sa mère a glissé quand elle l’emmenait aux toilettes. Le grand corps flasque lui est tombé dessus. « J’ai mis vingt minutes à me relever, j’appelais à l’aide mais personne ne venait. J’étais tellement triste ce jour-là. » Elle montre son poignet. Là où la peau est fine, elle s’est tranché les veines avec un gobelet en plastique.

Elle voudrait refaire le procès. « Nous sommes victimes d’une injustice parce que nous sommes musulmans. L’affaire est devenue tellement médiatisée ! » Elle me tend des photos : « Regardez, les gamines étaient bien traitées. » Les clichés montrent San Kay Khine au restaurant et au supermarché. L’enfant flotte dans une chemise d’adulte, comme dans un déguisement. Une cicatrice se voit dans le cou. Thiri Lat continue son exposé: « Les filles souhaitaient rester chez nous. Elles mangeaient bien, elles avaient tout ce qu’elles demandaient. Elles étaient ravies de rencontrer les stars qui venaient au magasin. » Les manches longues par quarante degrés? « Elles s’habillaient comme elles voulaient. »

« Elles n’avaient jamais vu de docteur »

Ses photos se heurtent à d’autres images, des carrés souples en noir et blanc, qui ne parlent qu’aux médecins. Myo Min Oo, un chirurgien au chevet des filles, m’a montré les radios des gamines brisées : « Elles avaient peur de toute l’équipe médicale. Thazin avait des séquelles psychologiques importantes. Elle ne pouvait pas me regarder dans les yeux. Nous avons aussi vu que les doigts de San Kay Khine avaient été cassés et s’étaient ressoudés seuls, à de multiples reprises. Malgré la gravité de leur état, les filles n’avaient jamais vu de docteur. »

Thiri Lat fait grimper sa fille sur ses genoux. Il reste un trou béant dans sa version : les blessures. Elle n’en parle jamais, comme si celles-ci n’existaient pas. Je montre la cicatrice sur la photo.

« Je n’ai rien vu, assure-t-elle.
— Mais est-ce que vous trouvez normal de frapper, de torturer des enfants ?
— Je ne peux pas répondre à cette question… Si je dis non, ce n’est pas bon pour ma famille. Si je dis oui, ce n’est pas bon pour moi. »

Le téléphone sonne, une nouvelle pizza. Pendant le procès, San Kay Khine a expliqué que Thiri Lat réclamait des massages. Une fois, déçue par la servante, elle a crié à sa soeur : « Ce massage est nul ! Flanque-lui une raclée. » Toute la famille vivait comme ça, dans une violence devenue banale. Les voisins racontent que le père a quitté la maison avec son assiette sous le bras. Les coups pleuvaient, il n’avait pas fini de manger. Le vieil homme, un barbu à la voix douce, a fini par divorcer.

Un climat de violence et de haine

Swe Win sourit, une mine radieuse qu’on ne lui connaissait pas. Il vient de finir ses dix jours de méditation : « Tu sais, je ne voulais pas que ça se termine. J’étais dans une jungle, une forêt profonde. Je me sentais tellement bien. Pourquoi je devrais affronter le monde extérieur ? »

Son nom apparaît dans des centaines d’articles relatant l’affaire. Les Birmans découvrent son visage rond, ses épaules fuyantes, son courage, et l’acclament en héros. Si la justice existe, quelque part dans le pays, elle lui ressemble un peu. Le président lui remet un prix, la police aussi. Pendant la cérémonie, on lui demande de baisser la tête face à un gradé. Sa réponse cinglante jette un froid, du pur Swe Win : « Je ne suis pas policier. Je ne m’incline devant personne. » Au village de Baw Lone Kwin, on ne sait pas comment le remercier. « On n’a même pas pris de photo avec lui », regrettent les habitants.

Les moines nationalistes guettent le moindre faux pas, mais Swe Win est hors de portée, il vient de sauver deux jeunes bouddhistes. Tout change lorsqu’un avocat musulman est assassiné à l’aéroport de Rangoun. L’homme prend une balle à bout portant alors qu’il tient son petit-fils dans ses bras. Sur Facebook, le bonze Wirathu se félicite du meurtre, commandité par des nationalistes bouddhistes. Swe Win réplique : « Wirathu n’est pas digne d’être moine, il viole les règles et ce n’est sûrement pas la première fois. » Immédiatement, une plainte en diffamation est déposée par un supporter du bonze.

Depuis, tous les quinze jours, Swe Win doit pointer à un tribunal de Mandalay, à plus de six cents kilomètres de chez lui. « Ils font tout pour me rabaisser », assure le journaliste, menacé de mort sur les réseaux sociaux. Alors qu’il rentre d’un dîner avec l’ambassadeur des États-Unis, des types l’arrêtent dans la rue : « C’est toi Swe Win ? » Et ils se jettent sur lui. Le reporter s’enfuit avec l’aide d’un voisin. Au lendemain de l’agression, il lâche : « Je ne me sens en sécurité nulle part. » Le nationaliste a promis de retirer sa plainte si Swe Win s’excusait, mais autant essayer de ramollir un caillou : « Je ne dois rien à ceux qui soutiennent des meurtriers. »

« Je vais retourner en prison »

Il faut courber l’échine pour entrer dans ce tribunal poussiéreux de l’ouest de Mandalay. L’ouverture dans la grille est volontairement minuscule alors on baisse la tête, avec le poids de la justice birmane sur les épaules. Swe Win franchit la porte en habitué. Ce jour de septembre 2018 marque la trente-sixième audience de son procès. Dix-huit mois dans une ambiance pourrie. Il s’assoit dans une pièce noire où des fonctionnaires avalent des piles de dossiers. On ne voit que lui, bras croisés sur sa chemise blanche, perdu dans ses pensées.

Son avocat, Khin Maung Myint, a dirigé une prison pendant des années avant de changer de métier, écoeuré par le système carcéral. Swe Win est un client qui donne du fil à retordre : « Il n’a pas de tactique, il dit la vérité. » Une fois, le plaignant est arrivé au tribunal en fauteuil roulant, paralysé par des problèmes de dos. « Swe Win voulait l’aider à monter les marches du tribunal, se souvient l’avocat, mais je l’ai arrêté net : “C’est notre adversaire, tu ne peux pas faire ça !” »

La juge entre, Swe Win se lève. « Prochaine audience le 28 septembre. » Le journaliste vient de traverser le pays pour entendre ça. Il sort d’un pas vif, sans rien dire. Dehors, des moines l’attendent, conspirant d’un oeil mauvais. Le journaliste est chez eux à Mandalay, la ville pieuse.

Swe Win saute à l’arrière d’un pick-up. La route défile, un sale ruban, des kilomètres de tristesse. La juge ne l’a même pas regardé. « Je vais retourner en prison, c’est certain », soupire le journaliste. Des amis ont proposé de l’accueillir à l’étranger, mais il a toujours refusé : « Ma place est en Birmanie. Qu’est-ce que je ferais aux États-Unis ou en Europe ? Je ne servirais à rien. Il faut servir la société d’une manière ou d’une autre, sinon tu ne vaux pas plus qu’un mendiant. »

Le pick-up s’arrête au feu rouge. Un motard en tongs s’approche, l’air drôle, son casque tombe sur ses yeux. Il crie par-dessus les moteurs :
« Hé Swe Win ! Tu vas où ?
— J’étais au tribunal, je rentre ! »

Le reporter lève le pouce. « C’est un employé de la cour, un type gentil. Il sait que le procès est une farce. » Un peu plus tôt, dans le tribunal, un inconnu avait attrapé son bras : « On est avec toi, tu vas gagner ce procès. » Swe Win avait mollement hoché la tête. À cet instant, la planète humaine pouvait s’arrêter de tourner, il s’en foutait.

Comme un personnage de manga

Les filles de Baw Lone Kwin ont passé plusieurs mois à l’hôpital général de Rangoun, sur des lits cachés derrière un rideau, jamais loin de la table d’opération. Elles ont ensuite suivi une formation à la couture organisée par le ministère des Affaires sociales. Les autorités veillent sur les petites mains avec zèle, entre paternalisme et culpabilité. Difficile de savoir où les filles résident aujourd’hui. La famille affirme qu’elles vivent à Rangoun, sans pouvoir donner l’adresse exacte.

Les indices mènent à une boutique toute neuve. Dans l’entrée, une adolescente découpe une robe noire au ciseau, accroupie sur le carrelage. Les filles sont revenues chez un tailleur de vêtements. Une femme aux bras osseux s’approche :
« Vous voulez quoi ?
— Je voudrais voir Thazin et San Kay Khine.
— Elles ne sont pas là. »

Je reviens avec Swe Win, mais l’employée persiste. Des rires résonnent au fond du magasin, comme des moqueries. Le journaliste appelle Maung Maung Aye, un animateur télé qui a réuni une grosse somme d’argent en faveur des filles, grâce à un appel aux dons sur Facebook. La star chauve panique au téléphone : « C’est moi qui leur ai trouvé ce job ! Je te jure qu’elles sont bien traitées. » Finalement, la vendeuse s’efface, et revient avec une grande gigue en polo, lèvres rouges, paupières roses et ongles bleus. La balafre au visage disparaît sous le maquillage. Swe Win peine à reconnaître Thazin, 17 ans, qui plaque sa main sur sa bouche quand elle rit, comme un personnage de manga.

Il s’inquiète d’emblée: « On ne te dérange pas ? Tu as fini de déjeuner ? » La jeune fille acquiesce et attrape une sacoche. Ses doigts caressent les broderies, des fleurs et des miroirs en confettis. Elle sourit : « C’est moi qui ai fabriqué ce sac. » Nous ne verrons pas San Kay Khine, sortie faire quelques courses. Les couturières travaillent dans cette boutique pour 100 000 kyats (55 euros) par mois, dix fois ce qu’elles touchaient dans la 40e rue.

Thazin s’excuse pour sa mémoire qui flanche. L’enfance est une page blanche mais elle se souvient de la suite, les coups, le nez taillé au couteau. Elle relativise : « Certains jours on était battues, d’autres non. Finalement, c’est là-bas que j’ai appris la couture et la gestion d’un commerce. » Elle rêve d’avoir le sien, un jour.

Dehors, le ciel craque, il est temps de partir. Tandis que la porte se ferme, Swe Win lui glisse: « Je suis content de te voir heureuse, en bonne santé. » Ça n’a l’air de rien mais en quelques mots, il vient de soulever une montagne. Il râle un peu: « Surtout, n’exagère pas mon rôle dans cette histoire. J’ai un peu honte, je n’ai pas fait grand-chose. » Collée à la vitrine, Thazin regarde l’ancien prisonnier s’éloigner sous une pluie de cristal.