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True Story Award 2021

Les villages sans utérus

Dans les plantations de canne à sucre, des centaines de milliers d'Indiennes se sont fait retirer leur utérus sous la pression des médecins. Pour espérer être aussi rentables que les hommes.

A l’aube, le tracteur fend la brume et manque de percuter un camion. Un coup de klaxon arrache Daivshala à son sommeil. Agglutinées dans la remorque, ses voisines tanguent comme elle entre des gros sacs de jute. Le tracteur a roulé toute la nuit, précédé et suivi de milliers d'autres. Ils transportent lentement les saisonniers vers les champs de canne de la « Sugar Belt », un ruban vert de plus de 1000 kilomètres à l'ouest de l'Inde. La main d’œuvre approche de sa destination. A chaque à-coup, Daivshala s'agrippe au garde-corps métallique. Dos, poignets, genoux, bassin, ventre, tout son corps crie. « Je suis comme une vieille dame, souffle l'ouvrière agricole de 34 ans à la peau sombre. Je pense que c'est à cause de l'opération. »

Il y a quelques mois, Daivshala a subi une hystérectomie, une ablation de l'utérus. La jeune femme a payé le gynécologue de sa poche dans l'espoir d'une meilleure productivité. Une mutilation médicale pour transformer son corps en machine. Un organe disparu, pour ne plus ralentir le rythme pendant ses règles et couper plus de canne. Mais personne ne l'avait prévenue des effets secondaires de cet acte chirurgical normalement prescrit en cas de maladie grave, en dernier recours, ou à un âge plus tardif : la chute brutale d'oestrogène, les bouffées de chaleur, les douleurs articulaires, le risque d'ostéoporose... Elle n’est pas seule. Elles sont des centaines de milliers d'Indiennes, presque toutes issues des castes les plus pauvres. Toutes sans utérus. Le dernier avatar de l'asservissement des femmes en Inde.

En fin de matinée, le convoi atteint les grilles de la raffinerie de Belgaum, monstre de métal qui avale 10.000 tonnes de canne par jour. Dans l’air flotte une odeur de mélasse. Des centaines de remorques chargées de tiges violacées patientent en attendant la pesée. La « Sugar Belt » a permis à l'Inde de se hisser au deuxième rang mondial de la production de sucre et fait la richesse d'une poignée de propriétaires d'usines, les barons du sucre. Chaque hiver, ils emploient pour la récolte plus de 600 000 ouvriers itinérants, dont une moitié de femmes, au noir, dans des conditions proches de l’esclavage. La plus grande migration saisonnière au monde.

Restée dans la remorque, Daivshala partage une galette de millet avec son époux Ramesh, nez d'oiseau sur un corps frêle. La jeune adivasi (indigène) s'est mariée à 19 ans, un âge tardif pour une Indienne des campagnes. Elle rêvait d'épouser un employé et de faire des études. Mais dans sa famille, elles étaient six sœurs, ses parents voulaient à tout prix un fils. Sans dot, elle n'a pas eu le choix. La nuit de noce fut un cauchemar. « J'ai pleuré. » lâche-t-elle. Le cauchemar a duré. « Je ne savais pas que les enfants naissaient ainsi. Dieu est injuste de demander cela aux femmes. » Les infections vaginales apparaissent peu après la naissance de sa fille, l'été suivant, et les douleurs redoublent chaque hiver, pendant la moisson. Un mal répandu sur les champs de canne. L'usine ne fournit ni point d'eau ni toilettes, encore moins de serviettes hygiéniques. Des règles douloureuses éloignent souvent les ouvrières du travail, ce qui entraîne des amendes.

Un homme en débardeur blanc, gros bras et fines moustaches prend place aux côtés du chauffeur du tracteur. « Démarre. Le lieu de travail est à 3 kilomètres. » Arun, un ancien coupeur de canne, est mukadam, contremaître. Sous-traitants de sinistre réputation, les mukadams recrutent les saisonniers dans leurs villages pour le compte des barons du sucre, en échange d'une somme forfaitaire, payée à l'avance. A charge pour eux de s'assurer que le travail sera fait, sans congés ni jour de repos. Chaque heure volée au travail aux champs est passible d’une amende. Des couples sont régulièrement battus parce qu'ils ne remplissent pas les objectifs ; d'autres sont réduits en captivité, dans les locaux de l'usine, en attendant que la famille ou les amis remboursent les dettes. Il y a eu des meurtres. En avril 2019, le correspondant local d'un quotidien anglophone accusait les mukadam, dans un article abondamment repris par la presse indienne, d'obliger les femmes à subir une hystérectomie. « Nous avons un objectif à remplir sur un temps limité », déclarait un mukadam au journaliste de The Hindu. Voilà pourquoi nous ne voulons pas que les femmes aient leurs règles pendant la récolte. »

La remorque s'arrête devant un champ boueux. Les tiges de canne à sucre mesurent 2 mètres 50. « Posez vos affaires ici et commencez le travail ! » crie Arun. Le mukadam reconnaît que des violences ont lieu. « Il y a de grosses sommes d'argent en jeu. Si je ne fournis pas le volume de canne fixé, les propriétaires de l'usine saisissent le tracteur. Les autres ouvriers eux-mêmes nous demandent de sanctionner les couples non productifs. » Mais il nie pousser les femmes qu’il recrute à éliminer leur utérus. « Je n'ai jamais forcé ni même conseillé à une femme de faire ça », appuie-t-il. De fait, parmi les dizaines de coupeuses de canne sans utérus que nous avons rencontrées, aucune n'accuse directement les contremaîtres. Ils ne sont que les visages d'un système d'exploitation qui les pousse à mettre elles-mêmes fin à leur cycle pour briser la spirale de l'endettement.

Daivshala et Ramesh ont déchargé leur maigre ballot : deux grands sacs en jute remplis de riz et de farine de millet, quelques casseroles, de l'huile et des épices, et un baluchon d'habits. Ramesh se coiffe d'un fichu et agrippe un coupe-coupe. Quelques semaines plus tôt, le couple a reçu son avance pour la saison, 100 000 roupies (1250 euros) du mukadam. « La tonne de canne vaut 240 roupies cette année, dit-il. On récolte 2 tonnes et demi par jour en moyenne. Si tout se passe bien, on devrait retrouver nos trois enfants au village dans cinq mois et demi. » Daivshala veut y croire. Deux de ses sœurs avaient subi une ablation de l'utérus avant elle, sans complication. Plusieurs dizaines femmes de son village aussi se sont débarrassées du maudit pishvi (sac en langue marathi) afin d'améliorer leur sort. Elle prend une posture combattive, déterminée. « Cette année, grâce à l'opération, il n'y aura pas d'amendes et pas de temps mort, » sourie-t-elle en enfilant une chemise d'homme. « Productivité maximale ! »

Tchac, tchac, les premières tiges tombent devant ses bagues d’orteils. Son corps se met en branle devant le mur végétal. Daivshala sait tous les gestes par cœur. Rassembler une dizaine de bâtons. Placer le fagot en équilibre sur son crâne. Poser un pied, puis l'autre sur la planche glissante de jus de canne posée contre la remorque. Jeter le lourd fardeau. Recommencer. La jeune femme aux bras musclés démarre le travail doucement, à l'affût des signaux nerveux envoyés par son corps. En août 2019, elle s'est fait ouvrir le ventre dans une clinique privée proche de son village. L'opération a duré deux heures. « Sur le moment je n'ai pas souffert, même si je n'ai pas pu m'assoir pendant deux semaines. Les douleurs sont arrivées plus tard », dit-t-elle en rajustant sur son crâne le sari mouillé de sueur. Ramesh avait longtemps renâclé à la dépense, 250 euros : c’est le médecin qui a achevé de le convaincre. « Il disait que ma femme pouvait avoir un cancer de l'utérus si elle ne faisait pas l'opération. Ma mère m'a dit : 'si ton épouse meurt, qui gardera les enfants ?' » Le dossier médical ne mentionne pas le risque de tumeur. Le même docteur parlait déjà de cancer 15 ans plus tôt, lorsque Daivshala était venu le voir après sa première grossesse. Mais à l'époque, il avait dit : « Tu n'as qu'une fille. Attends d'avoir un fils et reviens me voir. »

La mousson vient de s'achever au Marathwada, la région d'où proviennent Daivshala et l'immense majorité des coupeuses de canne. Des saris roses s'affairent sur les champs de mil et de sorgho. A onze heures en bus à l'est de Bombay, c'est un ensemble de plaines arides et de collines pelées grand comme la France. En été, des camions et des trains citernes envoyés par les autorités viennent ravitailler en eau les habitants, en grande majorité paysans de basse caste. Au détour d’un virage, voici Choramba, 1500 âmes, l'un des « villages sans utérus » dont parle la presse locale. Quelques centaines de bicoques aux murs colorés, des rues pavées de ciment, deux temples. Sur la place centrale du village, à l'ombre de l'immense figuier banyan, le progrès est en marche. A côté de vieux paysans coiffés du traditionnel calot blanc, une dizaine d'enfants font tourner un smartphone pour s'affronter en ligne sur Pubg (PlayerUnknownBattlegrounds), un jeu de combat sud-coréen très populaire.

Une trentaine de coupeuses de canne du village, rassemblées par une ONG locale, nous attendent sur des nattes en demi-cercle. Elles sont là pour témoigner. Les plus âgées ont la soixantaine, les plus jeunes moins de trente ans. Toutes ont été stérilisées gratuitement par les autorités après deux ou trois naissances. Toutes ont ensuite déboursé de l’argent de leur poche pour subir une hystérectomie, sur conseil de leur médecin.  « Qui a eu la première opération ? » Une dame aux cheveux blancs lève la main. « C'est moi, je crois. » Elle ne se rappelle pas la date. « Sans doute il y a 15 ans. Le docteur disait que j'avais des trous à l'intérieur du ventre. » Une jeune femme fait passer une feuille transparente, contenant ce qui ressemble à des bouts d'écorce. Il faut du temps pour comprendre qu'il s'agit de fragments d'utérus. Le médecin lui a diagnostiqué une « cervicite », inflammation, et un « ectropion », retournement d'une partie du col. « Il m'a dit que je risquais de mourir si je ne passais pas par l’opération » Ce type de pathologie se soigne pourtant aisément, à l'aide d'antibiotiques. « Faites-vous toujours confiance au médecin ? -Bien sûr », répond-elle sans ironie. « Le docteur est comme un Dieu pour nous. »

Toutes ne partagent pas cette confiance aveugle. Rukmini, la cinquantaine, est en colère. Elle soulève son sari pour dévoiler une couche confectionnée à l'aide d'un long tissu. « J'ai subi deux hystérectomies, parce que la première n'avait pas marché. Sans cette couche, je ne peux plus m'assoir. Le docteur m'a détruit. » Elle se met à pleurer. Sa voisine lui caresse le dos. Brouhaha. L'opération a coûté entre 200 euros et 400 euros, l'équivalent de 5 à 8 mois de travail dans la région. Il a fallu emprunter. Beaucoup ne sont plus en état de travailler. Elles pensent que nous appartenons à une ONG et nous demandent de l'aide. Jahagirmoha, Gavandara, Asola, Soni Moha... Les villages se succèdent avec les mêmes assemblées, les mêmes suppliques, le même sentiment d’impuissance. Et les mêmes noms de médecins reviennent.

La clinique du docteur Sanap se dresse en plein centre-ville de Bid, 150 000 habitants, la capitale du Marathwada. Lorsqu'en juin 2019, à la suite d’un l'article publié dans The Hindu, les autorités locales de santé révèlent pour la première fois les chiffres des hystérectomies pour la province, la clinique est pointée du doigt : 200 ablations de l'utérus ont été déclarées ici en trois ans, en troisième place au classement local du bistouri. Les panneaux de verre font face au complexe administratif du gouvernement local. Un grand portrait de Ganesh le Dieu-éléphant, symbole de prospérité, orne la salle d'attente. « Peut-on voir le docteur Sanap ? » La jeune femme de l'accueil, un peu étonnée par la présence d’un occidental, désigne une porte derrière elle. On frappe. « Que faites-vous ici ? » De grands yeux furieux roulent au-dessus d’une épaisse moustache. Madhav Sanap est un homme aux larges épaules, chemise blanche immaculée. Il consent à nous recevoir et désigne une chaise. Il commence par se justifier. « 193 opérations en trois ans, ce n'est pas énorme. Une opération par semaine en moyenne. Beaucoup de collègues médecins opèrent beaucoup plus, mais ne déclarent pas tout. » 

On l’interroge sur son parcours ; il se calme. Le gynécologue de 46 ans est issu de la communauté Banjara, une basse caste de commerçants, très représentée dans le Marathwada. Il a ouvert sa clinique en 1999, à la faveur de l'ouverture du secteur de la santé en Inde au privé, comme des centaines de milliers d'autres praticiens. Face à un hôpital public débordé, atteint de sous-investissement chronique, le business a très vite décollé. « Il y a 50 ans, vous savez, on vivait tous dans la jungle.  Je suis le premier médecin de ma communauté. Toute une partie de ma famille continue à couper la canne ! dit-il fièrement. C'est vrai que j'ai un certain succès auprès des coupeuses de canne.
 
Deux femmes entrent en consultation, le gynécologue les prend à témoin. « Le docteur Sanap est un bon médecin. Il a proposé un tarif réduit à une cousine sans le sou», dit la plus âgée venue faire examiner sa bru, toujours stérile après trois ans de mariage. « Elle a un diplôme d'institutrice. Mais il vaut mieux qu'elle reste à la maison. Vous avez vu comme elle est belle... » La jeune femme baisse les yeux. Le gynécologue affiche un large sourire : « Les gens viennent me voir parce que j'applique des tarifs décents et que je suis accommodant. Mon téléphone est disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. »
 
En 2005, le docteur Sanap est arrêté pour avoir réalisé un examen radiologique du sexe de l'embryon. C'est rigoureusement interdit en Inde en raison des avortements massifs de fœtus féminins. Il manque 63 millions de petites filles, l'équivalent de la population britannique. En 2012, il est condamné à un an de prison ferme mais libéré sous caution. Cette année- là, le gynécologue est de nouveau mis en cause dans le cadre d'une enquête liée à la découverte de deux embryons féminins dans une poubelle de la ville. Le médecin avait « prêté » sa clinique, malgré la fermeture administrative. Il ne se rend pas à la convocation de police, prend la fuite, est retrouvé et condamné à cinq ans d’interdiction d’exercer.  

Ce passé judiciaire se retrouve en quelques clics. A son évocation, les grands yeux se refont furibards. « Ces petites erreurs m'ont coûté cher. Mais cela n'a rien à voir avec les hystérectomies. Rien ne les interdit. Je suis un homme honnête. Je ne fume pas, je ne bois pas et je n'ai jamais mangé de viande. » Au mur derrière lui trône le portrait d'un homme assis en tailleur et coiffé d'un turban safran auréolé de lumière : Sant Bhagwan Baba, un grand gourou local, son grand-père.
- Avertissez-vous vous patientes des effets négatifs de l'ablation de l'utérus, des risques d’ostéoporose par exemple ?
- Bien sûr que non ! Si je dis que l'opération est dangereuse, elles ne la feront pas !

Il l’admet : pour convaincre celles qui hésitent à franchir le pas, le gynécologue n’hésite pas à effrayer ses patientes, à brandir le risque de cancers, alors que sa clinique ne dispose pas de la technologie permettant de les diagnostiquer. « I want to make them happy »,« Je suis là pour les rendre heureuses », ajoute-t-il en anglais. Ni le docteur Sanap ni aucun de ses confrères n'ont jamais été inquiétés. Aucun texte ne les empêche de profiter de la crédulité des coupeuses de canne. Pas étonnant, dans un pays où le secteur médical privé reste peu régulé, la corruption des docteurs généralisée et où il est presque impossible de prouver une erreur médicale.

En 2013, pour mettre un terme aux abus de ses confrères véreux, un médecin du Rajasthan a déposé un recours devant la Cour Suprême : il exige des statistiques nationales et une loi contrôlant les ablations de l’utérus, sans succès. L’année suivante, Manisha Tokle, une activiste Dalit (intouchable), qui défend les déshéritées du Marathwada depuis 25 ans, se fait lanceuse d’alerte. Elle rencontre les autorités de santé de Bid, obtient un article dans la presse locale. Mais sans chiffres précis, l'impasse. « C'était le secret le mieux gardé de l'Inde rurale », raconte-t-elle dans son bureau-appartement aux murs roses.

En 2018, après un long travail d'extraction de données, trois chercheurs de Bombay publient des statistiques alarmantes. La proportion d'hystérectomies parmi les Indiennes en âge de se marier est de 17 pour 1000 contre 2 pour 1000 en moyenne dans les pays développés. Dans l’Etat du Telangana où l'opération était prise en charge par l'Etat même quand elle est pratiquée dans les cliniques privées, elle atteint 63 pour 1000 ! Une épidémie qui touche d'abord les femmes les plus pauvres, et les plus illettrées. La plupart des ablations de l'utérus ont été prescrites par des médecins cupides, prétextant des « menstruations trop abondantes », soulignent les chercheurs. Plus préoccupant encore, plus d'un tiers de ces femmes ont moins de 40 ans, un âge où une ménopause précoce présente le plus de risques : « surmortalité, ostéoporose, maladies cardiovasculaires, neurologiques et psychiatriques. » Les trois quarts des opérations ont eu lieu dans le privé. En conclusion, les chercheurs appellent le gouvernement à mettre en place une campagne nationale d'information afin d'éduquer les femmes aux options alternatives aux hystérectomies. Publié dans une revue spécialisée, le rapport reste pourtant confidentiel.

Le scandale fait enfin les gros titres en juin 2019. Après l'article de The Hindu sur les saisonnières, de nouveaux chiffres tombent pour le Marathwada. Ils sont là encore effrayants : 36% des coupeuses de canne de la région auraient subi une hystérectomie, selon un sondage confidentiel, réalisé l'année précédente sur un échantillon de 200 femmes par le ministère de la santé. L’activiste Manisha Tokle monte une opération coup de poing. Elle embarque à Bid dans un bus de nuit, avec huit coupeuses de canne, pour Bombay, la capitale financière de l’Inde. Face à un parterre de journalistes, les femmes, effrayées mais fières de prendre enfin la parole, racontent leurs vies de labeur dans les champs, les infections vaginales, la pression du mukadam et la peur des amendes. Et les mensonges des médecins. Sheela, 32 ans, mariée à l'âge de 12 ans : « J'avais des pertes blanches. Le docteur m'a dit que cela pouvait se transformer en tumeur et m'a conseillé de me faire retirer l'utérus. J'avais 20 ans. Nous avons tant de dettes que nous sommes obligés de faire venir notre fils sur les champs de canne. Il ne peut pas aller à l'école. » Son témoignage est repris par de nombreux médias nationaux.

Le gouvernement local annonce la mise en place d’une commission d'enquête, qui émet une série de recommandations : financement de deux examens médicaux annuels gratuits pour les migrantes du sucre, avant et après le départ aux champs ; mise à disposition par les raffineries de services hygiéniques à bas prix, de toilettes, de points d'eau, de logements décents et de crèches. Une révolution, sur le papier... Qui suscite peu l’intérêt des puissants. La ministre des femmes et du bien-être des enfants de l'Etat du Maharastra, elle-même propriétaire de plusieurs raffineries de sucre, va jusqu’à nier l'évidence : « Cette histoire d'hystérectomies n'est qu'une fake news inventée par les journalistes ! Personne ne les force à se faire opérer. » Contrairement à d'autres groupes sociaux défavorisés, les coupeurs de canne ne sont pas parvenus à faire élire des représentants à même de les défendre. La lanceuse d’alerte Manisha Tokle explique : « Les ouvriers agricoles sont souvent absents au moment des élections et participent rarement aux scrutins, sauf quand les candidats les emmènent au bureau de vote, en échange d'un billet ou d'un repas gratuit. Les propriétaires de canne n'ont aucun intérêt à améliorer leurs conditions de travail, d'autant que la majorité d'entre eux sont aussi des politiciens, de droite comme de gauche. »

Un no man’s land à l’ombre de la raffinerie. A la nuit tombée, Ramesh, Daivshala et les autres couples de saisonniers montent le campement : plusieurs dizaines de bâches bleues fournies par l'usine et flanquées de feuilles de canne ; pas d'eau ni d'électricité. Daivshala attrape une jarre en plastique noire et s'élance pour la corvée d'eau, à 15 minutes de marche du campement. Les habitants ne permettent pas aux migrants saisonniers d'utiliser le robinet du village. Le scandale a produit un effet positif : en moins d’un an, depuis que les cliniques privées doivent faire valider les opérations par l'hôpital public, les hystérectomies auraient baissé de 30% dans le Marathwada.

Devant le ruisseau boueux où plusieurs saisonnières remplissent leurs jarres, Daivshala baisse la voix : « Je ne veux pas le dire devant tout le monde car j'ai peur qu'on se moque de moi, mais j'ai fait des études vous savez », confie-t-elle, une pointe de fierté dans le regard. « J'ai passé un 'bachelor of arts' de langue marathi (une licence, ndlr) en étudiant le soir, après le travail. » Daivshala a bachoté sous la tente. Elle se rendait aux partiels avec sa fille sous le bras. « Un poste d'institutrice s'est libéré à l'école du village. J'ai réussi l'examen mais une autre a eu le poste, alors qu'elle avait eu de plus mauvaises notes. J'ai su plus tard qu'elle avait payé un pot-de-vin. Elle connaissait les bonnes personnes. » La fierté a cédé la place à l’amertume.

Lorsque le 24 mars 2020 à 20 heures, le Premier Ministre Narendra Modi annonce le confinement d'un milliard trois cent quatre-vingt millions d'habitants à partir de minuit, -une équation impossible-, le travail ne s'arrête pas dans les plantations. Pas de mouvement de foule dans les gares routières, comme dans la capitale. Il faut finir la récolte, sans masque ni distanciation sociale. Les barons de la canne sont parvenus à convaincre les autorités locales de classer le sucre en produit de « première nécessité. » Les couples qui tentent de rejoindre leur village sont arrêtés par la police et placés en quarantaine. Ils s'entassent dans les écoles ou des hot spots, des zones survolées par drones équipés de désinfectant. D'autres sont tabassés.

Daivshala et Ramesh ont eu plus de chance. Dès l'annonce du Premier ministre, ils parviennent à fuir. Confinés à quatorze dans la demeure familiale, ils dépendent des distributions de nourriture d'une ONG. Interdiction de travailler sur le champ de millet de la famille. Il faut tenir. L'argent versé par le mukadam a déjà été dépensé : école, nourriture, vêtements, et toujours cette maudite opération à rembourser à la famille. Daivshala place ses espoirs dans ses trois enfants. Elle surveille les devoirs et les prive de dîner s'ils ne travaillent pas. Le fils cadet a réussi à intégrer un pensionnat d'excellence, réservé aux adivasi, les aborigènes. Le petit dernier suit le même chemin. L’aînée, 16 ans, « moins brillante », sera mariée dans quelques mois. « Pour assurer sa sécurité » dit son père. Sous les étoiles, Daivshala, murmure : « Pourquoi nous condamne-t-il à ce corps de femme ?»