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True Story Award 2021

La Traque

Il s’appelle Anwar Raslan. Il était colonel dans les services de renseignement syriens. Le 12 février 2019, il a été arrêté en Allemagne, où il va être jugé. Pour la toute première fois, une cour de justice va se pencher sur les crimes commis dans les geôles du pouvoir de Bachar Al-Assad. « Les Jours » racontent la traque du plus haut gradé syrien jamais arrêté et poursuivi pour crimes contre l’humanité.

I. À la recherche d'Anwar Raslan, tortionnaire syrien

Mardi 12 février 2019. Deux Syriens sont arrêtés en Allemagne, un troisième en France. L'opération fait grand bruit: ces trois anciens membres des services de renseignement du dictateur syrien Bachar Al Assad sont soupçonnés de crimes contre l'humanité. Anwar R., Eyad A., Abdulhamid C.: le communiqué de presse du parquet fédéral allemand ne donne que des prénoms suivis d’une initiale mais l'identité de l'officier arrêté à Berlin ne reste pas longtemps secrète. Dès le lendemain, son nom circule sur les réseaux sociaux : il s’appelle Anwar Raslan. L'homme n'est pas un inconnu. Avant de déserter, il était colonel dans le centre de détention d'Al-Khattib, de sinistre réputation. Moins de 24 heures après son arrestation, une photo d’origine indéterminée fait le tour des sites militants syriens. Manifestement prise à l’aéroport de Genève quelques années plus tôt, l’officier y prend la pose. Cheveux gris couronnant un front largement dégarni, moustache en brosse où frémit à peine l’ombre d’un sourire. Le quinquagénaire qui regarde fixement l’objectif n’imagine pas qu’il sera un jour connu comme le premier haut-gradé du régime syrien arrêté et poursuivi pour crimes contre l’humanité. Un symbole. Car à l’occasion de son procès qui doit avoir lieu à Coblence en avril, une cour de justice se penchera pour la toute première fois sur les crimes commis dans les geôles du pouvoir syrien, où des milliers d’hommes et de femmes ont disparu depuis 2011.

Qui est Anwar Raslan? Officier, bourreau, déserteur, réfugié ? C’est l’histoire de cet homme que Les Jours retracent dans La traque, et à travers elle, la quête de celles et ceux qui pistent les criminels d’une guerre qui dure depuis près d’une décennie.

La communauté syrienne exilée est un petit monde. On se croise dans les centres de réfugiés, dans les cafés, au cours de langue... Au détour d'une rue, certains se retrouvent nez à nez avec leur bourreau. Défections, changements de camp, vestes retournées ou abandonnées... Neuf années de guerre civile ont achevé de brouiller les lignes. Et quel que soit leur passé, sur la route de l'exil, tous sont dans le même bateau. Quand l’avocat Anwar Al-Bunni croise Anwar Raslan à Berlin, fin 2014, il ne le reconnaît pas immédiatement, raconte-t-il aux Jours : « Je l'ai vu avec sa femme dans le centre d'hébergement de réfugiés où j'ai résidé pendant quelques mois à mon arrivée en Allemagne. Et je me disais, “je connais cet homme, je connais cet homme“. Mais ce n'est que quelques jours plus tard, quand des amis m'ont dit qu'Anwar Raslan était à Berlin, que ça m'a frappé. L'homme que j'avais vu, c'était celui qui m'avait arrêté à Damas huit ans plus tôt. »

2006, Anwar Al-Bunni est interpellé dans une rue passante de Damas. Ce défenseur notoire des libertés, dans un pays où celles-ci tiennent de l'utopie, a publié de nombreux rapports sur la torture pratiquée dans les centres de détention du régime. Prestement embarqué par un groupe armé, yeux bandés, il est conduit au tribunal. « On m'a enlevé le bandeau et j'ai vu le chef du groupe qui m'avait arrêté. » Dans un coin de la pièce, l'homme attend patiemment qu'on s'occupe de son prisonnier. Al-Bunni cherche à connaître l'identité de son kidnappeur, un policier lui glisse son nom : Anwar Raslan, sécurité d'État. « À l'époque il n'était pas très gradé, c'était un capitaine il me semble, tente de se souvenir l'avocat, Mais il avait déjà la réputation d'avoir un penchant pour la torture. »

Al-Bunni lui-même n'en fera pas l'expérience. Condamné pour « propagation de fausses nouvelles » et « atteinte au moral de la nation » au terme d'un jugement expéditif, il est envoyé dans une prison civile et ne revoit plus l'homme qui l'a arrêté. Cinq ans plus tard, quand l'avocat recouvre sa liberté, la Syrie est en ébullition. Nous sommes en 2011, la population descend dans la rue pour dénoncer les exactions d'une dictature qui n'a que trop duré et Anwar Al-Bunni voit advenir le soulèvement dont il a longtemps rêvé. C'est la révolution.

Anwar Raslan quant à lui n'est pas resté longtemps en bas de l'échelle. En 2011, il est colonel au sein de la division 251 [1] de la Sécurité d'État. Cette même division qui, dès le printemps, arrête des manifestants par brassées, les entasse dans des cellules et les torture, parfois jusqu'à la mort.

Les services de renseignements ont toujours été un pilier de la terreur inspirée par le régime syrien. Divisés en quatre agences, parmi lesquelles la Sécurité d'État, les « mukhabarat » [2] ont des branches aux quatre coins du pays et gèrent leurs propres centres de détention. Le système est rodé. Bien avant la révolution, bien avant la guerre, des centaines de dissidents politiques ont disparu dans cet « archipel de la torture », selon l'expression de l’ONG Human Rights Watch. Et la crainte d'être à tout moment enlevé par les mukhabarat a longtemps fait taire les oppositions.
Quand, au printemps 2011, la population syrienne se soulève, ce système de détention arbitraire, de torture et d'exécution extrajudiciaire atteint une échelle industrielle. Depuis neuf ans, plus de 14 000 personnes sont mortes sous la torture, selon un décompte du Réseau Syrien des Droits Humains. Et au moins 128 000 Syriens et Syriennes ont disparu sans laisser la moindre trace. Les tortures pratiquées, décrites par les rescapés, sont une longue surenchère dans l'horreur, de la technique dite de la « chaise allemande », qui broie la colonne vertébrale, aux suspensions au plafond et électrocutions. Les conditions de détention elles-mêmes sont telles qu'un rapport de l'ONU va jusqu'à parler d’«extermination ». Et dans les cellules surpeuplées, les vivants côtoient les morts des jours durant. La guerre que le régime mène à son peuple se déroule autant dans ses geôles que sur les champs de bataille.

« La torture a toujours été un outil des services de renseignements pour obtenir des informations, souligne Mazen Darwish, défenseur des droits humains, lui-même survivant des prisons du régime, Mais depuis 2011, ils n'essaient même plus d'obtenir quoi que ce soit. C'est une punition, une forme de revanche. C'est la torture pour la torture. »

La division 251 où travaille le colonel Raslan ne fait pas exception. En 2011, cette branche de la Sécurité d’État, basée dans le quartier d'Al-Khattib à Damas, mène tout à la fois des arrestations ciblées d'opposants politiques et des rafles massives dans les manifestations. À partir du printemps, les arrivages de prisonniers sont si importants que les cellules de la prison souterraine d'Al-Khattib sont vite bondées et les détenus régulièrement transférés dans d'autres centres. Dans cette division comme ailleurs, la torture est la norme. Bassam, 30 ans, détenu au centre d’Al-Khattib en juillet 2011, a témoigné auprès de Human Rights Watch: «La salle d'interrogatoire était au deuxième étage. Tout le monde nous battait sur le chemin. On portait toujours un bandeau sur les yeux. Pendant l'interrogatoire j'étais à genoux. Ils me donnaient des coups de poing, des coups de pied partout. C'était plus une accusation qu'un interrogatoire. En repartant vers la cellule, ils m'ont fait rouler dans les escaliers.»

Anwar Raslan, responsable de la « section des investigations », coordonne les interrogatoires, valide et signe les comptes-rendus. Un poste administratif ? Le colonel était en position d'ordonner et de diriger les interrogatoires, assène Anwar Al-Bunni. Et si les hauts-gradés se salissent rarement les mains eux-mêmes, « des témoins assurent qu'il était présent quand ils ont été torturés », affirme l'avocat. En juillet 2012, le colonel est muté dans la branche 285 de la Sécurité d'État. Cette division, où sont notamment envoyés les détenus des autres branches jugés «importants» car impliqués politiquement, est basée dans un grand complexe de Damas.
Au sous-sol, des centaines de prisonniers sont parqués dans quelque 250 cellules, selon Human Rights Watch. Ahmad, emprisonné ici de juin à octobre 2012, a raconté ses conditions de détention à l’ONG syrienne Violation Documentation Center : « La taille de la cellule était de 3x4m² et nous étions plus de 50 détenus à l'intérieur, ne portant que nos sous-vêtements. J'ai passé mes 5 mois de détention, en sous-vêtements. […] En raison du manque d'espace, s'asseoir était extrêmement difficile. La plupart des détenus avaient de sérieux problèmes de genoux. […] Une des méthodes de torture était de demander aux prisonniers de passer leurs mains à travers les ouvertures de la porte et de frapper leurs doigts jusqu'à ce qu'ils soient gonflés et bleus. […] Quand les détenus étaient emmenés aux toilettes, ils étaient forcés de marcher à genoux en imitant le son d'une voiture ou d'autres véhicules. » 

Dans la branche 285, Anwar Raslan est à nouveau responsable de la « section des investigations ». Mais le 14 décembre 2012, la chaîne Al-Jazeera, dans une courte dépêche, fait état de sa désertion. Dégoût, prise de conscience, opportunisme ? La rumeur court. Les années suivantes, l'ex-colonel est aperçu en Jordanie, en Turquie puis en Europe. On le dit passé à l'opposition. En 2014, on le retrouve même à Genève avec la coalition rebelle, lors des pourparlers de paix. Il pose à l’aéroport, pour cette photo qui, au lendemain de son arrestation, fera le tour des réseaux sociaux.

Quand il aperçoit Anwar Raslan à Berlin en 2014, Anwar Al-Bunni sait que le petit capitaine a fait du chemin. « J'avais entendu dire qu'il était monté en grade, puis qu'il avait déserté. Je n'ai donc pas été plus surpris que ça de le croiser si loin de Damas. » Mais quand on lui demande s'il a dénoncé l'ancien colonel à la police, l'avocat sourit tristement : « Non. J'avais alors d'autres priorités : m'installer en Allemagne, trouver une situation, m'adapter. Je ne savais même pas qu'on pouvait poursuivre des criminels du régime d'ici. Et à l'époque, je pensais que très bientôt nous pourrions tous rentrer en Syrie et juger ces exactions dans notre propre pays. »

Aujourd'hui, cette perspective semble bien lointaine et si Anwar Al-Bunni s'accroche toujours à l'espoir qu'un jour, il pourra rentrer chez lui, il n'attend plus pour agir. En espérant une chute plus qu'hypothétique du régime Assad, c'est en Allemagne qu'il cherche justice. De Berlin, l'avocat-enquêteur récolte preuves et témoignages, monte des dossiers judiciaires et cherche ceux qui ont cru trouver oubli et impunité en Allemagne ou ailleurs. Car désormais, les justices européennes peuvent juger les crimes contre l’humanité au nom de la compétence universelle [3] et ce dès lors que les suspects sont sur leur territoire ou en transit. « Un jour, peut-être, le conflit syrien aura son grand procès », rêve Anwar Al-Bunni. En attendant, la lutte contre l'impunité se mène en Europe.
Devenu une figure de référence de la chasse aux criminels syriens, l'enquêteur lâche rarement son téléphone. C'est vers lui que se tournent ceux qui veulent signaler la présence d'un ancien bourreau, apporter leur témoignage ou tenter de savoir ce qu'il est advenu de leurs proches disparus. « J'ai des centaines de lettres et de messages de personnes qui réclament justice. Rien qu'en Allemagne, les victimes du régime se comptent par milliers, assure-t-il, La torture concerne toute la population syrienne. Si quelqu'un n'a pas été lui-même torturé, c'est peut-être sa sœur, son père... Ce qu'ils ont subi doit être reconnu et leurs tortionnaires jugés. »

Dans cette quête de justice, Anwar Al-Bunni n'est pas seul. À l'heure où Bachar Al-Assad referme son emprise sur la Syrie, aux quatre coins de l'Europe, organisations syriennes, ONG internationales, magistrats et unités de police spécialisées mènent une vaste traque aux criminels de guerre syriens qui, par dizaines, ont pu se fondre dans le flot de réfugiés. Pour Anwar Al-Bunni et de nombreux activistes, l'arrestation et le procès à venir du colonel Raslan est plus qu'un succès. C'est une lueur d'espoir, qu'enfin, les crimes du régime de Bachar Al Assad soient jugés. Que leur mémoire ne soit pas balayée sous les décombres du conflit.

Car si les cours de justice européennes se sont déjà penchées sur des crimes commis en Syrie, les accusés appartenaient non pas à l'Etat mais aux multiples factions qui ont fleuri sur les ruines de la guerre civile – groupes d'opposition, milices islamistes, Daesh. Seul un ancien soldat du régime a été condamné en Suède en 2017. Reconnu sur une photo Facebook où il pose, tout sourire, au milieu d'une dizaine de cadavres et écrase de sa chaussure la tête d'un mort, il n'a pu être jugé pour meurtre, faute de preuve, et a finalement écopé de huit mois de prison pour atteinte à la dignité humaine.

Le colonel Anwar Raslan, lui, est le premier haut gradé du régime mis en examen pour complicité de crimes contre l'humanité. Lors de son procès en Allemagne, un tribunal examinera pour la toute première fois le gigantesque système de détention et de torture mis en place par les services de renseignement. « Ce procès montrera au monde ce qui se passe en Syrie, veut croire Anwar Al-Bunni, Si les rapports de médias, d'ONG peuvent toujours être ignorés, niés ou minimisés, les faits reconnus par une cour de justice sont incontestables. »

Mais dans la communauté exilée, d'autres s'interrogent. Tout haut-gradé qu'il soit, Anwar Raslan n'est pour certains qu'un maillon faible, un homme coincé dans le système qui, de plus, a déserté. On dit qu'il a rejoint la coalition d'opposition, qu'il s'est repenti. Pourquoi juger ceux qui ont trahi ? Sur les réseaux sociaux, rumeurs et altercations circulent à haut débit. L'arrestation d'Anwar Raslan est une lame de fond qui secoue les consciences, ramenant à la surface traumatismes et divisions d'une population déchirée par neuf années de guerre civile.

[1] La division 251/Dirigée en 2011 par le Major Général Tawfiq Younes, la division 251 est la « branche interne » des Renseignements généraux, dépendant du ministère de l'Intérieur. Basée dans trois immeubles du quartier d'Al-Khattib, à Damas, elle est théoriquement en charge de la surveillance de la population civile. En 2011, elle est également chargée de la répression des manifestations. Comme les autres branches de la Sécurité d'État à Damas, elle est supervisée par un responsable régional, Hafez Makhlouf, membre du cercle intime de Bachar Al-Assad jusqu'à sa disparition des radars en 2012.

[2] Les «mukhabarat»/Mis en place par le père de l'actuel dictateur, Hafez Al Assad, les services de renseignements ou « mukhabarat » sont divisés en quatre agences principales : militaire, armée de l'air, politique et sécurité d'État –ou renseignements généraux. Ces quatre agences aux attributions volontairement floues opèrent indépendamment les unes des autres, voire parfois en concurrence.

[3] La compétence universelle / Cette notion juridique permet à un État de poursuivre des auteurs présumés des crimes les plus graves (crimes contre l’humanité, torture, crimes de guerre, génocide) quel que soit le lieu où ceux-ci ont été commis et quelle que soit la nationalité des suspects et des victimes. C’est ainsi que la France a pu, en 2014,  juger et condamner des responsables du génocide rwandais de 1994.

II. Le colonel Raslan, bourreau de légende ?

« Si vous connaissiez le colonel Anwar [Raslan], vous auriez juré de sa morale. Le colonel est très humain et je défie quiconque de prouver qu'il ait maltraité ou commandité des actes de torture. » Les commentaires en arabe, parfois anonymes, s’enchaînent. Sur Facebook, la communauté syrienne est en ébullition ce mercredi 13 février 2019. L'arrestation la veille d'Anwar Raslan, ancien colonel des services de renseignement de Bachar Al Assad, fait des vagues. Certains se félicitent de voir cet homme jugé, et avec lui, le gigantesque système de détention et de torture du régime. Mais d’autres voix s'élèvent pour défendre l'officier, trop humain pour s’être rendu coupable des exactions dont on l’accuse.

C’est pourtant bien de complicité de crimes contre l’humanité que le colonel est soupçonné. « Mais il est passé à l'opposition, il était en Jordanie, en Turquie, aux négociations de paix à Genève ! », écrit un internaute. « S'en prendre aux déserteurs, c'est faire le jeu du régime », renchérit un autre. « Changer de camp n'efface pas ses crimes passés », réplique un troisième. « C'est un bouc émissaire », « C'est un message envoyé à tous les criminels du régime d'Assad », « S'il y a quelqu'un d'humain dans les services de renseignement en Syrie, c'est Anwar Raslan »... Rumeurs, opinions, altercations... Dans le brouhaha général, certains anciens prisonniers assurent qu'en dépit de sa position hiérarchique, le colonel n'était qu'un maillon faible de la chaîne de l'horreur au centre de détention d'Al-Khattib. Dans le grand jeu de dupes des hiérarchies du renseignement, le pouvoir ne serait pas toujours là où on l'attend. Et l'un après l'autre, plusieurs anciens détenus dédouanent Anwar Raslan de la torture vécue, accusant plutôt les sbires d'Hafez Makhlouf, responsable régional de la Sécurité d'État à Damas et membre du cercle intime de Bachar Al-Assad. Un tortionnaire à la réputation sulfureuse, disparu des radars en 2012.

Pour certains, Anwar Raslan est le seul visage amical qu'ils ont entrevu en de nombreux mois de détention. Une touche d’humanité dans un système où elle est systématiquement niée. Et s'il est coupable, « alors aucune personne en Syrie n'est innocente, clame un homme sur Facebook, Car le régime d'Al-Assad n'a-t-il pas obligé même les civils à se nuire entre eux ? » Faut-il juger les rouages du système quand ceux qui en sont les grands horlogers poursuivent leur vie en toute impunité ? Nombreux sont ceux qui s'interrogent sur la justice d'un tel procès. Abdulnaser Al-Ayed est de ceux-là. Non qu'il doute que le colonel Raslan ait du sang sur les mains, car « dans les services de renseignement, dit-il, nul n'est innocent ». Mais dans la grande chaîne des responsabilités, il n'est qu'un exécutant des sinistres décisions prises en plus haut lieu, veut croire cet ancien détenu, aujourd'hui réfugié en France.

Installé à la terrasse d'un café du Ve arrondissement de Paris, l'homme enchaîne cigarette sur cigarette en se remémorant sa première rencontre avec le colonel, en février 2011. « À l'époque j'avais déjà quelques ennuis avec les autorités », explique-t-il, dans un arabe chantant. Ancien pilote, Abdulnaser est débarqué de l'armée de l’air en 2009. Trop « dissident ». L'officier, épris de littérature, s'est lancé dans l'écriture d'un roman et s’est rapproché de cercles intellectuels versés dans la critique du régime. Aux yeux de ses supérieurs, il peut être un élément subversif, ou un atout. On tente de le faire rentrer dans le rang. « Ils m'ont donné le choix, intégrer les services de renseignements ou quitter l'armée. J'ai donc quitté l'armée. Mais non sans conséquences. On m'a retiré mon passeport et mes droits civils et politiques. Mon deuxième roman a été censuré. » En janvier 2011, il participe à l'organisation d'une manifestation à Damas, en soutien aux insurgés tunisiens. Cette tentative est un échec, mais Abdulnaser est repéré.

Le 3 février, il est arrêté par des hommes de la Sécurité d'État. Il restera dix jours dans les geôles d'Al-Khattib. Bien peu, au regard des longs mois que d'autres passeront dans les cachots de la branche 251, dit-il. Mais ces dix jours ne sont qu'une succession de cellules aveugles et d'interrogatoires musclés, les yeux bandés. Il y est battu, torturé. Jusqu'au 12 février. Cette fois, une voix inconnue résonne dans la chambre d'interrogatoire. L'homme demande pourquoi le détenu est pieds nus, réclame qu'on lui rende ses chaussures. Abdulnaser, assis sur une chaise à côté de la porte, soupçonne que sa situation a changé. « S'ils commençaient à être gentils avec moi c'était qu'ils allaient me libérer. » La voix inconnue déclare : « Je sais que tu es un homme intelligent. On va t'enlever ton bandeau, te donner tes chaussures et on va discuter. » Le bandeau retiré, il voit un quinquagénaire, moustache poivre et sel et crâne dégarni, d'allure militaire, un chef, assurément. L'homme se présente: Anwar Raslan, responsable de la section des investigations. Tandis qu'Abdulnaser enfile chaussettes et chaussures, l'officier bavarde – « J'ai lu ton roman » –, le complimente sur son style, commente les ressorts de l'action de l'ouvrage pourtant officiellement censuré. On leur apporte un café et pendant près de deux heures, Raslan et son détenu discutent littérature dans cette chambre d'interrogatoire. Jusqu'à ce que l'officier consulte sa montre et décroche son téléphone : « Nous sommes prêts, Général. »
À nouveau menotté, Abdulnaser est emmené dans les étages, voir le responsable de la division 251, le Major Général Tawfik Younes. Renfoncé derrière son bureau, le gros homme déclare sans rire à Abdulnaser qu'il a été détenu pour sa propre sécurité. « Les frères musulmans avaient prévu de t'assassiner pour perturber la communauté sunnite. » Et l'écrivain de répliquer, montrant une large plaie encore ouverte sur son crâne : « C'est comme ça que vous me protégez ? » Inébranlable, le major général assure que les responsables seront punis mais que pour des raisons de sécurité, il devait être traité comme les autres prisonniers. Et de conclure le bref entretien en proposant à Abdulnaser une forte somme d'argent « pour rentrer chez lui ». Ce dernier décline, réclame ses affaires qu'on lui refuse. « On te les rendra plus tard. » « Je savais donc que je restais surveillé », explique Abdulnaser Al-Ayed, en s'allumant une nouvelle cigarette avant de reprendre son récit. « Le Major Général voulait s'entretenir avec son subalterne, j'ai patienté dans le bureau du secrétaire, lequel m'a menotté. Quand Raslan est revenu et qu'il m'a vu encore attaché, il s'est mis en colère, a réclamé qu'on me libère. Mais le secrétaire, pourtant de rang inférieur, lui a simplement répliqué “ça ne se fait pas“. Il était alaouite [4], Raslan est sunnite. C'est un détail mais je pouvais sentir la colère retenue de Raslan. Pour moi ça en dit long tant sur son caractère que sur sa réelle position dans la division 251. » 

Abdulnaser sort libre du centre de détention d'Al-Khattib. Il reverra le colonel trois semaines plus tard, à la demande de ce dernier, pour une conversation d'apparence anodine, littérature, famille... « Il ne m'a posé aucune question sur les manifestations », s'étonne encore Abdulnaser Al-Ayed. En ce mois de mars 2011, la révolte gronde pourtant dans tout le pays. « C'est la dernière fois que j'ai vu Anwar Raslan en Syrie, reprend l'écrivain, Quelques temps plus tard, les services de renseignements sont à nouveau venus me chercher, mais je n'étais pas chez moi. » Traqué, Abdulnaser passe dans la clandestinité, écrit des articles en soutien à la révolution et participe à l'organisation de manifestations. Mais quand la rébellion se militarise, il refuse de prendre les armes et fuit la Syrie, fin 2011.

C'est à Istanbul, où il s'est réfugié, qu'Abdulnaser Al-Ayed entend parler de la désertion du colonel Raslan, en décembre 2012. Cet homme « a prononcé le seul mot d'excuse que j'ai jamais entendu dans les services de sécurité et peut-être le seul mot sincère, écrit alors le romancier sur Facebook, [Quand je lui ai dit la façon dont ses collègues m'avaient battu], il a dit : “Je suis désolé“. […] J'ai recueilli beaucoup d'informations à son sujet plus tard et tout indique que c'est un homme qui n'est pas à sa place. Major de sa promotion à l'école de police et l'un des officiers les plus compétents de la sécurité intérieure, il a été recruté à un certain grade de cette branche [251] pour ses compétences avant tout. Pendant tout ce temps, je me demandais pourquoi cet homme intelligent, instruit et honnête n'avait pas déserté. Mais quand je me souviens du niveau de contrôle et de suspicion de cet endroit, je lui trouve des excuses. […] Bienvenue dans le monde de la liberté, Colonel. »

Des années plus tard, à cette terrasse de café parisien, Abdulnaser ne renie en rien ce qu'il avait alors écrit. Pour lui, le procès à venir sera celui d'un bouc émissaire. « C'est une justice incomplète, sélective, qui s'attaque au plus faible maillon de la chaîne, affirme-t-il, Bachar, les généraux, ce sont eux qui doivent être jugés. Mais ils ne le seront probablement jamais. C'est cela la justice ? » Et d'ajouter : « Ce n'est pas une victoire que de juger quelqu'un qui a reconnu ses torts et déserté. » Car Abdulnaser ne doute pas qu'Anwar Raslan soit un repenti. Il le sait, c'est le colonel lui-même qui le lui a dit quand ils se sont revus à Istanbul, peu de temps après sa désertion.

Au début de l'année 2013, l'écrivain apprend par une connaissance commune qu'Anwar Raslan cherche à le contacter. L'officier va venir à Istanbul, pour travailler au service de l'opposition, apprend-t-il. Ils se croisent à nouveau dans un hôtel où le colonel loge avec d'autres déserteurs. Du projet qui les amène en Turquie, Anwar Raslan parle peu. Tout juste évoque-t-il une mission de renseignements pour l'Armée Syrienne Libre. Mais il est plus disert sur sa désertion. « Je voulais déserter depuis longtemps, affirme-t-il alors, Mais j'étais surveillé. Il fallait que je trouve le moyen de partir en même temps que ma famille pour ne pas attirer les soupçons. Et je n'avais pas de contact. » Il sera finalement exfiltré avec sa femme et ses enfants par des opposants de la Ghouta orientale, banlieue rebelle de Damas, et rejoindra Amman, en Jordanie.

Quand Abdulnaser revoit Raslan, deux semaines plus tard, l’ancien colonel est à la rue. Le fameux projet de renseignement est mort dans l'œuf, explique-t-il au romancier, quelqu'un est parti avec l'argent et on les a abandonnés. L'ex-officier est désormais perdu dans Istanbul, sans moyens suffisants pour retrouver sa famille à Amman. « C'est là que je lui ai proposé de venir chez moi, le temps qu'il gagne de quoi rentrer », explique Abdulnaser, qui affirme l'avoir hébergé pendant un mois. Vivre côte à côte crée des liens. Le portrait que le romancier tisse de son ancien colocataire est celui d'un ancien policier à la mémoire d'éléphant, recruté par les services de renseignements pour ses compétences d'enquête dont il tire grande fierté. Un homme intelligent, cultivé, musulman pratiquant. Et un nationaliste arabe, autant écœuré par les dérives d'un régime dans lequel il a cru que frustré de ne pas trouver une place dans l'autre camp. « En arabe, on dit de quelqu'un d'éthique qu'il a peur de Dieu. Anwar Raslan était quelqu'un qui avait peur de Dieu, assure Abdulnaser, Lui et moi ne sommes pas si éloignés. Mais, quand les services de renseignements sont venus le chercher, il a accepté. Moi, j'ai refusé. C'est là que nos vies ont fondamentalement divergé. »

Durant ce mois passé côte à côte, les deux hommes parlent. Anwar Raslan dit que depuis le début de la révolution, sa famille insistait pour qu'il abandonne le régime. Celle-ci est originaire de la région de Homs où dès le printemps 2011, les loyalistes de Bachar Al-Assad ont massacré sans distinction hommes, femmes et enfants. Le déserteur affirme aussi que depuis des mois, dans la branche 251, il n'avait de haut-responsable que le nom. « Il me disait qu'il était cantonné à l'administratif, que les ordres d'arrestation et d'interrogatoires passaient au-dessus de lui », raconte Abdulnaser. Lui le croit. D'autres en doutent.

Véritable repenti ou opportuniste roublard ? S'agissant du colonel, les témoignages se croisent mais ne se recoupent pas toujours. Tenter de retracer ses pas depuis 2011 revient à tirer le fil de récits invérifiables, de rumeurs et de doutes. Enfermé dans une prison allemande en attente de son procès, Anwar Raslan reste inatteignable, ses avocats ne font aucune déclaration à la presse.

[4] Alaouites/ Les membres du clan Al-Assad, à la tête de la Syrie depuis 1970, sont essentiellement alaouites, une minorité ethnique et religieuse représentant environ 10% de la population syrienne. La confession alaouite est considérée comme une branche du chiisme alors que la majorité de la population syrienne est sunnite. Si tous les alaouites ne sont pas loyaux au clan Assad, certains s’étant notoirement élevés contre le régime au prix de leur liberté, voire de leur vie, le régime est réputé favoriser les membres de son ethnie, renforçant dans la population sunnite le sentiment d'une domination chiite sur la Syrie.

III. Déserteur mais faux repenti

Pourquoi Anwar Raslan a-t-il déserté les services de renseignements syriens en décembre 2012 ? Certains décrivent un homme écœuré par les dérives d'un régime qu'il a pourtant servi pendant plus de vingt ans. D'autres dressent un portrait bien plus trouble de l'ancien colonel, aujourd'hui accusé de complicité de crimes contre l'humanité, arrêté il y a un peu plus d’un an en Allemagne où il va bientôt être jugé.

Parmi eux, Wael El Khaldy, qui clame avoir participé activement à l'exfiltration du déserteur hors de Syrie. Activiste et journaliste syrien désormais basé à Paris, ce quadragénaire affirme avoir aidé des dizaines de déserteurs à franchir la frontière jordanienne en 2011 et 2012, avec l'aide de rebelles basés dans la Ghouta orientale, en périphérie de Damas. Dont Anwar Raslan. Mais à en croire Wael El Khaldy, le colonel n'était pas exactement volontaire. « À l'époque, tous les activistes savaient que s'ils voulaient exfiltrer quelqu'un, ils pouvaient se tourner vers moi, explique-t-il dans son bureau parisien. Mais ce n'est pas Anwar Raslan qui a pris contact avec mon groupe. C'est sa femme. » Un beau jour de décembre 2012, celle-ci a débarqué dans la Ghouta orientale avec ses deux enfants, dans la zone rebelle alors inaccessible au régime. « Après nous avoir trouvés, elle a appelé son mari et lui a dit où elle était, lui demandant de les rejoindre et de partir avec eux, raconte l'activiste, Elle l'a forcé à déserter. » Pourquoi ? « Je crois qu'elle était très en colère contre le régime. Elle est originaire de la région de Homs, où l'armée a bombardé et massacré à l'aveugle*. Elle voulait que son mari déserte mais lui n'était pas prêt. Alors, après plusieurs mois d'attente, un an, elle a décidé de ne pas lui laisser le choix. Et ça a marché ! Pour moi, c'est elle l'héroïne dans cette histoire. » Récupéré par un activiste, Anwar Raslan passe les checkpoints dans sa voiture de service grâce à ses papiers officiels, jusqu'en zone rebelle.

Pour Wael El Khaldy, le colonel n'est pas un inconnu. « Seize membres de ma famille ont été enlevés par les services de renseignements dans les années 80, dans la vague de répression qui a suivi les troubles entre le régime et les Frères Musulmans en 1982 [5]. » Anwar Raslan n'était pas en poste à l'époque. « Mais quand nous avons entrepris des recherches pour savoir ce que nos proches étaient devenus, dans les années 90 et 2000, son nom est régulièrement revenu, mentionné par des survivants de centres de détention. » En charge des investigations, Anwar Raslan aurait ainsi travaillé pour de multiples branches des renseignements, avant de monter en grade. « Ne vous y trompez pas, cet homme est dangereux, assène Wael El Khaldy, Il fait bonne figure, au point que même des personnes qu'il a interrogées le trouvaient amical. Mais c'est lui qui décidait qui était arrêté, torturé, tué. Et s'il est monté en grade, c'est parce qu'il était particulièrement efficace dans son travail. »

Des seize membres disparus de la famille de Wael El Khaldy, seuls deux ont été libérés, au bout de 18 ans. « Nous n'avons jamais su ce qui était arrivé aux autres, soupire l'activiste, Imaginez-vous ce que c'est, de ne pas savoir ce que sont devenus vos frères, vos cousins, vos maris ? D'avoir, pendant des années, ce minuscule espoir qu'ils soient encore vivants ? » Quand Anwar Raslan débarque dans la Ghouta orientale, Wael El Khaldy veut donc l'interroger sur sa famille disparue. « Cet homme a la mémoire d'un ordinateur, dit l'activiste, Quand j'ai évoqué l'un de mes cousins, arrêté à 14 ans, je n'ai même pas eu à lui donner son prénom, il me l'a dit dans la seconde. Il se souvient de tout. » Les deux hommes passent alors un accord. « Une fois réfugié à Amman, il nous ferait la liste de tous les détenus disparus passés par ses services. Leurs familles pourraient enfin savoir ce qui leur était arrivé. » Cette liste n'était pas une condition à l'exfiltration, assure Wael El Khaldy. « Je m'étais déjà engagé à les amener en Jordanie. C'était une promesse. » Mais une fois à Amman, le colonel refuse de donner les informations promises. « Il m'a donné de fausses excuses. Mais ça lui coûtait quoi ? Cette liste aurait pu apaiser tant de familles ! », s'énerve l'activiste.
Aujourd'hui, Wael El Khaldy n'en démord pas : Anwar Raslan n'est pas passé à l'opposition par conviction. Son manque de collaboration le prouve, assure-t-il. Et l'activiste en est persuadé, le colonel a conservé des liens avec le régime. « Des sources internes nous ont dit de nous méfier de lui. » Un agent double ? « Je n'ai pas de preuves, je ne peux pas l'affirmer. Mais ce ne serait pas la première fois qu'un déserteur s'avère être un infiltré. À ce stade, je doute de tout. » Mais ce dont il est certain, c'est qu'Anwar Raslan est un homme qui sait ménager ses opportunités.

Et dans les rangs de l'opposition, la désertion tardive du colonel, en décembre, n'améliore pas sa réputation. « En 2012, la période de l'année à laquelle vous aviez déserté était cruciale, explique aux Jours le journaliste Christophe Reuter, spécialiste du Moyen-Orient à l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, Si vous aviez quitté le régime en début d'année, vous étiez tenu en meilleure estime. Si, comme Raslan, vous aviez fui très tardivement, on vous considérait comme un opportuniste. » Car à l'époque, l'opposition contrôle une grande partie du pays et si les combats font rage, chacun s'attend à une chute prochaine du régime.

C'est dans cette atmosphère fébrile que le journaliste allemand et ses collègues se rendent en Jordanie, au printemps 2013, pour interviewer des déserteurs du régime. « Pour la première fois, ces hommes étaient prêts à parler, notamment de la façon dont les services de renseignements syriens ont établi et soutenu des cellules djihadistes, raconte-t-il, À chaque interview, nous demandions à qui d'autre nous pouvions parler. Et plusieurs personnes nous ont dit “Allez voir Raslan, c'est une encyclopédie et s'il vous respecte, il pourrait vous parler“. » Considéré comme un opportuniste parmi ses pairs, l'officier n'en est pas moins respecté pour sa rigueur. « Il n'était pas apprécié, mais tous nous ont dit qu'il ne nous mentirait pas et que sa mémoire photographique était un puit d'informations. Et il a effectivement été une source cruciale. » Pendant deux jours, Christophe Reuter interviewe le colonel déserteur, qui lui raconte que les renseignements généraux syriens ont incité, voire organisé, une attaque terroriste à Damas en janvier 2012. L'objectif : blâmer une opposition djihadiste et justifier la répression. « En tant que responsable des investigations, Raslan a voulu enquêter sur l'explosion. Mais le chef des renseignements généraux, Ali Mamlouk, s'y est opposé. Et petit à petit, le colonel a compris que ces attaques étaient organisées par ses supérieurs. C'est l'une des raisons de sa désertion. »

Pour Christophe Reuter, c'est avant tout par orgueil professionnel qu'Anwar Raslan aurait quitté le régime. « En tant qu'enquêteur, dont l'objectif est de rassembler des informations et comprendre ce qui s'est vraiment passé, il s'est senti offensé par les mensonges de ses supérieurs. “Ils ont ridiculisé mon travail“, nous a-t-il dit. » Le colonel déclare aussi ne plus supporter la torture et les meurtres de civils qui, clairement, n'ont rien à voir avec une opposition armée ou des groupes terroristes. « Cet homme n'avait manifestement eu aucun problème à travailler pour une dictature sanguinaire. Peu lui importait que des personnes soient torturées pour des informations, tant qu'il pensait que celles-ci avaient effectivement quelque chose à avouer. Mais en tuant des civils clairement innocents et en montant de toute pièce une attaque terroriste, le régime avait, semble-t-il, franchi une ligne rouge à ses yeux », analyse Christophe Reuter. Un point de vue incompréhensible pour qui estime que torture et répression totalitaire sont injustifiables. « Pour nous autres, européens, cela semble absurde d'accepter la torture tant qu'elle s'exerce sur les “bonnes personnes“. Mais on parle d'un homme qui a vécu toute sa vie dans une dictature », souligne le journaliste. Anwar Raslan lui fait l'effet d'un bureaucrate orgueilleux et frustré, en colère. « Il répétait que ses compétences professionnelles avaient été ridiculisées. À la façon dont il en parlait, il donnait le sentiment d'être plus affecté par les fausses attaques terroristes que par le sort des hommes et des femmes morts sous la torture dans le service où il travaillait. »

Les années d'exil d'Anwar Raslan sont tissées de rumeurs. Si plusieurs sources s'accordent à dire qu'il a séjourné un temps en Turquie, d'autres évoquent aussi l'Égypte et le Qatar. On dit qu'il est passé à l'opposition. En 2014, il est aperçu à Genève, lors des négociations de paix organisées entre le régime et la coalition d'opposition, dont le colonel aurait été un conseiller, sur des questions de sécurité. Mais son rôle n'est pas clair. « Je pense qu'Anwar Raslan espérait obtenir un rôle dans le gouvernement en exil à la hauteur de ses compétences et de son rang. Mais il n'était pas apprécié, beaucoup de dissidents ne lui faisaient pas confiance », estime Christophe Reuter. Quand le journaliste revoit le colonel à Berlin, en 2015, l'homme semble malheureux, frustré. « Il avait obtenu le statut de réfugié et semblait vivre de ses allocations, à défaut de trouver autre chose. »

La même année, Abdulnaser Al-Ayed qui, lui, défend Raslan, dit l’avoir vu à Gaziantep, une ville turque à proximité de la frontière syrienne. L'homme qu'il y a retrouvé semble diminué, rongé par la paranoïa. « Il m'a dit craindre d'être recherché par le régime. Il racontait des histoires extravagantes, se disait surveillé », raconte le romancier. Christophe Reuter, de son côté, confirme qu'Anwar Raslan se serait rendu en Turquie en 2015, où il aurait été détenu temporairement par la police pour défaut de papiers. Mais ni l'un ni l'autre ne savent ce que le colonel déserteur était venu faire dans ce pays.

D'un écho à l'autre, la trace d'Anwar Raslan se perd. Ses années d'exil sont floues, brouillées par les rumeurs et les silences. Jusqu'à son arrestation par la police allemande le 12 février 2019, que nul n'avait anticipée, surtout pas lui. « Il imaginait probablement que sa décision de changer de camp balayait définitivement sa participation aux crimes du régime », estime Christophe Reuter. Car l'homme n'a jamais fait mystère de son passé. « C'est d'ailleurs pour cela qu'il a pu être arrêté, souligne le journaliste, Il est parti en Allemagne, où il a demandé et obtenu le statut de réfugié sous son vrai nom. Alors que nombre de déserteurs ne sont jamais venus en Europe. Ils sont prudemment restés en Jordanie ou ailleurs, passés dans la clandestinité. » Si le reporter n'est pas surpris des accusations pesant sur Anwar Raslan, l'importance de ce dernier ne doit pas être exagérée, insiste-t-il : « Il reste un officier de second rang. La seule raison pour laquelle son procès fait tant de bruit, c'est qu'Anwar Raslan est le plus haut gradé du régime qu'on ait pu arrêter. D'autres, aux responsabilités plus importantes, sont insaisissables, disparus des radars ou inatteignables car ils n'ont jamais déserté. Le colonel n'est probablement pas tant un monstre qu'un petit rouage du système. Et si le régime était tombé, si l'on pouvait juger les plus hauts responsables, nul ne parlerait de lui. »

Pour le journaliste, son histoire n'est pas dépourvue d'accents tragiques. « En prenant une bonne décision, celle de déserter, il a pensé effacer son passé. Mais il a appris à ses dépens que ce passé ne peut être oublié. Tout rouage du système qu'il ait été, s'il a ordonné, dirigé et assisté à des sessions de torture, il doit être jugé. »

Et pour les milliers de victimes du système de détention des services de renseignements, qui pensaient que justice ne serait jamais faite pour ces crimes, la promesse de ce procès est un immense soulagement.  « Je suis un des plaignants dans l'affaire Anwar Raslan. J'ai été détenu dans la branche d'Al-Khattib quand il [y] travaillait, écrit le blogueur syrien Hussein Ghreer sur Facebook deux jours après l'arrestation du colonel, Il y a une tendance étrange, injustifiée et très néfaste pour notre avenir et celui de la justice à pardonner les crimes de ceux qui prétendent avoir un jour déserté ou combattu le régime. […] Est-ce la réponse ? Que Dieu pardonne tous les crimes passés et essuie votre sang et celui de votre famille sur la cour des hôtels de Genève ? […] Les crimes contre l'humanité ne sont pas prescriptibles. Par ailleurs, qui peut garantir que la désertion était réelle et que la repentance était sincère ? »

« Il y a tant d'histoires sur la désertion d'Anwar Raslan, soupire l'avocat Anwar Al-Bunni qui traque les criminels de guerre syriens, Mais tout ça, ce sont des rumeurs. La vérité sur ses actes, nous l'aurons à son procès. » Hussein Ghreer et une dizaine de victimes y témoigneront contre Anwar Raslan. Mais derrière ces plaignants, des milliers d'autres Syriens et Syriennes scruteront avec attention ce procès, le premier à juger le système de torture et de disparitions forcées du clan Assad. Une machine d'horreur que le régime persiste à nier.

Lors d'un grand entretien accordé au média Russia Today en novembre dernier, Bachar Al Assad, interrogé sur les poursuites en cours contre Anwar Raslan en Europe répondait ainsi : « Nous n'avons pas d'unités de torture. Nous n'avons pas de politique de torture en Syrie. Pourquoi utiliserions-nous la torture ? C'est la question, pourquoi ? Pour des raisons psychologiques ? On torturerait des personnes par sadisme ? Pourquoi torturer ? Pour des informations ? Nous avons toutes les informations. La majorité des Syriens soutiennent leur gouvernement, c'est pour cela que nous sommes là depuis neuf ans, en dépit de l'agression par l'Ouest et les pétrodollars du monde arabe. C'est pour cela, c'est la seule raison. Alors pourquoi torturer des gens, c'est la question. Ce n'est pas notre politique. Si vous parlez d'incidents isolés, il s'agit d'actes individuels qui peuvent être commis par revanche ou pour toute autre raison. Ce pourrait arriver partout dans le monde. Mais nous n'avons pas cette politique. Nous n'avons jamais cru que la torture pourrait améliorer la situation de l'État, tout simplement. Donc nous ne l'utilisons pas. »

[5] Bain de sang à Hama/ En février 1982, les troupes du président Hafez Al-Assad répriment dans un bain de sang une insurrection des Frères musulmans à Hama. La quatrième ville du pays, assiégée pendant quatre semaines, est dévastée et plus de 10 000 personnes sont tuées, selon les estimations les plus basses. Dans les mois et les années qui suivent, le régime renforce sa logique de répression en multipliant les arrestations.

IV. “Je n’ai pas commis les crimes dont on m’accuse”

Ce lundi 18 mai, à Coblence, en Allemagne, des passants déambulent paresseusement sous le soleil de l'après-midi, profitant du relâchement progressif des restrictions sanitaires dues au covid-19. Glaces, petit marché, musiciens de rue, les angoisses sanitaires semblent lointaines et la vieille ville a de faux airs de paradis estival. Au même moment, dans la salle d'audience 128 du tribunal, l'atmosphère est fébrile. Anwar Raslan, ex-colonel des services de renseignements syriens, va parler. Pour la première fois, en public, plus d'un an après son arrestation. Accusé de crimes contre l'humanité, le colonel n'a exprimé ni parole ni la moindre émotion depuis le début de son procès, le 23 avril. Pas même quand le procureur a détaillé les accusations à son encontre, soit la responsabilité de la mort de 58 personnes et des tortures infligées à 4 000 autres dans le centre de détention d’Al-Khattib. Un stoïcisme qu'il ne quittera pas plus cet après-midi là. Car c'est finalement par la voix de ses deux avocats que l'accusé fera sa déclaration, se contentant d'écouter ses mots prononcés par d'autres. « Mon nom est Anwar Raslan, né le 3 février 1963, de nationalité syrienne. Je suis de la région de Homs, de la ville de Houla... »

Pendant plus d'une heure et demie, Me Michael Böcker et Me Yorck Fratzky se relaieront pour lire cette longue profession de foi qui, en définitive, pourrait se résumer à une simple phrase : « Je n'ai pas commis les crimes dont on m'accuse. » Mais durant ces quelque 90 minutes, c'est autant sa version de l’histoire que le caractère d'Anwar Raslan qui se déploie.

Il y a de l'orgueil dans le début de sa déclaration, quand il revient sur son parcours professionnel, de ses études de droit à l'université de Damas à l'école de police où, souligne-t-il, il était « deuxième de sa promotion ». Et de préciser que les trois meilleurs diplômés étaient envoyés rejoindre les rangs des renseignements, où il fera carrière de 1995 à sa défection, en décembre 2012. Sous-entendu, ce n’est pas par son réseau ou son origine sociale que cet officier sunnite est entré dans la sécurité d’État mais pour ses compétences, dont il est fier. Le fait d’appartenir à un État dictatorial dont les multiples violations des droits humains sont bien antérieures à 2011 ne semble pas un problème. Jusqu’à la révolution.

« Je pouvais me reconnaître dans le système légal et le régime syrien, fera-t-il dire un peu plus tard, mais pas après 2011. » Car pour lui, « tout a changé quand les manifestations ont commencé ». Et de décrire les arrestations massives et le centre de détention de la branche 251 débordant de détenus. Mais ces rafles, ces détentions arbitraires n'étaient pas de son fait, assure-t-il. Dès avril 2011, il était surveillé car originaire de Houla, où la population s'était soulevée dès le mois de mars. Certains de ses collègues l'auraient même dénoncé, le jugeant trop enclin à libérer certains détenus. (« J'ai aidé des prisonniers quand je le pouvais. […] Les manifestants pacifiques sont innocents mais ceux qui sont armés ne le sont pas, c'est ma conviction ») Et c'est ainsi qu'au début du mois de juillet 2012, son supérieur, le général Tawfiq Younes, l'aurait dépouillé de tout pouvoir, transférant ses responsabilités à d'autres, dont Anwar Raslan donne les noms. Parmi eux, des agents de la section 40, dirigée par Hafez Makhlouf, tortionnaire de sinistre réputation, disparu des radars en 2014. Cette section, menant rafles et interrogatoires en série dans la prison d’Al-Khattib, fonctionnait « de façon autonome », sans même rendre compte à la hiérarchie de la branche 251, car son chef, membre du cercle intime de Bachar Al-Assad, était « au-dessus des lois », affirme Anwar Raslan. Et c'est parce que l’accusé aurait tenté d'alerter cette hiérarchie sur les exactions commises qu'il aurait été transféré à l'été 2012 dans la branche 285, une mesure disciplinaire selon lui.

Méticuleusement, le colonel revient sur les affirmations des victimes citées dans l'acte d'accusation, une par une, niant toute implication. Mais il récuse également la véracité de certains témoignages qui se contredisent, dit-il, ou qui ne correspondraient pas à la réalité : « Ce témoin affirme avoir été suspendu au plafond. Je suis désolé car cela peut sembler froid et manquer d'empathie, mais je dois clarifier quelque chose : il n'était pas possible de suspendre qui que ce soit [dans les cellules de la branche 251]. » Car les plafond étaient trop hauts, qu'ils ne disposaient pas d'accroche métallique, tient-il à préciser. Tel autre témoignage de passage à tabac lui semble « difficilement imaginable ». Évoquant l'interrogatoire d'une actrice syrienne arrêtée dans une manifestation, il assure qu'il ne s'agissait que d'une « conversation amicale » où il lui aurait fait part de son « admiration pour son travail ». Quant au viol qu'aurait subi l'un des détenus survivants, il ne peut concevoir que cela soit arrivé dans la branche 251. Éventuellement dans les renseignements de l'armée de l'air, dont les agents, alaouites, sont connus pour leur violence. Mais « c'est contre nos valeurs, notre religion et notre morale », déclare Anwar Raslan.

Dans la salle d'audience, nulle victime n'est présente pour regarder l’accusé dans les yeux, tandis que les voix monocordes de ses avocats égrènent la liste de ces crimes qu'il n'aurait pas commis. Celles qui se sont portées parties civiles n'ont pas souhaité être présentes au tribunal ce jour-là. Yeux mi-clos, ou levés vers le ciel, le colonel écoute, sans prêter attention au public où plusieurs activistes syriens attendent la fin de l'interminable déclaration, atterrés.

« Ce n'était pas ma responsabilité », « je n'ai pas fait ça », « cela ne m'évoque rien », « je n'ai pas participé à ça », « je ne pouvais rien faire »... Anwar Raslan nie en bloc. Il n'aurait ordonné ni arrestation arbitraire, ni torture. Il aurait même désapprouvé ce qui se passait. Dès 2011 et à plusieurs reprises il aurait voulu déserter, ne renonçant que parce qu'il n'aurait pas eu la garantie que sa famille pourrait s'enfuir avec lui. Et c'est alors une nouvelle liste que ses avocats égrennent : celle de personnes qui pourraient témoigner de ses sympathies pour la révolution ou de son humanité dans son travail. Le premier nom est celui de l'écrivain Abdulnaser Al-Ayed, un ancien détenu qui l’a hébergé après sa désertion. Vingt-trois autres personnes sont mentionnées, au nombre desquelles Ahmad Jarba, ancien président de la coalition d'opposition. « Je suis devenu un réfugié parce que je n’ai pas cautionné et n’ai pas voulu cautionner », plaide Anwar Raslan, rappelant son implication dans l'opposition après sa fuite en 2012. « J'ai toujours voulu témoigner dans cette affaire », affirme-t-il, soulignant qu'il n'a jamais caché son passé, qu'il a même ouvertement parlé de son ancien travail aux autorités de son pays d’accueil, l’Allemagne.

Mais quand, en 2015, face à la police allemande, Anwar Raslan évoque pour la première fois son rôle au sein des renseignements syriens, il est en quête de protection, comme le confirmeront les deux témoins auditionnées le lendemain, une policière berlinoise et une interprète de sa connaissance. Le 23 février 2015, le colonel se rend, avec cette dernière, dans un commissariat de la capitale allemande. L'homme se sent alors menacé, se dit suivi par des agents des renseignements syriens. Dans sa déposition, il raconte ainsi un rendez-vous médical avec un médecin syrien qui lui aurait posé de nombreuses questions et pris sa photo. Il explique qu'au rendez-vous suivant, il a aperçu par la fenêtre deux hommes, qu'il identifie comme syriens, faisant des allers-retours dans la rue, semblant attendre quelque chose. Il affirme qu'avec le médecin, ceux-ci s'apprêtaient à le droguer et à le kidnapper. Quelques temps après il aurait été suivi dans la rue par une voiture, dont il mémorise la plaque, puis dans le métro. « Je me sens extrêmement menacé, ma vie est en danger, écrit-il dans sa déposition, désormais projetée sur un écran dans la salle d’audience, Tout ce que je souhaite, c'est une protection personnelle dès que possible car les choses pourraient évoluer rapidement. » Anwar Raslan a peur. Mais ce qu'il ne pouvait anticiper, c'est que ses déclarations feraient l'objet d'une communication au procureur fédéral et lanceraient l'enquête qui conduira à son arrestation, le 12 février 2019 et à cette audience du 18 mai 2020 où, par la voix de ses avocats, il proteste de son innocence et de son honnêteté.

Dans la salle 128 du tribunal de Coblence, Anwar Raslan le répète, il n'a pas commis les crimes dont on l'accuse, tout en exprimant « ses regrets et sa compassion » à toutes les victimes de cette guerre. Mais dans le public, les activistes syriens présents n'y croient pas une seconde.

« C’est un déni de responsabilité d'un homme qui avait du pouvoir mais qui prétend qu’il n’en avait aucun », assène Almoutassim Al-Kilani, du Centre Syrien pour les médias et la liberté d’expression. « Il a tenté de minimiser son rôle », renchérit dans un communiqué le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humain (ECCHR), une ONG allemande qui soutient 17 victimes dans ce procès.

De son côté, l'avocat syrien Mazen Darwish, qui documente les exactions commises en Syrie, n'est pas surpris : « Le déni a toujours été une stratégie classique du régime. Nous nous attendions à ce qu'Anwar Raslan refuse de reconnaître ses responsabilités. La Cour tranchera. Mais au-delà, ce procès rendra compte des exactions d'un système. Pour nous, il ne s'agit pas de vengeance, mais de justice. Que les responsabilités dans les crimes commis soient reconnus. » Un peu plus tôt, Anwar Raslan concluait sa déclaration en assurant avoir foi dans le système judiciaire allemand et sa capacité à rendre un verdict juste. Victimes, témoins, activistes ne sont pas moins confiants.

V. "J'étais vraiment en train de mourir dans cette cellule"

Quand Nuran Al-Ghamian apprend, au détour des réseaux sociaux et des rumeurs de la communauté exilée, qu'Anwar Raslan vit à Berlin, elle suffoque de colère. « Je me suis demandé : comment est-ce possible ? Comment un homme pareil a-t-il pu trouver asile en Europe ? » À quelques centaines de kilomètres de la ville suisse où la Syrienne s'est elle-même réfugiée. La dernière fois que ces deux-là se sont croisés, c'était à Damas, en 2012. Il était colonel, elle était détenue. Les années ont passé, mais quand elle replonge dans ses souvenirs, Nuran Al-Ghamian peine toujours à respirer. Et pourtant, aux Jours, elle raconte. L'arrestation d'Anwar Raslan, le 12 février 2019, a ouvert les vannes. « Je pensais qu'il n'y avait pas de justice dans la vie. J'étais devenue une pessimiste. Mais quand j'ai appris qu'il avait été arrêté, j'ai ressenti quelque chose de nouveau, de l'espoir. Et j'ai décidé de témoigner à son procès. » De lui faire face, dans cette salle d'audience du tribunal de Koblenz où l'ex-officier est désormais jugé pour crimes contre l'humanité.

Nuran Al-Ghamian a vingt ans quand, au printemps 2011, des milliers de Syriens descendent dans la rue pour dénoncer les exactions d'une dictature qui n'a que trop duré. Elle est étudiante en sciences politiques à Damas et, avec ses camarades, elle chante le changement. « On glissait des messages entre les pétales de roses que nous allions distribuer aux passants, raconte-t-elle, On se retrouvait le soir pour organiser de nouvelles actions. Il y avait de l'adrénaline, de la peur, de l'excitation. Nous connaissions les risques, mais c'était plus important. » Ces risques, Nuran les sait d'autant plus réels que sa propre sœur a été arrêtée. « Marwa a été embarquée lors de la toute première manifestation de mars 2011 et emmenée au centre de détention d'Al-Khattib. » C'est ainsi que Nuran croise pour la première fois Anwar Raslan : « Ma famille et moi étions au quartier général de la Branche 251 pour essayer d'obtenir sa libération. On nous a introduit auprès d'Anwar Raslan qui n'a pas accédé à notre demande mais nous a autorisé à la voir. Elle était couverte de sang. C'était horrible de la voir ainsi. Il nous a dit qu'elle serait libérée dans quelques jours. Qu'à l'avenir, elle ne devrait plus s'attaquer au régime... » Marwa Al-Ghamian est libérée après onze jours de détention. Désormais bien connue des services de renseignements et devenue une égérie pour les manifestants, elle se sait en danger et quitte rapidement la Syrie. Nuran, quant à elle, plonge toujours plus dans la révolution. À chaque retour de manifestation, l'étudiante s'assied derrière son ordinateur pour faire le compte-rendu des évènements. Se sentant menacée, elle délaisse son appartement, dort chez des amis. « Bien sûr, je savais que je pouvais être arrêtée à tout moment. Mais tous, nous connaissions les enjeux. Il fallait continuer. »

À la fin du mois de mai 2012, Nuran Al-Ghamian prend part à une manifestation dénonçant un massacre survenu quelques jours plus tôt à Houla, dans la région de Homs. Des tirs fusent, les hommes de main des services de renseignement raflent à tour de bras. Nuran s'enfuie, mais ne court pas assez vite. Interpellée par deux hommes de la fameuse section 40, dirigée par Hafez Makhlouf, elle est embarquée dans un bus déjà bondé. Et parmi les visages des personnes raflées entassées à l'intérieur, l'étudiante reconnaît sa mère. « Elle n'était pas dans la manifestation. Elle était dans le quartier et quand elle a vu ce qui se passait, elle s'est mise à filmer avec son téléphone. C'est pour ça qu'ils l'ont embarquée. » Assises côte à côte, tête basse, les deux femmes pleurent.

« Ils nous ont d'abord emmené dans un premier bâtiment et nous ont fait monter un escalier. Toutes les deux marches, un homme nous tabassait, frappant nos dos, nos nuques, nos têtes. » Pendant dix heures, Nuran et sa mère attendent avec d'autres femmes de connaître leur sort. « J'ai été la seule à être interrogée. On m'a emmenée dans un bureau, auprès d'un homme qui a réclamé les mots de passe de ma boîte mail et de mon compte Facebook. Il n'a pas pu accéder à celui-ci. Selon un protocole que nous avions établi en cas d'arrestation, un de mes amis avait déjà fermé mon compte. Mais dans mes mails, ils ont trouvé des preuves de mon implication dans les manifestations. » À la nuit tombée, un autre bus arrive. Destination, la branche 251. Pendant près d'une semaine, Nuran et sa mère survivent avec d'autres femmes dans une cellule commune des sous-sol d'Al-Khattib. « Il y avait du sang partout, on entendait des hommes crier. Au bout de six jours, les gardiens ont emmené ma mère. Puis ils ont appelé mon nom et m'ont menée à l'isolement. »

Jetée dans une cellule aveugle de moins de 2m2, l'étudiante croit devenir folle. « Il n'y avait pas un souffle d'air, j'étouffais. J'entendais les hurlement des hommes qu'on torturait. Je ne savais pas s'il faisait jour ou nuit. » Pour mesurer le temps, elle compte les noyaux des olives reçues aux dîners et les allers-retours aux toilettes, deux fois par jour. « Et il y avait ce gardien, qui me parlait à travers la porte de la cellule. Il ouvrait la lucarne et me disait de me déshabiller, me lançait des remarques sexuelles, disait... » À ce souvenir, Nuran Al-Ghamian s'étrangle : « Vous savez de quoi je parle. » La jeune femme ne mange plus. « J'espérais que s'ils me voyaient m'affaiblir, ils prendraient peur et me remettraient en cellule collective. À ce moment-là, c'était mon seul souhait. » Et pour cela, la détenue demande à voir le seul haut-gradé qu'elle connaisse : Anwar Raslan.

Après plusieurs jours d'appels restés sans réponse, la porte est finalement ouverte et un gardien l'emmène voir le colonel. Face à l'officier, elle s'effondre. « Je me suis mise à pleurer comme un enfant. Et lui, il se moquait de moi. Il disait “ah mais pourquoi es-tu allée manifester ?“ Je me sentais totalement à sa merci, c'est terrible de se sentir vulnérable à ce point. J'ai dit que tout ce que je voulais, c'était être renvoyée avec les autres. Il m'a répondu “pour tes beaux yeux“ et a dit au gardien de me remettre en cellule collective. Mais je l'ai vu hausser les sourcils en disant ça, comme s'il plaisantait. Et on m'a remise dans ma cage, seule. » Deux jours plus tard, Nuran Al-Ghamian, de plus en plus faible, saigne du nez. « Je me suis couverte de sang. Je voulais que ça ait l'air dramatique. Parce que j'étais vraiment en train de mourir dans cette cellule, vous comprenez ? » Le garde la fait finalement sortir et, sur le chemin de la geôle commune, il ouvre une autre porte. « Derrière, j'ai vu ma mère. Je pensais qu'elle avait été libérée mais comme moi, elle était à l'isolement depuis une semaine environ, raconte Nuran, Elle était tellement malade, couverte de boutons à cause de la vermine. » Les deux femmes sont ramenées dans une cellule collective plus bondée que jamais, où la dizaine de prisonnières dorment à tour de rôle, faute de place. Un peu plus d'une semaine plus tard, la mère est libérée et sa fille transférée vers la branche 285, puis vers la prison civile d'Adra, en périphérie de Damas. « En tout, j'ai été détenue près de trois mois. Mais la vingtaine de jours que j'ai passé dans la branche 251 a été la pire période », soutient aujourd'hui Nuran Al-Ghamian.

Remise en liberté conditionnelle, l'étudiante fuit vers la Jordanie où elle vit cinq ans avant d'obtenir l'asile en Suisse. Sa famille est désormais dispersée entre l'Europe et le Qatar. La Syrie est loin, la vie a repris. Mère célibataire d'une petite fille de deux ans, employée dans les services administratifs d'un hôpital, Nuran Al-Ghamian poursuit son chemin. Restent les souvenirs et la blessure d'une révolution avortée dans le sang. Car si Nuran peine parfois à respirer quand elle raconte ses semaines de détention, c'est à l'évocation de ces lointaines journées de révolte que les larmes montent. « Ce sentiment incroyable, que nous prenions part à quelque chose de plus grand, je ne pourrai jamais l'oublier. »

« Nous nous sommes battus pour une cause. La démocratie, la liberté, la justice. Et nous nous battons toujours », assène Hussein Ghreer. Blogueur et activiste des droits humains à Damas, ce quadragénaire a lui aussi été détenu plusieurs semaines dans la Branche 251, à l'automne 2011. Il n'a été libéré que pour être à nouveau arrêté quelques semaines plus tard, cette fois-ci par les renseignements de l'armée de l'air. Raflé avec Mazen Darwish et treize autres activistes, il passera plus de trois ans dans les centres de détention du régime.

« Quand j'étais détenu près de Tahrir Square, j'entendais des combats dans les rues de Damas et les missiles, envoyés par l'opposition, se rappelle le blogueur, Et j'ai prié pour que l'un de ces missiles nous tombe dessus. Pour être libéré de cette vie et surtout que cet endroit soit détruit. Oui, j'ai perdu espoir, parfois. Je me disais que je ne sortirai jamais, que je ne reverrai jamais ma femme, mes enfants. Et à d'autres moments, je m'accrochais à l'idée que quoi que je vive ici, un jour, ce ne serait que des souvenirs. »

La torture, jour après jour, la négation de toute humanité et la haine pure des bourreaux, Hussein Ghreer en a fait mille fois le récit. En 2015, l'ancien détenu témoignait lors d'une campagne d'Amnesty International, enchaînant les interviews quelques mois à peine après sa libération et sa fuite en Allemagne. « Avec mes compagnons de détention, nous nous sommes faits la promesse que si nous sortions, nous continuerions de nous battre et de raconter ce qui se passait. Pour que rien de tout cela ne soit oublié, explique-t-il, Alors il fallait que je parle, que je raconte. Pour tous ceux qui ne sont pas sortis de ces cellules. »

Mais après plusieurs semaines de tournée en Europe et de campagne, Hussein Ghreer décide de ne plus parler à la presse, fatigué de sans cesse répéter par le menu les horreurs subies. « Ce que je voulais faire passer, c'était notre cause, celle de la révolution. Pas raconter encore et encore ce que j'ai vécu et le détail des techniques de torture employées. Nous ne sommes pas les personnages d'un film tragique, une somme d'histoires individuelles de torture et de mort. Nous nous battons pour quelque chose de plus grand. » De retour chez lui, dans une ville du nord de l'Allemagne, il se plonge dans le travail – le développement d'un site web de commerce – enchaîne les heures, pour cesser de penser. « Ce qui me hante, ce ne sont pas tant mes souvenirs personnels, précise Hussein Ghreer d'une voix rauque, C'est que ce que nous avons vécu, des milliers de Syriens le subissent encore à l'heure où nous parlons. Ce n'est pas le passé qui est terrible, c'est le présent. »

C'est pour cela qu'en 2019, Hussein Ghreer reprend la parole en se portant partie civile au futur procès d'Anwar Raslan. Représenté par l’avocat de l’ONG allemande European Center for Constitutional and Human Rights, le témoin et plaignant voit dans ce futur jugement la première pierre d'une longue lutte contre l'impunité du régime : « Ce procès, ce n'est pas seulement celui d'un homme, c'est celui d'un système. Si une cour de justice allemande reconnaît les crimes commis, c'est pour nous une garantie que ce qui s'est passé, se passe toujours, ne sera pas nié. » Et l'espoir que ce qu'il reste de la révolution syrienne ne sera pas sacrifié sur l'autel de la realpolitik. « On sait qu'il est de plus en plus question de renormaliser les relations diplomatiques avec la Syrie, dans certains cercles politiques européens, souligne Hussein Ghreer, C'est extrêmement dangereux. Car c'est un régime criminel, qui poursuit et poursuivra ses exactions. Les gouvernements européens ne peuvent l'oublier. » Alors, parce qu’il a fait la promesse de ne cesser de lutter, Hussein Ghreer témoigne, encore une fois.

VI. Dans le secret des chasseurs de preuves

Le document est daté de l’automne 2012. Un compte rendu d’interrogatoire de la branche 285 des renseignements généraux du régime syrien. Sur le papier légèrement froissé, quelques lignes en arabe, et en bas, une signature. Celle d'Anwar Raslan. C’est une simple feuille, plus légère qu’une plume. Mais sa valeur judiciaire n’est pas quantifiable. Car elle est une preuve directe de la position hiérarchique au sein des renseignements de l’ancien colonel, aujourd’hui jugé pour crimes contre l’humanité à Coblence, en Allemagne. Un document parmi des milliers d’autres, exfiltrés clandestinement de Syrie par une organisation privée, The Commission for International Justice and Accountability, la Commission pour la justice internationale et la responsabilité (Cija).
À l’entrée du siège de cette ONG, il n’y a ni plaque ni interphone. N’entrent là que ceux qui savent où aller. L’emplacement même du centre d’archives ne doit pas être mentionné – tout juste se bornera-t-on à parler d’une grande ville européenne. Une culture du secret qui s’explique par le trésor judiciaire abrité en ces murs. Depuis 2012, la Cija forme et envoie sur le terrain des hommes et des femmes qui collectent au péril de leur vie les preuves matérielles de la responsabilité criminelle du régime syrien – et désormais de l’État islamique. Comptes rendus de cellules de crise, ordres de mission, documents administratifs épars arrachés aux entrailles de classeurs éventrés… Au total, plus de 870 000 documents sont ainsi entreposés au siège de la Cija. Soigneusement numérisés, classés sur des étagères métalliques dans une pièce sécurisée, à l’humidité et la température contrôlées, ils attendent leur heure, celle des grands procès internationaux que le fondateur de la Cija appelle de ses vœux.

Courts cheveux blonds, yeux bleus et mâchoire carrée, le Canadien Bill Wiley carbure aux cigarillos et aux canettes de Coca. De son passé militaire, il a gardé une rhétorique tranchée – l’homme ne jure que par l’efficacité – et une certaine affection pour les « fucking » et autres jurons dont il ponctue ses dissertations sur son organisation mais aussi sur les idéaux et les travers du monde judiciaire international. Cet univers, il le connaît sur le bout des doigts. Il a travaillé pour les équipes de procureurs des Tribunaux pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, au procès de Saddam Hussein en Irak et faisait partie des premiers enquêteurs criminels de la Cour pénale internationale, en 2003. Une expérience qu’il a entièrement investie dans la Cija, développée à partir de 2011 avec le soutien financier de la Grande-Bretagne, puis du Canada, des États-Unis et d’autres États européens, et dont le budget se compte en millions d’euros.

« Nous faisons ce qu’aucun système judiciaire national ou international ne peut se permettre », explique Bill Wiley. Un travail de collecte de preuves et de témoignages, d’ordinaire mené par les enquêteurs des systèmes publics à l’issue des conflits, mais qui se déroule ici sur le terrain miné d’une guerre qui se poursuit depuis bientôt une décennie. « Quand bien même il n’y aurait pas de barrages politiques, diplomatiques, ni la Cour pénale internationale ni les parquets nationaux ne peuvent prendre la responsabilité d’envoyer des enquêteurs sur un terrain aussi dangereux, souligne-t-il. Nous, en tant qu’organisation privée, nous pouvons prendre ces risques. » Or il y avait urgence à collecter ces preuves, avant qu’elles ne disparaissent sous les bombes ou ne soient détruites, par volonté d’effacer la trace sanglante des crimes commis ou par simple ignorance de la valeur des documents.

Pour sauvegarder ces fragiles témoignages matériels des arcanes de systèmes criminels, la Cija engage des chasseurs de preuves syriens, souvent de jeunes juristes. Chaque recrue est formée à recueillir des récits d’anciens prisonniers, de combattants de groupes armés, de fonctionnaires ou de soldats en fuite, témoins directs de la machine interne des oppresseurs. Ils apprennent surtout à repérer et à collecter les preuves de première main, soit tout document, tout matériel électronique généré par le système criminel lui-même, qu’il s’agisse de l’État syrien ou de l’État islamique, et abandonné en catastrophe au gré des déplacements des lignes de front.

« Nos hommes débarquent dans des immeubles administratifs abandonnés, des bureaux où sont éparpillées des milliers de feuilles volantes, quand ils n’ont pas la chance de trouver des dossiers encore en ordre, des ordinateurs, des disques durs… », raconte le Canadien. Ils embarquent tout ce qu’ils trouvent – sans trier – et enfournent leurs trésors de papier et de données dans un sac, un carton, ce qu’ils ont à portée de main. « Une fois, on a reçu des dizaines de kilos de documents dans des cartons de bananes, s’amuse Bill Wiley. Je me suis demandé comment des bananes étaient arrivées jusque-là, en plein cœur de la guerre. »

Dans des villes assiégées, dont chaque quartier est contrôlé par un belligérant différent, accéder en priorité aux bureaux et aux centres de commandement désertés est un défi. Pour répondre à ces enjeux d’accès et de sécurité, la Cija a passé dès le début de la guerre des accords avec des groupes armés de l’opposition modérée, affiliés à l'Arlée Syrienne Libre. « Quand les combattants s’emparaient de bâtiments administratifs – ce qui était fréquent il y a quelques années, quand ils étaient en train de gagner la guerre –, ils gardaient l’accès aux bureaux, le temps que nos équipes puissent venir, raconte le fondateur de la Cija. Mais parfois, quand nous savions qu’ils allaient s’emparer de bâtiments particulièrement stratégiques, nos hommes ont aussi accompagné ces groupes armés sur le front, pour accéder aux preuves avant qu’elles ne soient détruites. »

Des alliances qui ne vont pas sans poser question. Car tout modérés soient-ils, de nombreux groupes affiliés à l’Armée syrienne libre ont commis leur lot d’exactions… que la Cija ne documente pas, préférant se concentrer sur les crimes du régime et de l’État islamique. Des préoccupations éthiques que Bill Wiley balaye du revers de la main, y opposant un pragmatisme de terrain. « On ne peut enquêter sur tout le monde, réplique-t-il. Sur un terrain de conflit, nos hommes ont besoin d’un soutien logistique et de protection. Ce ne sont pas des combattants, ils ne sont pas armés. Et sans ces alliances, non seulement ils n’auraient pas eu autant d’accès, mais ils se seraient fait tuer. »

Et ce dont le Canadien est persuadé, c’est de l’absolue nécessité de documenter les rouages du régime Assad en particulier. « L’État syrien reste le plus grand criminel de cette guerre, affirme-t-il. Les populations occidentales sont peut-être davantage informées des crimes de l’État islamique parce qu’il a développé une certaine “créativité” dans l’horreur, à un point que je n’avais jamais vu – et pourtant, je pensais avoir tout vu dans ma carrière. Mais aussi effroyables soient-elles, ces exactions ne représentent que… peut-être 10 % de ce dont le régime s’est rendu coupable. »

Au fil des années, la Cija a perdu trois hommes, morts dans des bombardements. D’autres ont été blessés, certains arrêtés ou pris en otage. Chasseur de preuves est un métier dangereux. Nul ne le sait mieux qu'Adel [6], lui qui a frôlé la mort de nombreuses fois au service de l’ONG. Depuis 2013, cet avocat de formation a fait tant de voyages clandestins entre la Syrie et les pays frontaliers qu’il ne les compte plus. En ce jour de 2020, il est entre deux missions, quelque part dans un État voisin. Sa voix crachote au bout du fil, quand il raconte aux Jours pourquoi, depuis sept ans, il risque sa vie. Adel a grandi dans la région de Deraa, dans le sud de la Syrie. Parti à l’étranger pour travailler, il est revenu dès les premiers mois de la révolution pour prendre part au soulèvement pacifiste. De ce fatidique printemps 2011, il se rappelle d’une longue marche entre son village d’origine et Deraa, des milliers de personnes qui convergeaient ensemble vers la ville pour réclamer la fin du régime. Et il se souvient de la sanglante réponse de ce dernier. « Face à une telle violence, tout d’abord, on ne sait que faire, comment faire face, comment agir. La réponse, je l’ai trouvée en 2012, quand un ami avocat libanais m’a proposé de participer à une formation de la Cija, raconte-t-il. Ça m’a ouvert les yeux sur ce qu’il fallait faire : enquêter, rassembler des preuves pour qu’un jour ces criminels soient jugés. »

Adel coordonne toutes les équipes disséminées en repérage sur le territoire syrien. Et régulièrement, il se rend dans le pays, parfois des semaines, parfois des mois, pour extraire des kilos de preuves des entrailles des villes assiégées. « Le plus difficile, c’est d’amener les documents jusqu’à la frontière », explique-t-il. Déplacer un chargement de dizaines de kilos clandestinement est d’autant plus complexe que le pays est depuis longtemps morcelé en de multiples zones, contrôlées par différents groupes armés plus ou moins hostiles. À chaque voyage, Adel se rebâtit une « légende », une fausse identité. « Quand on se rend dans l’est du pays et qu’on a un accent du sud, il faut pouvoir justifier de sa présence, se fondre dans la société et passer inaperçu. »
Quand, début 2014, Adel se rend à Raqqa, il raconte qu’il part chercher de la famille perdue de vue. « Une fois sur place, j’ai retrouvé mes contacts locaux et les documents que nous avions récupérés dans la région les mois précédents. Et nous avons commencé à planifier l’extraction en quadrillant la zone pour repérer les check-points. On a vite compris qu’il faudrait être créatifs. » La zone est alors en grande partie contrôlée par des milices islamistes et l’État islamique s’apprête à s’emparer de la ville. Adel achète un camion, y entasse des meubles, embarque une famille dans l’affaire et parvient à négocier des laissez-passer sous couvert d’un déménagement. Il parvient ainsi à sortir quelque 150 kilos de documents de différentes branches locales des renseignements, dissimulés dans les tiroirs des commodes et les recoins des valises. Ceux-ci sont ensuite apportés dans un lieu proche d’une frontière et exfiltrés progressivement. Récupérés par une équipe internationale de la Cija, ils sont ensuite emportés jusqu’en Europe, au siège de l’organisation, où une trentaine d’analystes trie les données. De l’origine du document à son cheminement, en passant par l’identité de ceux qui l’ont récupéré, chaque étape du processus est minutieusement renseignée, condition sine qua non pour que ces preuves puissent un jour être jugées recevables par un tribunal. Chaque feuille de papier est ensuite numérisée, reçoit un code-barres unique, avant d’être entreposée dans l’un des cartons qui s’entassent sur les étagères métalliques de sombres salles équipées de caméras de vidéosurveillance et de détecteurs de mouvements.

Ce que cette étrange et morbide bibliothèque révèle, ce sont tous les rouages de l’appareil de répression syrien. Des archives dont Bill Wiley ne néglige pas l’impact mémoriel. « En dehors des documents récoltés en Irak lors de la chute de Saddam Hussein, je ne crois pas qu’il y ait eu un tel rassemblement de preuves matérielles depuis Nuremberg, estime-t-il. Et l’importance historique de ces documents est d’autant plus grande qu’il semble aujourd’hui évident que le régime sera amené à survivre dans les années à venir. » Mais la mission de la Cija n’est pas historique, elle est judiciaire. « L’objectif de la justice internationale, c’est de juger les plus hauts échelons de responsabilité, rappelle l’enquêteur. Or ces personnes ne sont pas les auteurs directs des crimes commis. Il faut donc prouver que ces hauts gradés possédaient un contrôle non seulement légal – de par leur position – mais concret sur ceux, tout au bout de la chaîne de commandement, qui ont commis physiquement ces crimes. »

Et pour tout enquêteur criminel international, les quelque 870 000 documents de la Cija sont de l’or, affirme le Canadien. Car il y a là des rapport et des ordres émanant du plus haut degré de l’État syrien, incriminant Bachar Al-Assad lui-même, assure Bill Wiley : « Au tout début de la guerre, nous avons pu récupérer des procès-verbaux de la cellule de crise dirigée par le Président lui-même. C’est cette commission extraordinaire qui a défini la politique à mener vis-à-vis des opposants pacifistes et des groupes armés. Nous avons également un témoin direct. Et les rapports remontant des services de renseignement jusqu’à cette cellule montrent très clairement que Bachar Al-Assad savait la façon dont ses ordres étaient interprétés et exécutés. »
Des éléments de preuves qui pourront à terme soutenir le procès des plus hauts-responsables. Si tant est que ceux-ci soient un jour traînés en justice. En attendant, la Cija concentre ses efforts sur les niveaux de responsabilité intermédiaire, des hauts-gradés qui se cachent à l'étranger. Comme Anwar Raslan.

Mais si, dans les couloirs des justices européennes, chacun reconnaît l’importance du travail accompli par la Cija, le recueil de telles preuves judiciaires internationales par un organisme privé – une situation inédite – n’en pose pas moins beaucoup de questions. Fondé sur l’intérêt général, le travail des systèmes judiciaires est régi par de nombreuses règles professionnelles et éthiques, strictement contrôlées. Le principe d’équité, notamment, oblige les personnels des juridictions pénales internationales à enquêter à charge et à décharge. Mais rien n’oblige des organisations privées à se plier à de telles règles. Et tout en œuvrant dans un souci de bien commun, elles peuvent être traversées par de multiples autres intérêts, politiques, financiers, personnels. Sans transparence absolue, le soupçon de conflit d’intérêts demeure. Et à celui-ci peut s’ajouter celui de détournement de fonds publics. La mise en cause d’anciens partenaires financiers de la Cija par une enquête de l’Office européen de lutte antifraude a ainsi provoqué un certain embarras dans les milieux judiciaires internationaux. Car si l’ONG n’est pas directement visée, l'eqnuête pour fraude porte notamment sur une dotation de près de 2 millions d’euros accordée en 2013 par l’Union européenne au cabinet de conseil humanitaire ARK… et destinée à soutenir, par son intermédiaire, le projet de Bill Wiley et de son équipe [7].

Si pour l’heure aucune poursuite judiciaire n’a été officiellement engagée, la réputation de la Cija n’en est pas moins entamée, au grand dam de Nerma Jelacic, directrice exécutive de l’ONG, qui dénonce des « tentatives de jeter le discrédit sur l’organisation et son travail », notant que le gouvernement russe – principal allié du régime syrien – n’avait pas manqué de se frotter les mains. À aucun moment, déclare-t-elle, le travail de la Cija n’a été mis en cause par l’Office européen de lutte antifraude.

Quant aux questionnements éthiques liés au statut privé de son organisation, Bill Wiley rappelle qu’il s’agit d’une fondation à but non-lucratif, dont l’objectif est d’assister les justices nationales et internationales : « La Cija n’existe que pour soutenir les systèmes publics. Nous répondons à des besoins, et contrôlons tout le cheminement de nos documents, de leur collecte – à charge et à décharge puisque nos équipes ne trient rien sur le terrain – à leur analyse. Nous nous assurons qu’ils répondent aux standards internationaux et que leur fiabilité et leur authenticité ne puisse être questionnée. » La Cija précise par ailleurs qu’au delà de ses propres mécanismes internes de contrôle, ce respect des règles et standards internationaux est également contrôlé par des experts légaux indépendants. « La fiabilité de nos méthodes a été reconnue au point que celles-ci sont même montrées en exemple dans le monde judiciaire international », précise Nerma Jelacic. Ces processus de contrôle mis en place, c’est, enfin, « aux systèmes judiciaires eux-mêmes qu’il revient d’estimer la valeur de notre travail et de choisir de s’en emparer », conclut Bill Wiley. Et à l’heure où les justices européennes traquent les suspects de cette guerre syrienne sur leur propre territoire, les archives de la Cija semblent incontournables.

« Nous collaborons en permanence avec les procureurs nationaux, explique Wiley, Nous recevons des centaines de demandes d'information émanant des justices française, canadienne, hollandaise, américaine, allemande... Quand nous recevons une requête au sujet de tel ou tel individu, nous regardons dans nos données ce que nous avons, nous constituons un dossier que nous transmettons ensuite au pays concerné. » Mais la Cija dispose également d'une équipe spécialisée dans la traque des criminels en fuite. « Cette équipe reçoit des informations sur la présence possible de tel ou tel responsable dans la zone Schengen. Le premier objectif, c'est de confirmer ces renseignements. Puis de constituer un dossier judiciaire et de le transférer aux parquets compétents. »

Quand la Cija reçoit, en 2017, des informations sur la présence d'un certain colonel Anwar Raslan en Allemagne, elle explore sa base de données, rassemble ses documents. « Le dossier était prêt à partir et au même moment, nous avons reçu une requête du procureur fédéral allemand », raconte Bill Wiley. Cet ensemble de documents, que le Canadien juge particulièrement solide, sera au cœur du procès du colonel pour crimes contre l'humanité qui se déroule actuellement à Coblence.
La CIJA, quant à elle, se retire progressivement des dossiers syriens pour s'attaquer à de nouveaux terrains de conflits. « Nous maintenons nos équipes de chasseurs de preuve en Syrie, jusqu'à tant qu'elles ne puissent plus opérer dans une relative sécurité », précise le Canadien. Le régime contrôlant désormais la majorité du territoire, les zones d'action d'Adel et de ses hommes sont de plus en plus limitées. La porte se referme. Reste l'équipe de traque qui, à en croire Wiley, ne manque pas de travail. La chasse s’accélère. Un peu plus d’un an après l’incarcération d’Anwar Raslan, la police allemande a arrêté un médecin syrien le 19 juin dernier. Mis en examen pour crimes contre l’humanité, l’homme aurait travaillé dans un centre de détention des Renseignements syriens à Homs. Il est soupçonné d’y avoir torturé à mort un manifestant emprisonné. Et les arrestations pourraient se multiplier dans les mois et années à venir. « Il y a un nombre incroyable de responsables et de membres du régime qui se sont glissés en Europe, commente l’enquêteur, Et encore tant d'autres que l'on ignore. Mais la justice les rattrapera. »

[6] Pseudonyme. Pour des raisons de sécurité, son identité reste secrète.

[7] L’enquête européenne/Dans un communiqué en mars dernier, l'Office Européen anti-fraude a annoncé la conclusion de son enquête sur les financements européens d'un projet lié à la lutte contre l'impunité en Syrie. Les enquêteurs recommandent notamment aux justices britanniques, belges et hollandaises ainsi qu'à la Commission européenne d'ouvrir une instruction judiciaire pour soupçon de fraude. Dans le viseur : la société ARK, basée aux Émirats Arabes Unis, et Tsamota, une entreprise fondée par Bill Wiley en 2008 en Grande-Bretagne, lesquelles auraient reçu des fonds en 2013 pour soutenir financièrement le projet de la Syrian Commission for Justice and Accountability, future CIJA, alors en plein développement.