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True Story Award 2021

Fin du Monde? Les Suisses survivront

Ailleurs, la collapsologie est une question académique et philosophique. La Suisse est différente. Modelée par le voisinage de grands empires voraces, elle est la seule en Europe à s’être vraiment préparée à la menace nucléaire durant la Guerre froide. Ses autorités civiles et militaires songent aujourd’hui à anticiper un possible effondrement climatique. Or, cette fois, elles ne sont pas seules: certains écologistes et marginaux s’y préparent aussi. Pour Heidi.news, la journaliste franco-marocaine Ghalia Kadiri a passé trois mois à explorer cet archipel helvétique de la peur.

C’est vrai que les Suisses sont prêts pour la fin du monde?»
À l’autre bout du fil, Serge Michel éclata de rire.
«Ça ne m’étonnerait pas. Où as-tu entendu cela?»
C’est dans un livre du photographe américain Richard Ross, à son retour d’un tour du monde des bunkers en 2004. Il écrit «en cas de guerre nucléaire, ne s’en sortiraient vivants que Bush, Cheney, quelques Israéliens, les Suisses, les Mormons, et divers insectes».
À moins de me transformer en cafard ou de changer de religion, j’ai l’impression que la Suisse est ma seule chance de survie.
Depuis quelques jours, sous le soleil d’août à Paris, je suis obsédée par ce sujet très à la mode dans nos sociétés sophistiquées: l’effondrement. Pour tout ce qui fait notre vie désormais (l’électricité, l’internet, le pétrole, Cyril Hanouna), ce serait une question de dix ou quinze ans. C’est l’ancien ministre français de l’Environnement Yves Cochet qui le dit. Dans mes reportages en Afrique, j’en avais vu des gens obnubilés par leur survie quotidienne. Mais des survivalistes ayant pour seul horizon la perspective de l’apocalypse... j’étais intriguée.
Une fois, à l’époque où il était mon chef au Monde, Serge m’avait raconté que, pendant la Guerre froide, les Suisses s’étaient sérieusement préparés à la menace nucléaire en creusant dans les montagnes et sous les habitations des bunkers pour y abriter toute la population. Là, quelques années plus tard, il prit sans vergogne avantage de ma curiosité.
- Cela te dirait d’en faire une Exploration pour Heidi.news? Ce serait drôle qu’une Franco-marocaine qui ne connaît rien de ce pays aille rencontrer des Suisses qui se préparent à la fin du monde!
Trois semaines plus tard, je débarquais à Genève, convaincue de boucler cette affaire en deux coups de cuillère à pot. Et, de fait, les premières heures furent encourageantes. Avez-vous déjà posé cette question à un citoyen suisse: «Avez-vous un bunker chez vous?» C’est comme lui demander si son appartement est équipé d’une cuisine. «Faites-vous des stocks de nourriture, au cas où?» Rien d’exceptionnel, un non-sujet. «Connaissez-vous un survivaliste suisse?» Un pléonasme. C’était plus compliqué que cela, comme je n’allais pas tarder à m’en apercevoir.
Le visage collé à la vitre du train qui me menait en Valais, je me laissais glisser sur l’eau du Léman. Le ciel était limpide, le soleil chaud, l’été indien rendait les panoramas spectaculaires. Je me demandais ce qui se cachait derrière ces sommets. J’imaginais des bunkers creusés dans la roche avec des réserves de nourriture aussi bien rangées que les rayons d’un supermarché, des bases autonomes durables où des bandes de survivalistes s’entraîneraient, armés jusqu’au cou. Tiens, je commencerai par là: demain, je me rendrai dans un stand de tir. Il paraît que la survie, en cas de fin du monde, passe par la maîtrise des armes.
Au stand de tir, autant de questions que de balles qui sifflent
Je remontais le petit chemin de terre qui mène au stand de tir intercommunal de Lens, charmant village niché sur le Haut-Plateau, au-dessus du Happyland de Granges, lorsqu’une première détonation, nette et puissante, me glaça le sang. Puis une deuxième, une troisième, toujours plus assourdissantes. J’essayai de les anticiper, de ne pas me laisser surprendre par chaque déflagration, en vain. Je repris mon souffle, frappai à la porte, me présentai à l’accueil. «BOOM». Je bondis à nouveau.
L’air brasse des odeurs de poudre. Des galeries de tir surplombant les montagnes valaisannes, ça tire dans plusieurs directions. Dans l’allée où se dressent des rangées de fusils, j’aperçois deux petites têtes blondes. Un garçon et une fille jouent à cache-cache, imperturbables.
- En Suisse, c’est normal. On aime ça, le tir.
Le bonhomme est grand, visage rond et sourire jovial. C’est l’instructeur. On dirait qu’il revient d’une mission spatiale, avec son épaisse combinaison de tir argentée.
- Mais... il y a des enfants!
- C’est normal. On donne des cours aux gamins à partir de 8 ans. Au début, les mères étaient sceptiques. Elles pensaient que les armes, c’était dangereux.
Je peine à masquer mon affolement. Il pointe un panneau derrière moi, qui affiche en effet, en majuscules:
À PARTIR DE 8 ANS: CARABINE ET PISTOLET À AIR COMPRIMÉ. À PARTIR DE 10 ANS: CARABINE AU PETIT CALIBRE. À PARTIR DE 14 ANS: PISTOLET AU PETIT CALIBRE. À PARTIR DE 15 ANS: FUSIL D’ASSAUT. À PARTIR DE 17 ANS: PISTOLET D’ORDONNANCE.
Autour de l’extraterrestre et de ma personne inquiète, des hommes et des femmes de tous âges continuent d’affluer. Ils arrivent à moto ou en voiture, blouson de cuir sur le dos, fusil d’assaut à l’épaule, avec ou sans les enfants. Trois jours par semaine, entre 17h30 et 19h30, ils viennent tirer après le travail comme on va au fitness en fin de journée. Le patron, lui aussi démesuré, n’a peur de rien sauf que son nom apparaisse dans ce reportage. Le corps marqué de tatouages et de piercings, il salue tous les nouveaux arrivants par leur prénom. Il se plaint. «Y’a de plus en plus de réformés. Ils veulent plus faire l’armée, les jeunes. Mais ils aiment toujours autant les flingues.»
Et des survivalistes? «Pas de ça chez nous, Madame! Ici, on a des règles et on les respecte. Ça fait partie de nos traditions suisses. Tout le monde doit savoir tirer et tout le monde doit savoir se défendre. Mais c’est pas parce qu’on se prépare que ça fait de nous des survivalistes!»
Je quitte le stand bredouille, avec autant de questions que ces balles qui sifflent sans répit dans l’air pur du Valais. Se défendre contre quoi? Les Helvètes sont-ils paranoïaques? Je croyais que la Suisse était le pays le plus sûr et le plus prospère d’Europe. Je pensais trouver une poignée d’illuminés qui apprennent à manier les armes pour se défendre le jour où les zombies se décideraient à attaquer. Je me retrouve avec M. et Mme Tout-le-Monde, venus inscrire le petit dernier au stand de tir. Mon sujet, ma mission pour Heidi.news, se dérobe.

Un petit tour au supermarché de la survie

Cela fait trois jours que mes recherches tournent en rond. Ma quête de survivalistes suisses s’est transformée en chasse aux fantômes. Je parcours le Valais en voiture avec Arthur, mon ancien colocataire à New York, qui connaît bien la région. Parfois, je laisse un mot et mon numéro de téléphone sur les boîtes aux lettres des maisons où personne ne répond, mais que l’on m’a indiquées comme étant intéressantes. Un soir, un collectionneur d’armes qui vit dans un hameau près de Sierre appelle pour me demander ce que je cherche. J’explique. Réponse sèche et un peu exaspérée:
- La Suisse est un pays montagnard. Si être survivaliste c’est maîtriser les techniques d’autonomie et avoir conscience des dangers, alors tous les Suisses sont survivalistes.
Ce vieux monsieur à la voix éraillée, qui se définit comme Valaisan plutôt que Suisse, ne désire pas m’en dire plus. Il a peut-être raison. Cela veut dire quoi, être survivaliste? Avoir un couteau dans sa poche et des conserves dans sa cave? Ou est-ce un état d’esprit? C’est croire en l’extinction imminente de l’humanité ou simplement prendre ses précautions?
Je cherche aussi en ligne. Les survivalistes suisses, s’ils existent, sont bien plus discrets que les Français, qui clament haut et fort que tout est fichu. Leurs sites sont rares et réservés aux membres. Pour entrer dans les forums, il faut montrer patte blanche – ou plutôt blanche et poilue. Mon nom féminin à consonance arabe n’aide pas. Je n’ai droit qu’aux généralités: un survivaliste doit savoir cueillir des herbes comestibles, obtenir des antibiotiques sans prescription, soigner des dents, manipuler des armes et, bien sûr, être bien équipé. Arthur me propose justement un tour dans un surplus militaire sur la route d’Aproz, près de Sion, où il doit acheter des bricoles pour sa voiture.
Bienvenue dans l’Ikea du survivaliste: machette en acier trempé, poulet tikka masala en poudre, lampe à pétrole, cartouche à gaz, bâche de camouflage, mini-fraiseuse. Pour une fois, je passe inaperçue. Il y a des dizaines de clientes et de clients, dont certains d’origine étrangère. Autrefois, seuls les réservistes et les nostalgiques des casernes venaient se ravitailler. Pour le gérant, qui préfère ne pas être nommé, YouTube a changé la donne. «Les gens sont accros aux tutoriels survivalistes et aux émissions type Koh Lanta ou Man vs Wild, dit-il. Le retour à la nature, les stages de survie en milieu sauvage, c’est la nouvelle mode! On vend de plus en plus des instruments et des machines rudimentaires sans électronique, qui pourront fonctionner en cas d’effondrement du système.»
Depuis quelques années, pour se distancier du survivalisme américain né dans les années 1960, centré sur la haine de l’autre et la sauvegarde de l’identité des White Anglo-Saxon Protestants (WASP), une nouvelle génération de millennials survivalistes se fait appeler preppers, «ceux qui se préparent». Ils se réclament désormais de tous bords politiques, plus forcément de l’extrême droite, parfois même anarchistes. Les peurs aussi ont changé. Les preppers ne redoutent plus l’hiver nucléaire ou l’arrivée des zombies, mais une catastrophe écologique, économique ou technologique. Ils expriment un désir de retrouver de l’authenticité et fantasment un mode de vie plus proche de la nature. C’est paradoxalement sur YouTube qu’ils apprennent les techniques du passé: faire du feu, construire un abri ou transformer un préservatif en bouillotte.
De contre-culture libertarienne, le survivalisme est ainsi devenu un business juteux. En 2018, le premier salon annuel a été lancé à Paris. L’émission Man vs Wild du Britannique Bear Grylls, grand adepte du survivalisme, cartonne partout dans le monde. On y apprend à nager avec des requins, à boire du sang de tortue ou encore à tenir «trois minutes sans oxygène, trois jours sans eau, trois semaines sans nourriture». Facebook abrite 120 sous-communautés de survivalistes francophones. Vol West, la star française du survivalisme, compte 68 000 abonnés sur sa chaîne YouTube, où il prodigue des conseils de survie aux preppers, pour apprendre à protéger leur domicile avec une arme, cultiver un potager bio, préparer un kit d’urgence et faire des réserves alimentaires. Tandis que la Suisse a sa propre célébrité: un certain Piero San Giorgio, conférencier romand proche de l’extrême droite française, dont l’ouvrage Survivre à l’effondrement économique est un best-seller. Il refuse de parler à la presse et décourage ses adeptes de le faire.
«Mes clients, ce sont des survivalistes de surface, poursuit le gérant, qui en connaît un rayon. Ce sont des gens qui mènent une vie tout à fait normale et qui ont trouvé un nouveau hobby.» Drôle de passe-temps, me dis-je, et coûteux en plus. «Ils achètent beaucoup de matériel. Le problème, c’est que, très souvent, ils ne savent pas l’utiliser», ajoute-t-il à voix basse. En douze ans de carrière, il n’a jamais eu affaire à un «vrai» survivaliste, à l’ancienne, paranoïaque, surarmé et terré dans son bunker, avec des penchants pour la droite radicale. «Il existe, chuchote-t-il. Mais vous ne le trouverez pas. Sa première règle, c’est de se cacher, de ne jamais révéler son identité.» Je paie ma tablette de chocolat militaire Stella et m’en vais, désabusée.

Thomas, survivaliste paranoïaque

Le même jour, je reçois un troisième appel anonyme. Un monsieur à la voix rauque a trouvé mon post-it rose fuchsia sur son paillasson. Il connaît l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu des survivalistes. Me voilà avec une adresse, un chalet quelque part entre Sion et Sierre. Celui qui se fait appeler Thomas m’attend avec une bouteille de fendant et un air suspicieux. Il a les yeux creusés, la barbe drue, les dents abîmées par le tabac et doit avoir la cinquantaine, peut-être plus.
Thomas annonce la couleur sans tarder. «Vous, les journalistes, vous êtes les dernières personnes à qui ils parleront. C’est une question de survie. Il ne faut pas que tout le village sache, car le jour où il y aura une pénurie de pétrole et d’électricité et que plus personne n’aura à manger, les voisins iront piller leurs réserves de nourriture et de médicaments. C’est pour ça qu’ils gardent des armes chez eux. Ils sont très paranos. Laissez tomber.»
En voilà un qui ne me connaît pas.
La bouteille est bientôt vide, Thomas se fait plus bavard. «Ils sont très bien organisés. Ce sont des réseaux paramilitaires avec des gens bien introduits et riches – ça coûte cher, tout le matériel, les armes dernier cri. Il y en a qui ont même acheté des anciennes forteresses restées secrètes. Ils pensent que le jour où les réseaux vont s’effondrer, les gens vont s’entretuer pour nourrir leur famille. Et comme eux seront mieux préparés, ils pourront survivre.» Thomas marque une pause et me fixe longuement. «Je vous conseille de faire très attention. Certains ont une idéologie pas très éloignée du nazisme. Une femme comme vous, étrangère... Je ne sais pas d’où vous venez, mais ils n’aimeront pas ça. Vous avez un permis C? La dernière journaliste qui a enquêté sur eux a rapidement abandonné.» Il refuse de me dire de qui il s’agit et pourquoi elle a laissé tomber.
Cette nuit-là, je peine à trouver le sommeil. Quand je ne rêve pas que je mange du poulet en poudre dans un abri anti-atomique sans savoir si c’est le jour ou la nuit, j’imagine les foudres de Serge Michel quand je lui annoncerai que mon reportage tombe à l’eau.
Le téléphone vibre. Je ne pensais pas qu’un photographe qui passe autant de temps en Ukraine puisse avoir un accent genevois aussi prononcé. C’est Niels Ackermann, qui me tire d’un sommeil agité. Niels est le photographe que Serge et moi tentions d’atteindre pour accompagner ma recherche des survivalistes suisses. Le sujet le passionne, il a des pistes. Il a entendu parler d’une sorte d’armée parallèle à forte capacité de déploiement, qui s’entraîne au combat régulièrement. «Je vais vérifier s’ils existent vraiment. Mais pour l’instant, je suis pris. On déménage et ma femme doit accoucher d’un jour à l’autre.» Avant de retourner à son quotidien acrobatique, Niels a juste le temps de me dire que cette «armée» est une rumeur et me confirmer que le numéro d’un fameux officier que j’essaie de joindre depuis une semaine est le bon.


Vous êtes plutôt petite maison dans la prairie ou gourou des armes?

Mon colonel? Bonjour, je suis Ghalia Kadiri, journaliste pour Heidi.news. Je ne vous dérange pas?
- Qui vous a donné mon numéro de téléphone?
- Un confrère. Je vous appelle car j’aimerais vous parler d’un sujet sur…
- Vous savez qui je suis? Est-ce que vous savez qui je suis?!
- Heu… Oui, vous êtes un officier de l’armée suisse…
- Si vous voulez parler à l’armée, contactez son service de communication!
Le triple bip qui s’ensuit me contraint à changer de stratégie. Attendons la naissance du bébé de Niels pour aborder les militaires. Pour ma part, je vais aller explorer le petit monde des collapsologues. Eux aussi préparent la fin du monde!

Introduction à la collapsologie

Collapsologue, du latin collapsus, «qui est tombé d’un seul bloc». Ou collapso, effondriste, catastrophiste, prophète de l’apocalypse. Ces termes désignent un même personnage persuadé que la société thermo-industrielle fonctionnant grâce aux énergies fossiles va bientôt s’écrouler. En réalité, la messe de notre monde serait dite depuis 1972: le rapport Meadows «Halte à la croissance?» annonçait un effondrement de nos ressources dans les années 2030 si l’humanité continuait à suivre le même mode de vie. Les choses n’ayant pas changé depuis, voire s’étant détériorées, la catastrophe devrait s’accélérer.
La collapsologie englobe l’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, aussi appelée «anthropocène», et de ce qui pourrait lui succéder. Ce courant de pensée transdisciplinaire a notamment été développé en France par l’Institut Momentum, fondé en 2011 et présidé par Yves Cochet, mathématicien et ancien ministre français de l’Environnement. On y trouve l’ingénieur agronome français Pablo ­Servigne et l’éco-conseiller belge Raphaël Stevens, auteurs de Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Pour faire face à l’effondrement causé par l’aggravation du réchauffement, l’épuisement des ressources énergétiques, alimentaires, forestières, halieutiques et métallifères, ils préconisent un seul remède: l’autonomie. Contrairement au survivaliste, qui prône une démarche individualiste et violente, le collapsologue pense qu’on peut s’en sortir grâce à l’entraide et à la décroissance.
Certains ont déjà commencé à fantasmer ce nouveau monde, parfois à le vivre. Y compris en Suisse où, malgré un accès difficile à la terre et des réglementations contraignantes, des familles tentent l’aventure de l’exode urbain et de l’autosuffisance. Se nourrir sans aller au supermarché, renoncer au réseau électrique, se chauffer par ses propres moyens. Bref, sortir de cette dépendance à un système de plus en plus remis en question.

La petite maison dans la prairie

Dans ce train entre Sion et Palézieux via Lausanne, la Suisse me semble être un paradis immuable. Autour de moi, des discussions badines avec les accents de différents cantons francophones, et quelques-unes en dialecte alémanique, bien loin des débats houleux que l’on entend fréquemment dans les trains français. Dehors, lac et montagnes impeccables, les vaches broutent à loisir, des routes propres filent droit, bordées par des affiches de campagne montrant des politiciens souriants qui espèrent être élus au parlement en octobre. Tout est beau, tout est propre, chaque chose semble à sa place. Chercher ici les adeptes de l’effondrement n’est-il pas pure folie?
C’est un dimanche pas comme les autres chez les Chammartin. D’habitude, on n’entend que les chants des oiseaux et les cris d’animaux sur ce terrain paisible aux Douzilles, à vingt minutes de Lausanne. Au milieu de ce demi-hectare coupé de la Suisse moderne se dresse une grande maison de campagne entourée de jardins. Six familles habitent ici, dans des unités d’habitation. Elles se sont réunies ce dimanche autour de la grande table du jardin face à l’appartement des Chammartin, comme elles le font chaque trimestre pour un déjeuner de «coopérateurs» avant un après-midi de travaux communs.
On y mange des spaghettis bolognaise avec ou sans viande, du fromage, des tomates du jardin. Tout est bio. «Oups, pas les pâtes», s’excuse Christophe. Pendant le repas, on parle des dangers de la nourriture congelée sur la santé. Les enfants courent et sautent sur la pelouse à côté. Durant quelques instants, j’ai l’impression de faire moi aussi partie de cette grande coopérative d’adultes babas cool.
«C’est le rêve de tout le monde de quitter la ville pour vivre à la campagne. Mais de là à le faire vraiment, c’est autre chose. Nous, on l’a fait et c’est la petite maison dans la prairie», se réjouit Tamara, fleuriste et mère de famille. «Moi, mes parents l’ont assez mal vécu, raconte Christophe Chammartin. Eux qui vivaient à la campagne, qui se sont battus pour arriver dans un HLM à Lausanne… voir leur fils tout plaquer pour retourner dans la nature, ça a été comme une régression.»
À 49 ans, ce photographe indépendant, adepte du chamanisme, a trouvé la paix dans cette collectivité écolo, où il s’est installé avec sa femme Isaline et leurs trois filles en 2005. «On a toujours vécu dans des squats à Lausanne. Quand Isaline est tombée enceinte, on s’est dit qu’il fallait passer à autre chose. On a trouvé cette maison et on a cherché des gens pour partager le loyer.»
Depuis, des familles sont parties, d’autres sont venues. La maison s’est transformée. Les locataires ont installé des panneaux photovoltaïques, se chauffent au bois et au solaire et cultivent des potagers. Le prochain défi, promet Christophe: trouver une source d’eau. «Imaginez le jour où l’eau courante n’arrivera plus jusqu’ici. Il faut s’y préparer.» Cela fait cinq ans qu’il cherche, il a déjà suivi une formation de sourcier. «Ça ne fait pas de nous des survivalistes pour autant. C’est quoi une source d’eau? Nos grands-parents avaient tous un puits chez eux, c’est normal. C’est nous qui sommes normaux. C’est ce monde qui est anormal, qui ne va pas.»
Christophe se souvient du soir où sa fille Célestine, 14 ans, est rentrée d’une conférence de Pablo Servigne complètement déprimée. «Ça sert à quoi tout ça? On va tous crever!», avait-elle asséné. «On essaie de leur expliquer ce qui se passe sur la planète, dit doucement Isaline. Mais on ne veut pas non plus leur enlever l’envie de vivre.»
Une fillette s’amuse à courir après les canards, qui finissent par s’envoler. «Ils sont bien ici, les mômes», lâche Christophe, souriant. J’ose poser la question: pour combien de temps? «On vit paisiblement, comme si rien n’allait arriver. Je n’aime pas y penser.» Parfois, les familles des Douzilles organisent des prières collectives pour le climat, pour que la Terre ne s’effondre pas.

Le tourbillon de mes pensées

Dans un café derrière la gare de Genève, une heure avant mon train pour Paris, je repense à Christophe Chammartin et ses coopérateurs. Qui sont-ils? Des collapsologues ou des gens qui veulent vivre simplement, à proximité de la nature, en marge d’une société dans laquelle ils ne se reconnaissent plus? Une voix m’extirpe du tourbillon de mes pensées.
- Désolé pour le retard, je devais animer une conférence ce matin…
Serge retire le chapeau italien qui recouvre son crâne dégarni et s’assoit en face de moi, avec son éternel sourire enthousiaste. Il a bonne mine depuis qu’il a quitté Paris pour sa terre natale.
- Tu es sûr qu’il faille continuer à chercher en Suisse? J’ai l’impression qu’en France, ceux qui préparent la fin du monde sont bien plus nombreux, plus faciles à trouver et plus bavards. J’ai même entendu parler d’un site de rencontres spécialement pour eux, et appris qu’ils fêtent chaque 31 décembre comme si c’était le dernier.
- Ton sujet, c’est la Suisse! La France, c’est déjà fait, j’ai vu des articles, des documentaires. Si tu veux, cherche un couple qui s’est rencontré sur ce Tinder des collapsos, on trouvera toujours un moyen de les caser dans la série. Pour le reste, on ne change rien! Tu verras, la Suisse est différente. Elle a une culture de l’anticipation et de la préparation bien supérieure à tous les autres. Pendant la Guerre froide, les Suisses sont les seuls à avoir pris la menace nucléaire au sérieux. Ils ont construit des abris sous chaque villa, sous chaque immeuble, pour tout le monde! Ils ont imaginé comment on devait y vivre en cas d’attaque nucléaire. Il y avait des instructeurs, des techniciens, des manuels de vie sous terre, des chefs d’abri formés spécialement, des chefs d’îlot, pour plusieurs abris. Tout cela n’a servi à rien, les gars de la protection civile ont dû se poser des questions existentielles. Mais peut-être que le spectre de l’effondrement climatique leur donne un nouveau souffle? Bon voyage et reviens dès que tu peux, Niels sera prêt.
Quelques jours plus tard, à Paris, j’ai entendu pour la première fois ce slogan qui ne me quittera plus tout au long du reportage. «On est plus chauds, plus chauds, plus chauds que le climat!» Plusieurs centaines de militants Extinction Rebellion, ou XR, ce mouvement lancé fin 2018 au Royaume-Uni, bloquaient la place du Châtelet. Ils avaient installé leurs tentes, prêts à passer des jours et des jours là pour dénoncer les effets du changement climatique. Au milieu de cette foule d’apprentis révolutionnaires assis sur le bitume, banderoles à la main, des individus déguisés en squelette brandissaient une pancarte «Vous avez tué notre planète».
Dans la soirée, je me suis inscrite à une formation à la désobéissance civile organisée à Lausanne par la branche suisse de XR. Leur page Facebook annonce une rencontre samedi prochain à Lausanne. Me voilà à nouveau dans le TGV.

Faire des trous dans les gens

Niels m’attend à l’arrivée. Le grand Niels Ackermann, si grand qu’il doit se plier en deux pour me saluer. Photographe, 32 ans, déjà plusieurs livres et plusieurs prix à son actif. Ses premiers mots sont une mauvaise nouvelle: la tribu survivaliste qu’il espérait infiltrer refuse catégoriquement de nous rencontrer. Mais il a réussi à décrocher un rendez-vous avec le colonel qui m’avait raccroché au nez il y a quelques semaines. Je ne sais pas trop pourquoi, mais Niels est honorablement connu dans les milieux de l’armée. Peut-être parce qu’il se définit en riant comme un «photographe de droite». Ou alors parce qu’il a passé plusieurs années en Ukraine et que lui, la guerre, il l’a vue et vécue, alors qu’eux ne font que l’imaginer, la préparer.
L’entretien a lieu dans un tea-room de Chêne-Bougeries, non loin de la prestigieuse Ecole internationale de Genève. Je guette son arrivée dans un reflet de la vitre, un peu anxieuse. Appelons-le Éminence Grise, même s’il est, d’une certaine façon, le loup blanc. Un de ceux connus dans l’armée suisse pour réfléchir et théoriser, plongé aujourd’hui dans l’ombre pour en avoir trop dit. Les consignes étaient claires avant l’entrevue: il ne veut pas d’ennuis, je ne citerai pas son nom et ne donnerai pas de détails permettant de l’identifier.
La porte s’ouvre enfin. Un quinquagénaire en tenue militaire se dirige vers nous. Il ressemble peu ou prou à ce que j’imaginais. Brun, de taille moyenne, les épaules larges, le visage anguleux, fermé. Éminence Grise serre la main de Niels et manque d’écrabouiller la mienne. Il prend place, sans un mot. Une nonchalance feinte, juste ce qu’il faut d’autorité. «Un thé, s’il vous plaît.» Le thé arrive, il sort un carnet, un stylo. L’interrogatoire commence:
- ge?
- 29 ans.
- Origine?
- Marocaine.
- Diplôme?
- Sciences-Po.
Je déroule mon CV. Il note, sans me regarder.
- Expérience professionnelle?
- Reporter au Monde Afrique pendant trois ans.
Éminence Grise lève pour la première fois son regard vers moi, étonné.
- Licenciée?
- Non, mon contrat a pris fin.
Il note en majuscules sur son carnet: «VIRÉE».
- Et vous y êtes allée, en Afrique?
Mes péripéties subsahariennes me rendent enfin digne d’intérêt. On parle services secrets et dictatures, menace djihadiste et corruption. Ses traits se détendent, il me somme de l’appeler par son prénom, me tutoie.
J’en profite pour l’interroger sur la nature de son métier. «Apprendre aux gens à tuer», répond-il, le visage dépourvu de toute expression. Il saisit mon stylo. «Ça, c’est une arme. Les armes sont des outils qui servent à faire des trous dans les gens. Il y a des armes partout, poursuit-il, brandissant sa cuillère, cette fois. Mais où est l’arme ultime?» Il pose le doigt sur sa tempe. «La tendance lourde, en Europe occidentale, c’est de voir le monde en rose. Ils veulent que seuls les membres de l’armée et de la police soient armés.»
En Suisse, tous les hommes font du service militaire, d’abord quatre mois, puis quatre autres si la recrue devient caporal, puis trois semaines par an de cours de répétition, jusqu’à l’âge de 35 ans. Durant toute cette période de leur vie, les Suisses gardent leur fusil d’assaut à la maison, par exemple dans l’armoire à balais, avec une restriction récente quant aux munitions. «Ici, les armes sont aux mains du peuple. Cela donne des responsabilités. Chez nous, les armes et l’armée de milice sont des facteurs structurants, qui font partie de la vie du peuple. Maintenant, ils veulent désarmer la population, alors que la criminalité augmente.» En mai dernier, les Suisses ont approuvé par référendum une loi durcissant les conditions d’acquisition de certaines armes, destinée à mettre la Confédération en conformité avec des mesures antiterroristes de l’Union européenne. Un coup dur pour Éminence Grise et ses pairs.
Avec quelques copains, ce gourou des armes enseigne les techniques d’autodéfense puisque l’État, dit-il, «a été dépouillé de ses prérogatives». «S’il vous arrive quelque chose, vous ne pourrez compter que sur vous-même. Nous avons décidé de nous organiser en parallèle de l’État. En tant que citoyen suisse, nous avons le droit d’exister, de nous défendre.» Des combats clandestins dans des caves, vu ses multiples références au film Fight Club? Ou juste un cours de self-défense pour individus cherchant un moyen d’exister? Je ne tarderai pas à le savoir, car il me propose de participer au prochain cours.
J’ai réussi le test.


Adopte un·e collapso

Il a fallu plusieurs e-mails et beaucoup de SMS pour que je me retrouve dans ce bureau, à quelques pas de la gare de Sion. La décoration est rudimentaire: une bibliothèque mêlant ouvrages de droit, littérature et philosophie, et une grande table ovale en bois de chêne. Jean-Luc Addor me toise, méfiant. Je raconte que je veux en savoir plus sur la nouvelle loi sur les armes et ses conséquences sur l’âme suisse. La Suisse neutre est un des pays les plus armés du monde. Une étrangeté qui m’échappe.
Membre de l’UDC, le parti nationaliste et parfois xénophobe de Christoph Blocher, mon interlocuteur vient d’être réélu au parlement, malgré un net recul de son parti et une percée inédite des partis écologistes. Jean-Luc Addor est connu pour des prises de position politiquement peu correctes sur l’immigration. En 2014, quelques minutes après une fusillade à la mosquée de Saint-Gall, en Suisse alémanique, lors de laquelle un fidèle a trouvé la mort, cet avocat et ancien juge d’instruction a twitté: «On en redemande.» L’an dernier, il a appelé à voter non au référendum sur l’interdiction de certaines armes, notamment les armes semi-automatiques munies d’un chargeur de grande capacité.
«Je me bats pour préserver le droit des Suisses d’acquérir et de porter des armes, pas pour un morceau de ferraille. Car il y a autre chose derrière: nos traditions. Les armes font partie de l’histoire suisse. Elles représentent la liberté de l’individu face à l’État. Mais ce n’est pas le Far West ici. On ne peut pas acheter d’armes au supermarché. Ce qui nous préserve, en Suisse, de certaines dérives comme on peut en observer aux États-Unis, c’est une forme d’encadrement social, ainsi que nos traditions militaires. Même si celles-ci sont en déliquescence…»
Le politicien nationaliste prend de l’assurance, devient intarissable.
«Le vote sur les armes est un processus liberticide. Nous vivons un recul des libertés individuelles et publiques en Suisse, face aux diktats de l’UE. Et cela va continuer. Or nous sommes devant de grandes menaces, liées principalement à l’immigration. On s’entasse dans un espace qui est déjà limité. L’islamisation nous touche, et cela pèse dangereusement sur nos identités. Voyez par exemple un jeune qui se fait arrêter pour avoir lancé un pétard dans un stade de foot. Il va se faire déclarer inapte au service militaire, comme un terroriste. De l’autre côté, notre armée a des sections complètes de gens qui veulent manger halal et faire la prière. Elle est où, la vraie menace?»
Et moi qui cherchais des personnes qui se préparent à la menace climatique…
«Un jour, poursuit Jean-Luc Addor, il va se passer quelque chose. Il suffit de regarder autour de nous, dans les pays qui nous entourent, en France notamment, pour savoir ce qui va nous arriver. Entre-temps, l’État veut nous désarmer. Les nazis avaient fait pareil: ils ont désarmé les citoyens et les Juifs en particulier. Ceux-ci se sont retrouvés nus face à un pouvoir totalitaire.»

Formation à la désobéissance civile

Le lendemain, levés tôt à Sion, Niels et moi reprenons la route vers Lausanne, dans la lumière rasante du petit matin, hantés par les paroles de Jean-Luc Addor. Je repense à ce moment glaçant, quand je lui ai demandé de quoi il avait tellement peur. «Qu’ils nous envahissent.» Qui «ils»? Il a prononcé les deux premières syllabes du mot «musulmans», puis s’est rétracté nerveusement. «Je veux dire... les groupes terroristes islamistes!»
Tout, dans son discours, donnait l’impression d’un monde en train de s’écrouler. Et pourtant, autour de lui, les choses sont à leur place, robustes, inébranlables. Dans ce pays riche et paisible, dans cet îlot de prospérité et de sécurité au milieu d’un océan européen tourmenté, la peur de tout perdre hante les consciences. Et pas seulement celles des politiciens d’extrême droite...
Le point de rendez-vous des militants d’Extinction Rebellion (XR) est une ancienne usine reconvertie en espace culturel et de coworking dans le quartier de Sévelin, à Lausanne. Dans cette friche ressuscitée par des meubles de récupération, des bénévoles posent des croissants et du café sur une grande table, vérifient la liste des participants, disposent des badges, accrochent les drapeaux d’XR, dont le logo représente un sablier à l’intérieur du cercle de la Terre. Pour l’instant, cela ressemble plus à la préparation d’un anniversaire d’enfant qu’à la séance d’une organisation secrète en prévision de la fin du monde.
Comme chaque samedi, la formation à la désobéissance civile va commencer à l’heure. Le mouvement, lancé fin 2018 au Royaume-Uni, revendique plus de 100 000 militants dans 70 pays. En Suisse, ils seraient près d’un millier et leurs rangs grossissent chaque jour. Partout dans le monde, ces «rebelles» cherchent à créer des perturbations pour forcer les gouvernements à répondre à leurs revendications climatiques.
Les 25 de ce matin arrivent au fur et à mesure. Chacun ôte ses chaussures, pénètre dans le dojo construit au centre du hangar, s’assoit en tailleur et se présente. Pas besoin de dire son nom de famille, ses origines ou son métier, le prénom suffit. Ici, on n’a pas peur des musulmans, des étrangers ou de la montée de la criminalité. C’est l’effondrement de la planète qui terrorise ces femmes et ces hommes de tous âges, étudiants, parents quadragénaires ou vieux hippies.
Les animateurs récitent religieusement les valeurs d’Extinction Rebellion. «Nous sommes un mouvement horizontal, sans leader, insiste Nicolas Presti, alias Nikoko, 27 ans, étudiant lausannois en sciences du sport, très impliqué dans les activités d’XR. L’objectif est de prendre le pouvoir afin de créer un monde digne des générations futures. En Suisse, on ne nous tire pas dessus. On a cette chance, alors il faut en profiter. C’est une responsabilité vis-à-vis des pays totalitaires.»
Pendant près de sept heures, les 25 nouveaux membres vont apprendre, au fil d’exercices psychologiques et de mises en situation, les différentes tactiques pour bloquer une route, un pont ou un aéroport. Comment créer le trouble de manière organisée, comment réagir face à la police, quels sont leurs droits et leurs limites. «Rappel! hurle Nikoko. Un policier n’a pas le droit de vous chatouiller, c’est considéré comme du harcèlement sexuel.»
Pour rendre la tâche difficile aux forces de l’ordre qui voudraient les déloger, un groupe s’exerce à la tortue: assis en petit cercle, pieds et bras noués sous les jambes, ils forment un bloc impossible à démêler. D’autres apprennent à faire le poids mort. En se rendant plus lourds, ils mobilisent davantage de policiers pour les dégager. Petits conseils des formateurs: prévoir des couches en cas d’occupation prolongée, éviter les jupes et les talons hauts, toujours s’assurer que quelqu’un est en train de filmer. Et surtout ne jamais dévoiler d’informations sur WhatsApp. Les militants utilisent des moyens de communication davantage cryptés, avec des noms de code. «Je vais à l’anniversaire de Joe» est retenu pour le prochain blocage.
«Vous devez être conscients que vous risquez votre liberté et qu’il faudra parfois payer des amendes. Mais n’oubliez pas, tout cela est pour le bien de la population. On désobéit parce qu’on n’a plus le choix. L’État nous condamne, or c’est la nature même du système qui est injuste. On veut sauver la planète, qu’est ce que l’État fait?»
Nikoko raconte ses séjours en garde à vue avec une certaine excitation et une pointe de nostalgie. «On était 25 dans une cellule. On a fait la fête, joué, chanté. On était comme des gamins!» Depuis qu’il a rejoint le mouvement en mars 2019, sa vie a retrouvé un sens. Comme beaucoup de militants XR, Nikoko a traversé une longue période de doute. «Ici, on se comprend enfin, c’est un véritable voyage émotionnel.»
La formation finit par prendre des airs de thérapie de groupe. Les militants forment un cercle et chacun s’avance pour dire haut et fort de quoi il a peur. «J’ai peur qu’à un moment donné je me sente impuissante et que j’arrête la lutte», lâche Patricia dans un sanglot. Didier, un informaticien de 29 ans, mince, les cheveux longs, le look baba cool, fond lui aussi en larmes. «J’ai peur pour la nature, les insectes, les arbres, les forêts décimées… C’est tellement beau. C’est d’une tristesse absolue!» Instinctivement, tout le monde se jette dans ses bras. Ils restent là, collés les uns aux autres, formant un seul et même bloc, les bras entrelacés, le visage humide, pendant ce qui m’a paru une éternité.
Des individus qui n’ont plus confiance dans les institutions, qui veulent reprendre le pouvoir, rejettent le capitalisme et la mondialisation au profit d’un retour à la nature. N’ont-ils pas, finalement, tous la même peur, celle du monde de demain?

L’amour au temps de l’effondrement

Camille n’a plus de larmes, elle a trop pleuré. Son visage doux et juvénile s’est endurci. Elle a perdu ses rondeurs d’adolescente et la candeur qui va avec. Ses cheveux blonds sont devenus bleus, elle a jeté la moitié de ses vêtements, est devenue vegan et ne roule plus qu’à vélo. À 24 ans, elle sort d’une solastalgie. Inspiré du mot «nostalgie», ce néologisme inventé en 2003 par le philosophe australien Glenn Albrecht correspond à une forme de détresse psychique causée par des changements environnementaux. Une éco-dépression.
- Toi aussi, tu as peur de l’effondrement? me demande-t-elle.
Je n’ose pas lui dire que je n’y crois pas vraiment. Même si, avec tous les rapports sur le climat que j’ai lus ces derniers mois, je commence à me poser des questions.
«Le plus dur, au début, c’est de ne pas savoir pourquoi on a mal. Pourquoi on a cette boule au ventre, cette angoisse permanente, comme une boule de feu qui ne veut jamais s’éteindre, qui nous bouffe de l’intérieur jusqu’à vouloir mourir. Pour arrêter la douleur. Et puis un jour, j’ai compris. J’ai su que la Terre allait s’éteindre et que je faisais mon deuil. Tu as déjà perdu quelqu’un de cher? C’est la même chose.»
Camille reprend son souffle.
«J’ai grandi dans ma bulle, à Lausanne. Je suis arrivée à l’université en me disant que je ne voulais pas travailler dans une banque comme les copains. J’ai commencé à m’intéresser à l’écologie et, là, tout a basculé. Je me suis longtemps sentie seule, isolée dans mes angoisses, effrayée rien qu’à l’idée de prononcer le mot futur. J’ai arrêté les études parce que je me suis dit: à quoi bon? Pourquoi étudier? Chercher un job? Fonder une famille alors que, dans dix ou vingt ans, le monde tel qu’on le connaît aura disparu et entre-temps, on ne saura plus rien faire de nos dix doigts. On est dépendants d’un système au bord de l’écroulement.»
Le salut est venu d’Extinction Rebellion. Au printemps dernier, elle est tombée sur leur appel à manifester pour le climat à Paris. Elle a préparé son sac à dos le jour-même, fait de l’auto-stop, planté sa tente sur le bitume parisien et rejoint le mouvement.
«Je n’ai pas réfléchi. Je suis partie comme un robot et, une fois dans les manifs, je me suis sentie bien. Il y avait des psys à qui parler, on nous a attribué des parrains et marraines, on se soutenait. En groupe, on a fait des exercices de gestion du stress, parlé de nos peurs, c’était salvateur. En rentrant à Lausanne, j’ai eu l’impression de changer de planète, de revenir dans ce monde bizarre où les gens prennent l’avion et consomment à outrance, terrés dans un déni massif de la réalité. Des gens hors-sol.»
Camille m’a donné rendez-vous au parc de l’Hermitage, à Lausanne. Elle caresse les feuilles d’automne, tantôt jaunâtres, tantôt orangées. Elle craint que, d’ici peu, l’eau potable et l’électricité ne soient plus disponibles et qu’éclate une guerre des ressources.
Il fait beau, on poursuit la conversation en descendant, à pied, de la Cathédrale jusqu’à Ouchy, au bord du lac. Je n’ai pas l’impression d’avoir connu un endroit si doux et paisible ailleurs dans le monde. Mais Camille ne le supporte plus. «Je vais bientôt partir. Je vais rejoindre Alexis dans un hameau que nous allons construire dans les Landes, avec des amis. On apprendra à être autonomes et résilients.»
L’an dernier, Alexis, un ingénieur parisien de 28 ans, a posté un long texte sur le groupe Facebook «Adopte un·e collapso – Rencontrons-nous avant la fin du monde». Un avis de recherche pour trouver l’amour avant l’effondrement de la civilisation. Cet espace de rencontres amoureuses interdit aux journalistes, aux psys et aux survivalistes militarisés compte plus de 5000 membres, dont Camille, qui cherchait depuis longtemps l’âme soeur pour profiter des derniers moments.
«Contrairement à Tinder, ce groupe n’est pas fait pour les coups d’un soir. Alexis était sincère. Il voulait tenter l’aventure avec quelqu’un qui ressentait la même chose que lui. Je lui ai immédiatement envoyé un message. On a passé des nuits à s’écrire, à échanger nos conceptions du monde. On s’est vus pour la première fois à une soirée de réveillon en France organisée par d’autres collapsos et, depuis, on ne s’est plus jamais lâchés.»
Camille n’est pas tout à fait débarrassée de ses angoisses. «Comment parvenir à l’autonomie totale? Comment convaincre tout le village de nous rejoindre et éviter les violences le jour où les ressources manqueront? Et si je tombais enceinte?» Elle aurait voulu avoir des enfants, plein même. Mais comment donner la vie quand on ne croit plus au lendemain?

Fin du monde, mode d’emploi

Parler longuement avec Camille, éco-dépressive ayant connu l’amour sur un Tinder pour collapsologues, m’a troublée. Pourquoi tant de jeunes gens qui ont la vie devant eux, dans un pays où tout fonctionne, sont-ils hantés par la disparition de l’avenir? Pour comprendre, j’ai rencontré, à Genève, Jean Chamel, anthropologue des religions et spécialiste de la collapsologie. La thèse de doctorat qu’il a soutenue à l’Université de Lausanne en 2018 s’intitule: «Tout est lié. Ethnographie d’un réseau d’intellectuels engagés de l’écologie (France-Suisse): de l’effondrement systémique à l’écospiritualité holiste et moniste». Sans croire lui-même à une fin du monde abrupte, mais plutôt à un processus de lente décomposition, il estime que les discours de l’effondrement trouvent un écho particulier chez les classes moyennes supérieures en perte de repères.
«Cela peut traduire une anxiété liée à la disparition de l’État providence et de la classe moyenne dans les sociétés occidentales, m’a-t-il dit. Parmi les gens qui se considèrent collapsologues ou qui s’intéressent à l’effondrement, beaucoup se disent en burn-out. Aujourd’hui, le discours dominant, qui est encore celui des institutions, ne correspond plus à ce que vivent et ressentent les gens au quotidien, ni à l’idée qu’ils se font du futur.»
D’ailleurs, pour cet éco-anthropologue, les gens ont tendance à parler de «fin d’un monde» plutôt que de «fin du monde». Il y a l’idée d’un monde d’après. «Des personnes que j’ai rencontrées au cours de mes recherches, dit-il, ont reconnu espérer la catastrophe afin que l’humanité prenne conscience de la situation et que l’on change enfin le cours des choses. La catastrophe peut être pratique quand elle vient légitimer une quête d’un autre monde, un monde meilleur.»

Le petit livre rouge de la défense civile

L’horloge de la gare de Lausanne affiche 11h36. J’étais tellement absorbée par ma lecture que je n’ai pas vu mon train partir. Tant pis, je prendrai le suivant. Je replonge dans le fascinant petit livre rouge. Pas celui de Mao Zedong, bien que le format s’en rapproche curieusement. Mais celui que j’ai vu dans la poche d’Éminence Grise l’autre jour, dans le café de Chêne-Bougeries. Un manuel de 320 pages à la couverture rouge sang intitulé Défense civile. En 1969, l’année où l’homme marche sur la Lune, les Suisses se préparent à la vie souterraine. Le livre est imprimé à plus de 2,6 millions d’exemplaires et distribué gratuitement à tous les ménages de la Confédération, qui compte alors 6 millions d’habitants (contre 8,5 aujourd’hui).
L’objectif: préparer la population helvétique à une catastrophe ou une guerre nucléaire. Fin du monde, mode d’emploi, en quelque sorte. Avec profusion de détails et de conseils pratiques. Un peu comme les livrets de survie que Kurt Saxon distribuait dans les années 1970 aux États-Unis. Ce libertarien qui fut proche du parti nazi américain n’est autre que l’inventeur du mouvement survivaliste. Ses livres, notamment Le James Bond du pauvre, lui valurent une inculpation pour terrorisme en raison des instructions qu’ils contenaient pour fabriquer des bombes artisanales, histoire de se défendre contre les «ennemis de la nation» – les étudiants et les communistes.
Pas d’armes dans le petit livre rouge suisse, mais des schémas expliquant les consignes à respecter en cas d’alerte à la bombe atomique, une subtile propagande anti-communiste et la liste complète du matériel nécessaire à stocker dans son abri. Six ans avant sa parution, une loi fédérale sur les constructions de protection civile (LCPCi) a rendu obligatoire la construction d’abris anti-atomiques sous les bâtiments publics comme sous les immeubles d’habitation et les villas familiales. Le concept est simple: «chaque habitant doit disposer d’une place protégée.» Sur ce territoire montagnard exigu, privé d’accès à la mer, la «protection verticale», c’est-à-dire l’enfouissement de la population, apparaissait comme la meilleure solution pour les ingénieurs paranoïaques et les politiciens tétanisés par la Guerre froide. «Pas plus que la défense militaire, la défense civile ne saurait s’improviser. Elle doit être organisée méthodiquement dès aujourd’hui, préviennent les auteurs, page 41. En temps de guerre, l’armée a ses tâches propres dont on ne saurait la distraire. Il faut donc que la population civile se mette en mesure de se suffire à elle-même. […] Il faut apprendre à compter d’abord sur soi-même.»
De chapitre en chapitre, le manuel de défense civile se mue en récit cauchemardesque. Un scénario catastrophe est monté de toutes pièces: la Suisse est infiltrée par des agents d’une grande puissance; les Helvètes vivent sous l’Occupation; ils mettent en place des techniques pour s’opposer aux grands ennemis communistes de l’État; la guerre est une horreur indescriptible; elle dure plus d’un an; par miracle, la Suisse est libérée.
La libraire qui nous a vendu l’exemplaire à Genève avait raison: c’est à la fois savoureux et horrifiant. Une plongée éperdue dans les tréfonds de l’âme helvétique. Ainsi la Suisse neutre s’est-elle toujours préparée au pire, et cela se poursuit, c’est dans son ADN.
Aujourd’hui, la guerre est finie. Les effectifs militaires sont passés de 600 000 à 140 000 hommes, ce qui reste considérable. Car le système d’armée de milice, fondé sur la conscription militaire obligatoire, existe toujours. Et même si la loi sur les abris de protection civile a été amendée en 2012, le parlement a décidé de préserver le principe selon lequel «chaque habitant doit disposer d’une place protégée». Le petit livre rouge a quant à lui été remplacé par l’application pour smartphone Alertswiss, développée par la Confédération pour indiquer le comportement à adopter en cas de catastrophe et donner des alertes en temps réel. Le bouclier invisible qui protégeait l’îlot helvétique n’a donc jamais vraiment disparu.

Le brigadier et les bisounours

Si tout bascule dans le canton de Vaud, c’est d’ici que viendront les consignes. Cet impressionnant bloc de béton posé au milieu des champs de Gollion, près de Cossonay, et dans un bras de la Venoge, rivière vaudoise s’il en est, chantée par le poète Jean Villard-Gilles, est le siège du Service cantonal de la sécurité civile et militaire. Le bâtiment austère abrite un restaurant, le bien nommé Casque d’or, pratique pour les Vaudois dispensés de service militaire, mais astreints à suivre ici des cours de protection civile. Sélectionnés par les autorités vaudoises par «souci du bien-être des cadres en formation et des astreints», les restaurateurs «enthousiastes et passionnés» proposent chaque jour quatre menus: menu du jour avec viande, menu business, menu végétarien et menu pâtes fraîches avec une sauce différente chaque midi.
On nous conduit à l’étage. Le chef de l’État-major cantonal de conduite (conduite en cas de crise, s’entend) est déjà dans la pièce. J’appréhende un nouvel interrogatoire.
Mais Denis Froidevaux a l’air de tout sauf d’un officier de l’armée suisse. Dans une autre vie, il aurait pu diriger une start-up branchée ou donner des cours de littérature dans une université américaine. Cet homme de 60 ans aux yeux bleu-gris a troqué son uniforme pour un élégant costume dépareillé, pochette incluse, chaussettes bleu ciel, série de bracelets au poignet et baskets aux pieds. Derrière son air sympathique et sa façon habile de manier l’autodérision, l’homme est pugnace. Garde forestier de formation, puis officier de police et diplômé en criminologie en gestion de risque, il porte le grade de brigadier après avoir gravi tous les échelons de l’armée suisse (chef de section, commandant de compagnie, de bataillon et de régiment, ainsi que de brigade). Membre de l’État-major du chef de l’armée, il a présidé la Société suisse des officiers de 2011 à 2016.
À côté de lui se tient sa conseillère en communication, terrorisée que son chef dise ce qu’il pense. C’est elle qui signe régulièrement les communiqués de presse sur les tests des 451 sirènes fixes et 209 sirènes mobiles du réseau vaudois. Qu’elle se rassure: ce 31 octobre 2019, au Service de la sécurité civile et militaire de l’État de Vaud, Denis Froidevaux s’exprime à titre personnel, comme spécialiste des questions de sécurité et officier général de milice mais pas comme chef de service.
La menace nucléaire a disparu mais, trente ans plus tard, la Suisse se tient toujours prête. De quoi la Confédération a-t-elle peur?
La Suisse a longtemps été un passager clandestin de la sécurité mondiale. Elle a toujours profité du système sans jamais en payer le prix. Grâce à Dieu, nous avons été épargnés ces 150 dernières années des affres de l’histoire. Mais l’ordre mondial a changé. Il y a eu un moment de bascule à l’effondrement des blocs, l’émergence de nouvelles nations et d’États voyous, le 11 septembre… On a beaucoup rêvé, à l’effondrement du mur de Berlin, à un monde plus sûr. Puis on s’est rendu compte que c’était faux. Le monde est devenu beaucoup plus dangereux, plus imprévisible, plus difficile à lire et à anticiper.
On est passé du risque de guerre totale (nucléaire) à la conjugaison de plusieurs facteurs de risque qui génèrent des situations hautement complexes et systémiques. À cela sont venues se greffer des incertitudes liées aux changements climatiques, voire aux pandémies, qui n’existaient pas auparavant. Depuis quelques années, on commence à prendre conscience que nos conditions de base existentielles sont remises en question. Cela peut générer des problèmes profonds, notamment migratoires, mais aussi liés à la question de l’énergie, au numérique et à l’accès aux ressources stratégiques comme l’eau par exemple.
Comment la Suisse se prépare-t-elle aux risques climatiques?
Les autorités politiques sont est en train de travailler sur un plan climat – c'est vraiment d’actualité. Je ne peux rien dire sur son contenu car cela relève de la compétence politique. Mais la pression de la rue génère des changements dans les rapports de force.
Les militants écologistes, Extinction Rebellion par exemple, ont-ils pesé sur ces prises de décision?
Les membres d'Extinction Rebellion sont-ils perçus par la majorité comme des emmerdeurs ou de nécessaires agitateurs? Difficile de répondre mais la question centrale est: leur mode d’action est-il compatible avec les institutions d’un pays comme la Suisse et sa démocratie directe, laquelle donne de toute manière à la fin le pouvoir au peuple?
Vous ne comprenez pas leurs craintes?
S'ils vivaient au Bangladesh, je pourrais comprendre qu'ils ne se sentent plus en sécurité. Mais là, c'est un peu disproportionné. Bon, c'est vrai qu'il faut s'inquiéter sur le long terme. On va inévitablement subir des événements douloureux, comme des problème d’alimentation énergétique, par exemple. Mais de là à parler d'effondrement… C'est un théorie à laquelle personne n'oserait apporter sa conscience.
Les autorités civiles et militaires envisagent-elles de recycler les bunkers construits pendant la Guerre froide en cas de scénario catastrophe?
En cas de catastrophe, les abris civils sont en fonction et peuvent accueillir a priori l’intégralité de la population suisse. À l’époque, ils ont été tellement critiqués! On peut voir cette stratégie de protection comme jusqu’au-boutiste, de vouloir enterrer l’ensemble la population. Mais prenez les Japonais: ils auraient été bien contents d’avoir ce type d’infrastructures à Fukushima!
En revanche, l'idée de recycler les ouvrages militaires n'existe pas. De toute façon, ils ne sont plus à niveau. Ils se feraient ouvrir comme une boîte de conserve. De manière générale, il y a un abandon des infrastructures de défense par la Confédération. C'est un sérieux souci. De plus, dans les années 1970 à 2000, on avait un service sanitaire coordonné qui était une véritable machine de guerre, une armée de 600’000 hommes et une organisation logistique remarquable. Tout cela, s’est réduit à ne conserver que le savoir-faire, en perdant le pouvoir faire.
Vous semblez nostalgique...
Je ne suis pas du tout nostalgique. A titre personnel je regrette simplement le temps où les gens étaient beaucoup plus conscients de la valeur de la sécurité collective et de ce qui pouvait leur arriver, en d’autres termes étaient solidaire en terme de sécurité et de pérennité de l’Etat au sens noble. Il ne faut pas que la population compte uniquement sur l'Etat nourricier et protecteur pour tout et tout le temps. On a atteint le seuil de douleur: les organisations tant armées que de protection civile ne vont pas pouvoir assumer les missions que l’on attend d’elles si on ne fait rien. Le problème, c'est que quand vous dites cela, on vous traite d'hystérique! Moi, j'essaye simplement d'expliquer que le système dans lequel on est peut basculer du jour au lendemain. Inutile de vouloir tuer le porteur du message plutôt que de traiter le message!
Doit-on en conclure que la Suisse est en danger?
De mon strict point de vue, l'absence de vision stratégique en matière de politique de sécurité est effarante. La sécurité est le fondement de toute démocratie, et l’armée est l’acteur clef de la production de cette sécurité collective. Et cette armée est la seule réserve stratégique du pays. Si les effectifs ne sont pas suffisants, il faudra faire appel à des mercenaires ou alors signer des accords avec des Etats tiers. Je doute que cela soit compatible avec la neutralité tant chérie dans notre pays. En somme, si demain la Suisse vit une crise sécuritaire majeure, elle n'aura pas les ressources pour s’en sortir seule. Quand on pense que certaines élites veulent supprimer l’armée, prétextant que la clause du besoin n’est pas démontrée, que nous n’avons plus d’ennemi... On peut se demander s’ils ne vivent pas dans un monde de bisounours.


Ce pays où les uns veulent mourir joyeusement, et les autres ne pas mourir du tout

Niels ne cesse de parler au volant. Il lui faut surmonter la fatigue provoquée par les réveils nocturnes du bébé et les centaines de kilomètres que l’on parcourt. Je fais semblant de l’écouter, mais j’ai la tête ailleurs. Entre les militants écologistes qui espèrent secrètement une catastrophe pour parvenir à changer le monde et les stratèges de l’armée qui estiment que la Suisse est en danger malgré son fascinant réseau de bunkers, je ne sais plus quoi penser.
Avec le manuel de survie distribué à tous les foyers suisses en 1969 et les propos sans fard du chef de l’État-major cantonal de conduite, j’ai l’impression d’avoir fait le tour des positions officielles et de l’approche militaire, même si on m’a peu parlé de climat jusqu’à maintenant.

Mourir joyeusement et dignement

De l’autre côté, j’ai vu les rebelles de XR, une victime de solastalgie et les doux hippies de Palézieux, où Christophe Chammartin m’avait parlé de Mathieu Glayre avec des étoiles dans les yeux. «C’est la version la plus avancée de notre mode de vie coopératif, puisqu’eux sont quasi autosuffisants, à fond dans la décroissance, etc.» Le rendez-vous est fixé et, par un drôle de hasard, Mathieu Glayre n’est qu’à 12 kilomètres du Service de la sécurité civile et militaire de Gollion, le long du pied du Jura.
Le voilà qui surgit de la Filature, au bord de La Venoge, près de La Sarraz. L’ancienne «usine Girardet» a cessé de tisser des couvertures (notamment pour l’armée suisse!) en 1976. Devenue un lieu d’artisans et d’artistes, avec des ateliers bougies et une école de djembé, elle héberge aussi, depuis 2015, le centre FEEL: Faire l’école en liberté. Vingt-cinq familles y ont inscrit leurs enfants pour faire l’école à domicile, en communauté. «En liberté!», corrige Mathieu. Une soixantaine de «réfugiés pédagogiques» âgés de 5 à 16 ans y poursuivent ainsi leur scolarité pour 200 francs par mois – Vaud est un des rares cantons suisses à autoriser l’école à la maison, à condition de suivre le programme officiel, mais sans obligation d’utiliser le matériel scolaire officiel.
Mathieu Glayre est lui-même père de trois enfants. «Notre pédagogie est très libre», dit-il, cheveux longs attachés en queue de cheval, barbe de cinq jours, jean délavé et un calme inébranlable. «Chaque parent dirige un atelier et enseigne le programme à sa façon, c’est merveilleux», ajoute-t-il de sa voix douce.
C’est vrai que le lieu dégage une certaine magie. Avec son appareil photo, Niels passe des ateliers aux couleurs vives aux espaces dédiés aux activités corporelles, des salles de musique aux salles de jeux. Les enfants gambadent, pouffent de rire pour un oui, pour un non. L’éducation ici n’est régie ni par un cadre strict, ni par des horaires. On vient quand on peut, quand on veut, pour apprendre différemment. Eux aussi semblent vouloir reprendre le pouvoir.
«Nous vivons dans une société moderne où la tendance est de tout confier aux autres, de se déresponsabiliser. Nous utilisons des tas de choses sans même savoir d’où elles viennent, professe Mathieu. Avec ma femme Suzanne, et avec l’accord des enfants, nous avons décidé qu’il était temps d’être pleinement responsables. Ils n’avaient aucun problème à l’école, mais nous avons jugé que celle-ci les emmenait vers des valeurs qui ne nous convenaient pas, comme la matérialisme et la compétition.
«Les gens s’imaginent qu’on les désocialise, or c’est complètement faux. L’école est une forme de socialisation, mais qui nous fait nous oublier nous-mêmes. L’école à la maison permet une socialisation plus naturelle. Ceux qui sont enfermés dans les établissements officiels ont moins de contacts. Les nôtres font plein d’activités extrascolaires, avec un échantillon plus varié en termes d’âges et de types de personne.»
À 44 ans, Mathieu Glayre a fait le choix de mener une vie simple. Il travaille à temps partiel dans une établissement public, où il donne des cours à des migrants, et collabore à la revue bimestrielle Moins, dédiée à la décroissance.
«Ça fait halluciner certaines personnes, bien plus jeunes que moi, de savoir que je n’ai pas de plan de retraite car je n’ai pas assez cotisé. Moi, je n’ai besoin de rien de plus que ma maison et mon potager. Nos sociétés sont malades. Je sens de plus en plus la souffrance et les drames que génère la modernité. En Suisse particulièrement. Les citoyens sont sur-assurés. On a un tel niveau de richesse et de sécurité que les gens sont en flip! Ils ont peur de perdre leur niveau de vie car ils ont été nourris à la propagande selon laquelle le matériel rend heureux.»
Mathieu et Suzanne vivent en colocation avec une autre famille, dans une maison de campagne qui appartenait à ses arrière-grands-parents, paysans. Ils y produisent aujourd’hui leurs propres légumes et ne sont pas reliés au réseau électrique.
«On n’est pas encore arrivés à l’autonomie totale, mais on a déjà l’autosuffisance éducative, énergétique et un petit peu alimentaire. Et si effondrement il y a, alors on l’affrontera collectivement, en essayant de mourir joyeusement et dignement. Je trouve ça complètement fou de penser que certains sont prêts à tuer leur voisin pour survivre. Il faut construire des collectifs résilients et autonomes, pas seulement pour passer au travers de l’effondrement, mais aussi pour se battre contre le changement climatique et faire face aux enjeux environnementaux.»
Mathieu accepte de nous faire visiter son cocon. On quitte la Filature pour se retrouver sur un terrain d’un petit hectare à dix minutes en voiture de là. Ici aussi, la magie opère: dans la charmante maison aux fenêtres vertes, entourée de jardins, il flotte dans l’air comme un parfum de printemps qui annonce les beaux jours, malgré le froid et le temps gris dehors. La belle Suzanne, tout de rose vêtue, nous offre un café autour du feu. Elle nous parle avec son accent allemand de l’éducation de ses trois enfants, des travaux qu’ils ont réalisés à l’étage pour leur offrir plus d’espace. On a déjà oublié l’effondrement de la civilisation. La conversation se prolonge, mais il nous faut sortir de cette bulle de quiétude, loin des paysages de fin du monde que nous nous apprêtons à voir.

Le plus grand abri du monde – et le plus inutile

Imaginez qu’il existe, quelque part sur Terre, un tunnel autoroutier capable de se transformer en refuge pour accueillir 20’000 personnes en cas d’attaque nucléaire, grâce à des portes en béton coulissantes qui peuvent verrouiller hermétiquement les accès aux deux tubes.
Même Niels était peu convaincu. Il nous a fallu faire le chemin jusqu’à la paisible cité de Lucerne pour le voir et y croire. C’est ici qu’a été construit, entre 1971 et 1976, non loin du célèbre Kapellbrücke, pont de bois que photographient chaque année 9,4 millions de touristes, le tunnel de Sonnenberg, bien moins connu, vestige spectaculaire d’une guerre qui n’a jamais eu lieu.
Quittons le paysage de carte postale pour pénétrer dans le monde souterrain de Sonnenberg – littéralement, la montagne du soleil. Déjà, dans le long corridor d’entrée en béton, on retrouve cette impression étrange, oppressante. Couloir après couloir, le monstre se dévoile: deux tubes autoroutiers où circulent des milliers de voitures par jour et, à cheval entre les deux, une gigantesque structure de commandement appelée la Caverne.
Si la Guerre froide s’était réchauffée au point de devenir nucléaire, des millions d’Européens auraient péri sous les explosions et radiations atomiques, mais un tiers des habitants de Lucerne, eux, auraient trouvé refuge dans la montagne du soleil, sur l’asphalte de l’autoroute fermée de part et d’autre; 20’000 mètres carrés pour 20 000 personnes en lits superposés, sans douches, sans lumière du jour et sans autres distractions que les jeux de cartes que recommandent d’emporter les directives du livre rouge. Au moins auraient-ils eu la certitude, promise par les ingénieurs de l’époque, que le souffle et les rayonnements nucléaires ne passeraient pas au travers des deux portes de 350 tonnes chacune et qu’ils pourraient continuer de respirer, grâce à un système de ventilation high-tech permettant de renouveler l’air sans contamination.
«L’idée de savoir que ces installations existaient confortait les gens», raconte notre guide, Zora Schelbert. À 34 ans, cette Lucernoise aux yeux vert émeraude, brune, les traits doux, organise les tours du bunker – à pied ou en Segway. «Ce lieu est fascinant, il montre la paranoïa de l’époque comme aucun autre lieu en Suisse», confie la jeune femme, qui en connaît les moindres recoins.
Installée sur sept niveaux, la Caverne, entièrement creusée dans la roche, renferme un hôpital d’urgence et ses deux blocs opératoires, une salle de débriefing pour les chefs d’abri, une cuisine avec des rations de survie, une station radio et un central téléphonique. Les ingénieurs ont pensé à tout, même à adjoindre une prison avec six cellules de confinement pour les citoyens désireux d’échapper à la mort nucléaire, mais ayant néanmoins commis des bêtises.
Sauf que Sonnenberg n’accueillera jamais 20’000 personnes et que les dizaines de millions de francs suisses investis dans le projet et son entretien n’ont servi à rien. Dès le début des années 2000, cet abri géant, probablement le plus grand du monde, a été partiellement démantelé. En 1987 a été mise en place l’opération Fourmi, un test en conditions réelles. Lequel s’est révélé être un fiasco. L’idée de convertir le tunnel autoroutier en dortoir a alors été définitivement abandonnée. Aujourd’hui, en cas de catastrophe, seuls 2000 Lucernois pourraient trouver refuge dans la Caverne, utilisée en temps de paix comme prison de réserve par la police locale.
Ingéniosité ou folie suisse? Sonnenberg aura au moins donné l’illusion de pouvoir survivre à l’hiver nucléaire. La vérité est moins belle. Le tunnel a été construit trop tard, avec des technologies dépassées. En cas d’attaque, il aurait fallu au moins deux semaines pour installer le matériel et le ravitaillement nécessaires à tant de personnes. Et même s’ils avaient réussi à fermer les portes à temps (il fallait huit heures pour faire coulisser le gigantesque panneau métallique), les habitants auraient-ils vraiment tenu vingt jours dans ces conditions, le temps nécessaire à ce que les radiations reviennent à un niveau supportable?
Secouée par ma visite de la montagne du soleil, j’ai appelé Silvia Berger, historienne spécialiste des bunkers, basée à Zurich. «À partir des années 1950, dit-elle, les autorités suisses ont construit une idéologie pour persuader la population qu’elle serait protégée dans ces abris et que cela dissuaderait les potentiels envahisseurs. La mentalité suisse, c’est de croire que si l’on se prépare pour le pire, le danger n’arrivera jamais. Cela rassurait également les militaires de penser que s’ils devaient se rendre sur le terrain ou à la frontière, leur famille serait en sécurité. En Suisse, la famille est la base de la démocratie. Cela, et le droit de se défendre.»
Le système suisse diffère des protections mises en place aux États-Unis ou en Europe. Là-bas, des bunkers ont été construits, mais exclusivement pour les élites. Vive la démocratie! «D’un autre côté, poursuit Silvia Berger, cela a provoqué une sorte de «capsularisation» de la société. La population a vécu dans un archipel de forteresses et d’enclaves contre un espace extérieur hostile. Un sentiment d’inquiétude perpétuel s’en dégageait alors: le simple fait d’avoir devant soi un abri anti-atomique tous les jours rappelle constamment la menace.»
C’est vrai qu’en Suisse, la menace est palpable. Elle est à la fois présente et absente, comme une ombre, un souvenir. On cherche à prévenir le danger, on ne sait pas s’il est réel. Je décide de poser la question une fois pour toute à un expert des enjeux sécuritaires suisses.

Le stratège du black-out

Grégoire Chambaz n’est pas un homme facile d’accès. La première fois que je lui ai parlé de mon enquête, il a refusé de me rencontrer et m’a poliment suggéré de me «garder d’appliquer les grilles de lecture sociopolitiques françaises en Suisse romande». À force d’insistance et d’arguments sur la nécessité absolue de connaître la vérité sur la fin du monde et le degré de préparation des Helvètes, il m’a donné rendez-vous un dimanche après-midi dans un café lausannois.
Ce diplômé de géographie, spécialiste de la durabilité, des enjeux climatiques et des processus d’effondrement, est aussi rédacteur en chef adjoint de la Revue militaire suisse. À 30 ans, l’air sévère, le visage carré, les cheveux soigneusement peignés, Grégoire Chambaz paraît plus que son âge. Il a répondu à mes questions avec la même tension, la même gravité tout au long de l’entretien.
Faut-il prendre au sérieux le risque d’effondrement?
L’effondrement «rapide» d’une société, en quelques jours, est un processus complexe peu probable. Un tel scénario impliquerait des destructions massives et coordonnées d’infrastructures, de réseaux et de réserves critiques à l’échelle continentale. En revanche, un effondrement «lent», notamment sur fond d’impacts convergents de changement climatique, de pénuries énergétiques et de dégradations environnementales, est un scénario concevable dans le futur.
Sur une autre échelle et de manière plus rapprochée dans le temps, les sociétés modernes sont exposées à un risque proche de l’effondrement: le black-out. Les sociétés actuelles sont interconnectées et donc beaucoup plus vulnérables. Aujourd’hui, par exemple, en cas d’attaques informatiques coordonnées ou de catastrophe climatique, l’Europe pourrait être plongée dans le noir. Or, sans électricité, la plupart des systèmes ne peuvent plus fonctionner. Cela met bien en évidence toutes les vulnérabilité systémiques de nos sociétés.
À quoi ressemblerait un black-out en Suisse?
Le black-out, avec les risques de pandémie et de crise financière, est considéré comme étant un des risques à court terme les plus importants pour la Suisse. L’Office fédéral de la protection de la population estime la probabilité d’un black-out de trois jours touchant un grand nombre de cantons à une fois tous les quarante ans. Une journée sans électricité provoque des perturbations et des angoisses majeures. Si l’aire touchée dépasse le périmètre régional et que des secours extérieurs ne peuvent pas être organisés, le risque devient majeur. À noter que les ménages suisses ont en moyenne trois jours de réserves alimentaires.
Au-delà de cinq à sept jours, les dommages sont exponentiels et un possible redémarrage du réseau devient de plus en plus difficile. Les pertes économiques se chiffrent en plusieurs milliards de francs par jour. Et même si la Confédération a fait constituer des réserves stratégiques, l’acheminement des vivres sans coordination téléphonique ou électronique pose d’immenses défis.
La Suisse est-elle préparée au risque de black-out?
Partiellement. La Confédération organise tous les quatre ans des exercices de conduite stratégique, dont les trois derniers ont intégré un scénario de black-out partiel. Ces exercices sont louables. Il est toutefois inquiétant qu’ils soient dimensionnés de manière à être «réussis» et qu’entre la moitié et les deux tiers des recommandations post-exercices ne soient pas appliquées.
En revanche, le réseau à haute tension est vieillissant et doit être renouvelé. Le coût de cette opération est estimé entre plusieurs et une dizaine de milliards de francs. Injecter cette somme impliquerait de renoncer à financer d’autres projets ou secteurs (social, santé, formation, etc.) dont la légitimité politique à court terme dépend. Investir pour maintenir le statu quo dans la fourniture d’électricité n’est pas politiquement porteur. La temporalité des risques n’est pas celle du politique, dont l’horizon est limité à la réélection.
Pourtant, la Suisse a une tradition de préparation très ancrée...
Le passé de préparation de la Suisse n’est pas une garantie d’une préparation actuelle adéquate. Lors de la Guerre froide, les menaces étaient simples et tangibles: une invasion du pacte de Varsovie et/ou des frappes nucléaires avec des retombées radioactives. La Suisse s’y est graduellement préparée, les menaces étant constantes et perceptibles. Aujourd’hui, la plupart des menaces ne sont pas perçues par la population. La nature probabiliste des risques, sans intentionnalité, les rend intangibles, y compris pour une partie importante des responsables. La conscience de la vulnérabilité du pays a été lentement érodée par 70 ans de «dividendes de la paix» et de prospérité croissante. Pour le plus grand nombre, la sécurité actuelle est considérée comme un donné. La vigilance qui pouvait prévaloir pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide a été remplacée par une ignorance de la réalité des risques et une arrogance sur la capacité de la Suisse à y faire face.
Les abris ne constituent-ils pas un bouclier solide?
Les abris font partie de la mythologie de la défense suisse. Leur utilité est en réalité limitée. Leur fonction primaire était la protection contre des explosions nucléaires et les retombées radioactives. Aujourd’hui, les abris constituent principalement des lieux d’accueil en cas d’urgence, mais ne sont généralement pas autonomes en énergie et en vivres. Les installations protégées de la Confédération sont bien mieux fournies et équipées. En revanche, leur utilité repose sur la présomption qu’en cas de problème majeur, les personnels continueront à venir travailler, même si leur famille est en danger. Ces réflexions en «best case scenario» sont structurellement insuffisantes.
Quelle solution préconisez-vous?
La mise à l’agenda de risques et menaces est impérative. L’expérience indique que la contribution des autorités à un discours lucide sur les problématiques futures est essentielle. La revendication d’Extinction Rebellion «dire la vérité [sur les risques]», bien que limitée au climat, est pertinente.
Par ailleurs, une exposition limitée aux risques et menaces peut s’avérer utile, c’est-à-dire suffisamment légère pour ne pas provoquer de dommages importants, mais suffisamment marquante pour sensibiliser la population et mettre le traitement des risques à l’agenda politique. Selon une partie des spécialistes du black-out, une expérience d’interruption de courant «limitée» pourrait être nécessaire pour préparer le pays à un épisode de black-out majeur.


Cet obscur désir de catastrophe

C’est un jour important pour Niels et moi. Après avoir appris à s’assembler en tortue le mois dernier avec les militants d’Extinction Rebellion, nous allons aujourd’hui nous initier aux techniques de combat avec la brigade d’Éminence Grise, le colonel qui m’avait fait subir un interrogatoire avant de m’inviter à participer à son cours secret d’autodéfense. Au menu du jour: comment réagir face à l’arme blanche.
Il fait un froid humide et perçant en cette mi-novembre, les premières neiges sont tombées. Au volant, Niels parle toujours autant. Je commence à m’interroger sur le personnage. L’autre jour, dans son sac photo, j’ai trouvé son passeport, des pansements et des antidouleurs, une lampe de poche, un kit de couture et de la ficelle. «On a toujours besoin de ficelle», s’est-il contenté de dire en haussant les épaules. Il se trimballe en permanence avec toute sorte de câbles et de gadgets dont je ne comprends pas l’usage, et communique, lui aussi, sur des messageries cryptées. Et si, tout ce temps, le survivaliste que je chassais se trouvait à côté de moi?
Ça y est, je suis devenue paranoïaque.
Nous arrivons à Morges, que je découvre être une jolie ville au bord du lac, hélas coupée par l’autoroute. Je n’aurai pas le temps de visiter son château ni son fameux musée militaire. Éminence Grise nous attend à 8 heures pétantes dans un lieu tenu secret jusqu’au dernier moment. Ironie du sort, les coordonnées GPS nous mènent devant un abri communal de protection civile. N’est-ce pas un signe du destin que de passer mon dernier jour en Suisse dans ce monde souterrain aussi mystérieux qu’ordinaire?
On passe l’épaisse porte en béton blindée du bunker. À l’intérieur, 20 participants, dont trois femmes, la quarantaine en moyenne, écoutent religieusement ses consignes. Éminence Grise irradie sous la lumière des néons, dans cet espace fermé, obtus, sans fenêtres. Il semble enfin à sa place, serein, renforcé par les regards fascinés de son audience, qui lui confèrent une aura singulière. Entouré de ses assistants-instructeurs, il prend la parole comme on commence un sermon. Toute l’attention se concentre sur lui.
«Quand j’étais gamin, commence-t-il d’un ton affable, on entendait occasionnellement une histoire d’agression au couteau. C’était assez rare et, généralement, l’agresseur était originaire des Balkans. Aujourd’hui, c’est deux à trois fois par semaine. Il y a une grande culture du couteau dans les pays de l’Est et du Maghreb. Attention, il ne faut pas dire que ces agresseurs ont un type méditerranéen, sinon on va vous accuser de racisme!»
Son public éclate de rire. Éminence Grise a un pouvoir comique inattendu.
«Par les temps qui courent, il est nécessaire d’apprendre à réagir face à ce type de situation. Apprendre à se défendre, c’est devenir un vrai citoyen, pas seulement un contribuable, lâche Éminence Grise sous des applaudissements. Tout le monde a des notions de self-défense?»
Parmi les médecins, conseillers en assurance, enseignants, conducteurs de train, horlogers, retraités architectes et cuisiniers présents, la plupart sont initiés au krav-maga et autres sports de combat.
«Formidable! lance Éminence Grise. Place à la pratique.»
Les assistants distribuent des couteaux en bois et en mousse. Éminence Grise simule une agression, le couteau pointé vers l’adversaire. Quelques principes fondent la discipline. Face à une arme blanche, la meilleure réaction reste la fuite. Si on ne peut pas l’éviter, on peut toujours se défendre. «Gardez toujours la main sur la gorge, les coudes rentrés, afin de protéger le cou, l’aisselle et l’aine. Il faut éviter qu’il vous coupe les artères! Regardez, j’avance et je reviens. Lentement, lentement…»
Par groupes de deux, les participants s’entraînent à leur tour, s’essayent aux différents gestes. Frappe frontale. Frappe de revers. À droite. À gauche. Éminence Grise leur conseille de s’entraîner à la maison avec une brosse à dents, et au bureau avec un stylo. «Le geste est très important. Il faut le réaliser des centaines de fois pour être prêt.»
Au regard des chiffres de l’Office fédéral de la statistique, qui affirme que la criminalité est en baisse en Suisse, je me demande ce qui pousse ces gens à faire le déplacement un samedi matin tôt pour suivre ce cours. «Nous sommes sur le chemin des grandes villes françaises, affirme Laurent, un architecte de 44 ans. On voit la criminalité exploser dans les pays voisins et on n’y peut rien. Je ne veux pas que cela arrive en Suisse. Malheureusement, depuis le vote contre les armes l’année dernière, on n’a plus le droit de se défendre, alors on essaie de s’organiser entre nous.»
Approuvée par référendum à 63,7%, la nouvelle législation interdit les armes semi-automatiques munies d’un chargeur de grande capacité. Mais les collectionneurs et les tireurs sportifs pourront toujours les acquérir en demandant une «autorisation exceptionnelle», à condition de démontrer qu’ils pratiquent régulièrement. Et le fusil de l’armée ne sera pas interdit si son propriétaire le garde à la fin de son service militaire, sauf s’il est transmis à un héritier ou vendu.
Pour Mathieu, conseiller en assurances cinquantenaire, le problème vient essentiellement des étrangers. «Depuis cinq ans, on a subi plusieurs vagues d’immigration. Le peuple n’est plus souverain. Il n’y a qu’à voir les prisons, au moins 70% sont des gens de couleur. S’il m’arrive quelque chose, je ne compterai pas sur la police. Je préfère être prêt.»
La journée s’allonge, les exercices se ressemblent. Niels me fait discrètement signe de le rejoindre. Il a vu sur Twitter que des militants d’Extinction Rebellion se trouvaient en ce moment même à l’aéroport de Genève. Blocage ou fausse alerte? On décide d’aller y faire un tour. Avant de quitter l’abri, en guise de cadeau d’au revoir, Éminence Grise me propose de me faire une démo spéciale «self-défense pour jeune femme de petit gabarit non entraînée». J’accepte. En deux temps, trois mouvements, je me retrouve à terre. Impossible de bouger: Éminence Grise a enfoncé sa grosse semelle dans ma cuisse. Je l’entends marmonner quelque chose à propos de genoux fléchis, de corps-à-corps et d’«armlock». Je me relève tant bien que mal. On s’échange une poignée de main aussi vigoureuse que la première fois, puis je quitte le bunker, éreintée.
Notre arrivée au terminal C3 est laborieuse, à se faufiler entre les fourgons de la police cantonale de Genève. Les militants bloquent l’accès aux jets de l’aérogare privée de l’aéroport. Des appareils «plus pollueurs que les avions normaux» et «sans aucune utilité publique», réservés aux castes de riches responsables d’un «climaticide», peut-on lire sur les pancartes. Ils sont une petite centaine, plantés devant les trois accès du terminal. L’ambiance est à la fête, des musiciens s’acharnent sur leur djembé. Les manifestants dansent, chantent, brandissent des nuages blancs en carton et des drapeaux d’XR, le sourire aux lèvres.
Je reconnais Taina, une jeune femme qui avait participé à la formation à la désobéissance civile il y a quelques semaines à Lausanne. Il y a aussi Didier, l’informaticien qui avait pleuré à cause des forêts décimées, Nikoko, le leader XR qui ne veut pas en être un, Marc, Camilia et les autres. Ils ont l’air heureux. «C’est mon deuxième blocage. Depuis le début de l’après-midi, c’est la fête! raconte Taina. On ne va pas tarder à se rendre à la police. Les passagers ont été redirigés et ont pu avoir leur vol, donc ça ne vaut pas le coup d’aller plus loin.»
Quelques instants plus tard, ils font la queue pour remettre leur pièce d’identité aux policiers qui les encerclent. Il y a quelque chose de beau et de pathétique à les voir s’avancer sagement, un à un, tels des martyrs du climat, prêts à se sacrifier pour la planète pendant qu’à 50 kilomètres de là, dans un bunker de Morges, des femmes et des hommes se préparent à l’invasion migratoire et aux agressions au couteau.
Pendant près de trois mois, j’ai rencontré des militants écologistes, de hauts gradés et des partisans de l’extrême droite, que tout oppose. Trois univers, que tout porte à faire entrer en collision. Et pourtant, tout au long de ma quête, je n’ai cessé de voir des ressemblances, de les entendre se poser les mêmes questions, d’émettre les mêmes doutes, de nourrir les mêmes craintes et de partager, sans le vouloir, les mêmes rêves. L’avènement d’un nouveau monde où le capitalisme serait révolu, où la nature reprendrait ses droits et dans lequel ils trouveraient enfin leur place. Entre-temps, ils s’y préparent, chacun à sa façon.
À cet instant m’est revenue en mémoire ma conversation avec un sociologue français qui parlait de «désir de catastrophe». Et soudain, j’ai réalisé.
Et si se préparer pour la fin du monde était salvateur? Comme un remède aux maux de nos sociétés sophistiquées dont le quotidien, si sûr et si harassant de prévisibilité, en devenait presque ennuyeux?
«Les sociétés occidentales vivent dans une relative sécurité, gouvernées par le principe assurantiel. On assure tout: sa maison, son niveau de vie, même son animal domestique. Cela provoque des angoisses existentielles que l’on projette dans l’avenir, m’avait confié il y a quelques mois Bertrand Vidal, auteur de l’ouvrage Survivalisme. Êtes-vous prêts pour la fin du monde? Nous vivons une grande crise de la présence. Imaginer l’imminence d’une catastrophe permet de retrouver une résonance avec le monde. La lutte pour la survie rend la société plus palpitante, la vie plus trépidante.»
Je l’ai senti ici comme nulle part ailleurs, ce grand vide qui donne le tournis. Ce poids de l’ennui, renversant, étouffant, écrasant. Et si le plus grand danger, en Suisse, c’était… l’absence de danger?