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True Story Award 2021

Repentis - Renaître après la haine

C’est un processus lent mais que l’on peut réussir. Sammy et Monti, anciens gangsters de Chicago, et Christian, Tony et Heather, ex-suprémacistes belliqueux, tous avaient basculé dans la violence et la détestation de l’autre. Ils en sont sortis, au prix d’un retour sur eux-mêmes. Par des méthodes douces, par l’écoute et le soutien, comme d’anciens toxicos. Aujourd’hui, ils évoquent leur parcours. Une lueur d’espoir au pays des armes et de la brutalité.

Racine, Wisconsin, à deux heures de train de Chicago. Un crachin printanier tombe sur l’asphalte. Un homme, crâne rasé, joues rondes, tee-shirt turquoise sur son corps massif, sort de sa voiture. Il traîne sa carrure imposante dans un immeuble aux briques rouges. Tous les samedis matin, Sammy Rangel, 50 ans, rejoint une salle où sont affichées des citations, comme « Les courageux n’ont pas peur de pardonner, au nom de la paix », signée Nelson Mandela. Sammy se met à table avec cinq hommes et trois femmes pour animer une session des Formers Anonymous (Repentis anonymes, allusion aux Alcooliques anonymes). Il a créé ce groupe de parole en 2011 pour d’ex-membres de gang et d’ex-toxicomanes. La même année, il a aussi cofondé avec d’anciens suprémacistes – dont son compère Tony McAleer – Life After Hate, une association pour aider des suprémacistes souhaitant quitter leur mouvement haineux, proposant écoute téléphonique et groupes de soutien sur les réseaux sociaux. Il y est travailleur social. Un sacré parcours.

Car Sammy faisait partie d’un gang latino à Chicago et a passé des années en prison. Chicago, la ville qui compte le plus d’homicides aux Etats-Unis, avec deux personnes tuées par balle chaque jour. Selon le FBI, 7 175 attaques fondées sur la couleur de peau, la religion, la sexualité, le genre ou le handicap ont été perpétrées en 2017. Aujourd’hui, Sammy habite une maison avec deux de ses filles, sa compagne et leurs trois chiens. Un homme rangé, mais qui garde au bras le tatouage d’une patte d’ours en référence à ses origines amérindiennes et latinos. Le tour de parole des Repentis anonymes commence. La voix de Sammy résonne : « Nous sommes en guérison de la vie de la rue. Soyons honnêtes, courageux, nous sommes là pour nous occuper de nos addictions. » Heather, le regard bleu clair comme celui de son bébé gazouillant dans ses bras, a été accro à des drogues dures. « Ma plus grande peur est que ma fille soit en danger, dit-elle. Elle ne peut pas grandir parmi des criminels – son père est déjà en prison. Je suis contente de pouvoir en parler avec vous. » Monti, casquette sur la tête et barbe dessinée, ex-membre de gang, coanimateur du groupe, poursuit : « Après dix-huit ans de prison, quand je suis sorti, j’étais le pire des humains. Ma vie était faite de violence et de chaos. J’avais une fille de 2 mois. Sa mère était en prison. Sammy m’a aidé. Cinq ans plus tard, j’ai mon propre commerce et je partage avec vous ma peur d’échouer. » Sabrina ose timidement : « J’ai appris que ma tante avait un cancer, j’ai peur de perdre la tête… » Sammy, le regard doux, lui répond : « Tu nous le dis : donc, tu ne veux pas péter un câble. Compte sur ton soutien social et sur nous. Tu n’es pas seule. Le même engagement qu’on a mis à souffrir, on va l’appliquer à se reconstruire. »

Après une heure trente de réunion, tous se tiennent par la main, debout. Sammy revient sur la création de ce groupe d’une cinquantaine de membres : « Les programmes type Alcooliques anonymes parlent de religion, de honte, de culpabilité. J’ai retiré tout ce qui était en lien avec Dieu pour le remplacer par de la spiritualité, et je préfère parler à des repentis plutôt qu’à un groupe estampillé “criminels anonymes”. » C’est l’histoire traumatique de Sammy qui l’anime dans sa lutte quotidienne contre la violence. « Mon premier souvenir, j’avais 3 ans, et ma sœur, 5. Le frère de ma mère nous a violés. On l’a dit à ma mère. Elle a nié. Notre oncle a continué », confie-t-il. Chacun de ses mots est pesé, articulé. « J’ai grandi en captivité. Ma mère m’affamait, me faisait boire mes urines et manger mes selles. J’avais des bleus, je puais. L’école n’a rien fait. Mes parents ont forcé ma sœur à se marier à 14 ans. » En 1979, Sammy s’enfuit. Il a 11 ans, dort dans la rue. « La première nuit, un homme m’a obligé à assister à un meurtre. A la fin de cet été-là, je n’allais plus à l’école. J’étais dans un gang sans l’avoir réalisé. » Entre 11 et 17 ans, il est placé dans différents foyers, expulsé, puis envoyé en détention pour mineurs. A sa majorité, c’est la prison pour huit mois. « Je suis allé direct au trou car, à peine sorti du bus, j’ai tapé un gardien », explique-t-il, assis dans son salon coquet. Lors d’une émeute, il frappe un surveillant pour défendre un codétenu. Une nouvelle peine tombe. Il est libéré à 22 ans, en 1990. « Sept mois plus tard, je me faisais arrêter. Je m’en étais pris à un flic blanc. J’ai écopé de six ans. J’avais honte. »

Il pointe les cicatrices sur ses joues et son front. Sammy est alors envoyé dans une prison de haute sécurité, placé à l’isolement pendant plusieurs années. Un jour de 1993, il reçoit la visite de George, un psychologue, ex-négociateur de crise, amérindien comme lui. « Il a dit aux gardiens d’enlever mes chaînes. Il me regardait comme un homme et non comme un animal violent. Il m’a juste parlé. » Peu après, à la suite d’une bagarre, Sammy commence à culpabiliser. Comme une autoflagellation, il écrit à George de ne plus se mêler de sa vie. « Il m’a répondu : “Peu importe ce que vous ferez, je vous aimerai toujours.” » Sammy redouble alors de violence. Après des mois d’isolement, il accepte de voir une psychologue. « Elle m’écoutait, c’était très important pour moi. J’ai compris que si je voulais avancer il fallait que je pardonne à ma mère et que je retourne auprès de mes enfants. » En 1999, encore en détention, il commence à étudier le travail social. Il ira jusqu’au master, qu’il terminera dehors, avec une spécialisation en santé mentale. Sammy s’épanche volontiers : « J’ai vécu plus de trente ans de trauma et d’isolement. Je suis toujours en train de me reconstruire. Je me sens encore menacé dans la rue… » Quelques larmes coulent. A son poignet, il porte un bracelet où est écrit « persistant ». Au-dessus de son bureau, une pancarte avec son mot fétiche : « pardon ». « La haine, c’est comme un poison », lâche-t-il. Et c’est aussi ce contre quoi il se bat. Sur ses deux dernières années d’activité, Life After Hate revendique 150 personnes secourues, familles et détenus.

Les suprémacistes préconisent la domination d’une élite sur des critères de couleur, de genre, privilège… Tony McAleer et Sammy Rangel se sont connus en 2011, à Dublin, en Irlande, lors d’une rencontre organisée par le think tank Google Ideas entre anciens « extrémistes de la violence ». Life After Hate naît alors d’une alliance entre six anciens suprémacistes et Sammy. « J’étais intervenu dans des gangs, mais jamais avec d’ex-suprémacistes, dit-il. Tony m’a beaucoup appris à ce sujet. » Tony, tête carrée, chemise rose et cheveux gominés, explique : « On ne naît pas néonazi. J’ai grandi dans une famille de classe moyenne influente. J’étudiais dans une école catholique. Quand on avait de mauvaises notes, le directeur nous convoquait : “Ça va me faire plus de mal qu’à vous”, et il nous frappait avec une règle. Cela donnait un violent sentiment d’impuissance. » Une impuissance rageuse. A 15 ans, Tony rencontre deux skinheads à un concert punk. « Avec eux, j’étais en sécurité. Pour gagner leur respect, il fallait que je sois violent. Avoir le pouvoir sur un autre humain était grisant. » Tony claironne alors des propos homophobes, xénophobes et négationnistes et se bat. « En commettant ces actes, je recevais de l’attention. » Il intègre le groupe Nation aryenne et y rencontre une femme. Ils ont un enfant. « Quand ma fille m’a regardé pour la première fois, j’ai su que quelque chose avait basculé en moi. » Quinze mois plus tard naît un garçon. « Je ne m’occupais presque plus d’actions violentes, mais plutôt de notre ligne téléphonique [qui mettait en lien des groupes fascistes, NDLR]. Je buvais. J’étais déconnecté, dans une logique de survie. »

Cinq ans après, le couple se sépare. Tony a la garde des petits. « Je me suis dit : pourquoi devrais-je me battre pour des Blancs qui s’en fichent ? Je vais plutôt m’occuper de mes enfants. Ce sera ma contribution au White Power. Les autres m’ont témoigné de la compassion, car j’étais un père célibataire. » Tony dit avoir quitté le mouvement en 1998. Cette année-là, il est déclaré coupable d’avoir enfreint un jugement de la Commission des droits de l’homme canadienne, ayant continué d’alimenter sa ligne téléphonique raciste à travers un numéro américain. Il l’abandonne et crée une entreprise de design. En 2004, il devient conseiller financier. Un an après, pour son anniversaire, des amis lui offrent une séance de thérapie. « A la fin de l’entretien, au cours duquel j’ai raconté mon passé, le psychothérapeute a souri et m’a dit : “Vous savez que je suis juif ?” Je crevais de honte d’avoir un jour milité pour leur éradication. Il est devenu mon mentor. Il m’a appris la vulnérabilité et à me reconnecter à l’enfant que j’étais. » Une candeur, mais si vraie. A l’été 2018, Tony se rend à Auschwitz. « Comme j’ai longtemps nié l’existence de la Shoah, il était important d’appréhender ce déni de la souffrance des Juifs. » Il tient à montrer la vidéo de sa visite des camps. Déjà, en 2013, il avait visité le Mémorial de la Shoah à Orlando. « Je regardais chaque photo, je voyais la violence pratiquée. Ça me brûlait de honte. Je me dégoûtais. Le plus dur est de se pardonner, mais je pense que le monde mérite que je ne sois pas un sombre connard. » C’est ce qu’il essaie de transmettre avec Life After Hate. Alan Dutton, directeur de la Canadian Anti-Racism Education and Research Society, luttait contre les actions de Tony dans les années 1990. Interrogé par « The Guardian », Dutton observe : « Tous ceux qui ont eu une enfance difficile ne se tournent pas vers la haine.

Il y a un terrain, des fragilités, comme dans les sectes. On doit analyser ces groupes et leur emprise. Beaucoup sont fondés sur la peur, la frustration, l’égoïsme : par exemple, une crainte de perdre les privilèges du passé. » Parmi les fondateurs de Life After Hate, il y a aussi Christian Picciolini, auteur de plusieurs livres, dont « White American Youth », « Jeunesse blanche américaine », sous-titré « Ma descente dans le mouvement haineux le plus violent d’Amérique – et comment j’en suis sorti ». Tout commence en 1987, quand un néonazi lui propose un joint. « J’avais 14 ans, j’étais harcelé à l’école, il m’a fait me sentir important, m’a assuré que les Juifs voulaient me prendre ma fierté, raconte-t-il. Il m’a promis tout ce qui me manquait : des amis, du pouvoir. J’ai fini par le croire. Lui a fait de la prison, et moi, à 16 ans, j’ai pris le contrôle de son groupe suprémaciste, Hammerskin Nation. C’était comme une drogue, je savais que c’était raciste, mais ça m’apportait une identité, une communauté et un but. Mes parents, immigrés italiens, étaient terrifiés. Ils ont tout fait pour m’arrêter. Mais j’étais grisé par le pouvoir. » C’est alors que le petit frère de Christian est tué, après avoir rejoint un gang. « Je me sens responsable. J’ai voulu l’aider mais c’était trop tard. » Chaque semaine, de 1987 à 1996, Christian enchaîne bagarres et alcoolisation. Il se rappelle comment son groupe de rock utilisait des chansons négationnistes et racistes à des fins de propagande : « On était très ignorants. C’est embarrassant d’en parler aujourd’hui », confie-t-il. Un jour, il frappe plusieurs adolescents noirs, « presque jusqu’à les tuer ». « Je me souviens du visage de l’un d’eux. Il aurait pu être mon frère, j’ai eu de l’empathie, j’ai imaginé à quel point cela affecterait sa famille. J’étais écartelé. Pas assez courageux pour quitter le mouvement, mais je ne voulais plus être violent. Je me haïssais. »

Quelques mois plus tard, Christian rencontre celle qui deviendra sa femme. Ils se marient, puis divorcent après avoir eu deux enfants. « Elle m’a dit : “Tu fais entrer trop de danger dans la famille.” » Il ouvre alors une boutique de disques suprémacistes, avec une section hip-hop. « C’était un magasin nazi, mais des Noirs et des personnes de toutes religions venaient parler musique avec moi. Dans ma tête, ils étaient le diable, et je découvrais qu’ils étaient sympas. J’ai fini par retirer toute la musique White Power. Résultat : j’ai dû fermer le magasin. » Christian quitte enfin le mouvement. Après cinq ans de dépression, il décroche un travail chez IBM. Le revoilà devant son ancien lycée. Il y avait tenu des propos racistes contre l’un des gardiens – un Noir. « Je lui ai dit : “Je suis désolé.” J’ai lu la peur dans son regard. Il m’a dit qu’être désolé ne suffisait pas. C’est lui qui m’a fait promettre de raconter mon histoire : “Vous devez aller sur le terrain, essayer de réparer le mal que vous avez fait.” Donc j’ai commencé à dire qui j’étais autour de moi. Le fait que les gens me pardonnent était bouleversant. C’est un privilège. Je pense que j’ai eu une seconde chance parce que je suis blanc. » Au fil des années, Christian a recouvert ses tatouages néonazis. « Quelle liberté de ne plus les avoir ! Mon premier tatouage, à 14 ans, était le drapeau italien sur la cheville ; ensuite, ce fut l’escalade : “Made in Italy”, puis une croix gammée. »

Christian a participé aux premiers programmes de soutien de Life After Hate : « C’est un pont, mais pas l’unique solution. » Puis il a quitté le groupe pour diriger Free Radicals Project, une plateforme qui aide les radicalisés à sortir de la violence. « Si on veut endiguer tout ça, il faut anticiper, prévenir l’embrigadement des jeunes. » Il ajoute, pensif : « Idéologiquement, nous vivons une période dangereuse. » Heather, 39 ans, ex-directrice d’école, a bénéficié de Life After Hate grâce à Christian. Tous deux ont grandi à Blue Island, en banlieue de Chicago. Derrière ses lunettes, Heather raconte elle aussi une descente aux enfers, avec un père alcoolique qui frappait sa mère. En 1995, elle rencontre un garçon d’un groupe suprémaciste. « Je suis tellement embarrassée par cette idéologie de merde. Je me suis longtemps dit que je n’étais pas vraiment membre de ce clan haineux, car j’essayais de débattre, de lutter contre leurs idées, mais c’était faux, j’étais à leurs côtés. » Elle dit qu’elle a été violée à l’adolescence, par trois membres de ce groupe. Dès lors, Heather prend ses distances. Elle porte plainte en 2006, mais les faits sont prescrits. « Quand j’ai lu le livre de Christian, j’ai commencé à m’approprier mon histoire, à comprendre mon syndrome post-traumatique après le viol, raconte-t-elle. Je lui ai envoyé un message. Au début, c’était difficile de lui faire confiance. Il m’a dit : “Guérissons ensemble.” Puis je suis allée sur la page Facebook de Life After Hate. J’ai échangé avec deux femmes, ce fut salutaire. »

Heather évoque son émotion lors d’une visite au Musée juif de Milwaukee : « Je me suis dit que j’étais vraiment une merde de m’être associée à des gens si horribles. Ils ne m’avaient pas forcée, mais j’étais docile. Désormais, je veux raconter que la guérison est possible. Après quatorze ans de thérapie, je lutte toujours avec mon identité et la haine que j’éprouve encore envers moi-même. » La rédemption est longue, mais l’espérance vivace.

Dans le pays, les crimes haineux sont de plus en plus nombreux. En 2019, les Etats-Unis n’ont pas connu plus de six jours d’affilée sans fusillade de masse. A la tête de cette puissante nation, le président Trump continue sans vergogne à promouvoir les armes à feu. Venue des jeunes, une rébellion pacifiste se fait jour. Une goutte d’eau ? Les histoires de ces repentis ouvrent une autre voie. Pays des extrêmes, les Etats-Unis se montrent, à travers ces Américains-là, capables d’offrir un chemin vers un pardon.