Show Menu
True Story Award 2019

La révolte des affranchis

Histoire d’un combat pour la liberté.

En 2011, Yargue et Saïd, deux enfants asservis depuis leur naissance, osaient briser la loi du silence en attaquant leurs anciens maîtres en justice.

Saïd a l’œil vif et la détermination du boxeur qui s’apprête à monter sur le ring. Tête haute, l’adolescent de 16 ans à la silhouette filiforme traverse la salle d’audience d’une démarche assurée. Son cadet, Yargue, 13 ans, une frimousse de poupon, lui emboîte le pas. Les deux frères se placent côte à côte au premier rang, silencieux.
Cela fait longtemps que la peur que leur inspiraient leurs maîtres a disparu. En 2011, lors du procès en première instance, les esclavagistes inculpés, sept au total, avaient tous nié les connaître. Une fois à la barre, les enfants ne s’étaient pas laissé démonter pour autant et avaient, tour à tour, énuméré les noms de leurs bourreaux en les pointant du doigt. Cinq ans plus tard, leur ardeur est restée la même. Lorsque les prévenus prennent place dans le box des accusés, les garçons restent droits comme des piquets, le visage de marbre, prêts à encaisser. C’était le 24 novembre 2016.

Depuis une semaine, l’aîné ne pensait plus qu’au verdict. Réveillé aux aurores, Saïd s'est aspergé le visage d’un peu d’eau avant d’enfiler sa plus belle chemise. Dehors, il fait déjà chaud. En ce mois de novembre, Nouakchott, capitale poussiéreuse de la Mauritanie, est étouffante. Les rues de Péka, quartier pauvre situé en périphérie de la ville, sont désertes. Seules quelques chèvres vagabondent au milieu de vieilles bâtisses.
Accroupi dans la cour de sa maison, une modeste baraque en pierres posée sur le sable, ses yeux noirs perdus dans le vide, les traits tirés vers le bas, le jeune homme trempe machinalement ses lèvres dans son verre de thé à la menthe encore brûlant. Ses joues, plus creusées que d’ordinaire par la fatigue, accentuent la maigreur de son visage.
- Tu as bien dormi? lui demandé-je en m’asseyant à ses côtés.
- Je n’ai pas fermé l’œil. Tout tournait en boucle dans ma tête, me répond-il en mettant une poignée de feuilles séchées à infuser sur un vieux réchaud.
Saïd fait partie des rares anciens esclaves à avoir accepté de me parler. Dans ce pays d’Afrique de l’Ouest, l’omerta qui entoure l’esclavage est telle que, même une fois libérés, la plupart des affranchis gardent le silence, craignant de se voir emprisonner s’ils venaient à témoigner. Si l’adolescent s’est montré quelque peu craintif au début, au fil des semaines, une véritable confiance a fini par s’installer entre nous. «Je suis né sous un arbre, je n’avais aucun papier et j’ignorais mon nom, me livre-t-il. Lorsque que l’on m’appelait esclave, cela me faisait plaisir, je pensais cela était écrit par Dieu, que c'était donc normal. Il marque un silence, lève les yeux vers le ciel, puis ajoute d’un ton sec: J’étais dans l’obscurité, mais maintenant j’en suis sorti.»

Fils d’une esclave, son avenir était tracé avant même sa naissance. Comme des milliers de Mauritaniens, lui et son cadet sont nés captifs. Bien qu'aboli depuis 1981, l'esclavage par ascendance (l'enfant d'une esclave «hérite» de sa condition) perdure dans le pays. De nombreux Haratines (descendants d’affranchis noirs africains, soit 40% de la population) conservent le statut d’esclave et, à ce titre, sont toujours considérés inférieurs à leurs maîtres, issus quant à eux de la communauté maure (descendants de conquérants arabo-berbères, 30% de la population).
Comme leur mère, Yargue et Saïd appartiennent aux Houceine, une famille maure vivant principalement de l’élevage. A cinq ans, l’aîné est arraché à sa mère et séparé de son frère. Offert comme main-d’œuvre à Ahmed, l’un des fils Houceine, et sa femme, Saïd grandit quelque part au milieu du Sahara. Interdit d’école, le jeune garçon s’occupe des chameaux de ses maîtres et parcourt chaque jour plusieurs kilomètres à travers la vaste étendue de sable afin de mener le troupeau à un point d’eau. Lorsqu’il rentre au campement, la nuit est déjà tombée, parfois depuis des heures. N'étant pas autorisé à entrer dans la tente familiale, il passe ses nuits seul, recroquevillé sous un arbre et souffre en silence.
Une vie de forçat qui ne laisse guère de place à l’insouciance. Saïd s’accroche cependant à quelques fugaces moments de bonheur, comme lorsque ses maîtres le laissent seul au campement. «Je profitais de leur absence pour m'amuser avec les jouets de leurs enfants», sourit-il. Il sait que s’il se fait prendre, la punition sera terrible - les Houceine n’hésitant pas à le battre, parfois jusqu’au sang. Mais qu’importe, la tentation est trop grande pour le petit esclave qui n’a jamais rien possédé de sa vie.
Après une énième correction, particulièrement brutale, Saïd, qui vient d'avoir 11 ans, décide de se sauver. Un matin, il quitte le campement à l’aube et marche jusqu'au village voisin où il trouve refuge chez sa tante Salma. «Je lui ai dit que j’étais vraiment fatigué de cette vie et que je voulais aller à l’école comme les autres enfants.» Impuissante, elle lui conseille de demander de l’aide à Biram Dah Abeid. «Biram!» se souvient-il alors avoir crié. Comment sa tante pouvait-elle vouloir faire appel à ce monstre contre qui ses maîtres l’avaient tant mis en garde, lui racontant comment ce dernier surgissait des dunes pour enlever les enfants qui avaient le malheur de croiser son chemin?

Véritable symbole de la lutte contre l’esclavage en Mauritanie, le fondateur et président de l’Initiative pour la Résurgence du mouvement Abolitionniste (IRA) traque les esclavagistes à travers tout le pays et fait beaucoup parler de lui depuis quelques années. Ce combat, Biram Dah Abeid, lui-même descendant d’esclave, le doit à une promesse faite à son père. «Alors que je n’étais encore qu’un enfant, je lui ai fait le serment qu’un jour je libérerais tous les esclaves de notre pays», m’avait-il confié lors de son passage à Paris quelques semaines avant mon départ.
Cet homme charismatique de 52 ans au regard à la fois doux et perçant était intarissable lorsqu’il s’agissait d’aborder le sujet de l’esclavage dans son pays. «Si les esclaves ne sont plus retenus par les fers, l’absence d’éducation les maintient cependant toujours enchaînés. Ils sont persuadés que le paradis se trouve sous les pieds de leurs maîtres, auxquels ils obéissent aveuglément. Ne sachant ni lire ni écrire, ils sont à la merci de personnes qui n’hésitent pas à instrumentaliser la religion pour asseoir leur supériorité.» Fort de ce constat, en 2012, dans un geste symbolique, le leader abolitionniste incinère publiquement plusieurs ouvrages de rites malikites prônant et justifiant à ses yeux l’esclavage (le malikisme est une école théologique, morale et juridique islamique issue de l'enseignement de Malik ibn Anas. S'appuyant sur le Coran et sur la sunna, elle domine au Maghreb et en Afrique noire ainsi qu'en Haute-Egypte). Il passera plusieurs mois derrière les barreaux pour crime d’apostasie avant d’être finalement libéré.
Son action finira par dépasser les frontières de la Mauritanie lui valant, en 2013, le Prix des droits de l’homme des Nations Unies pour sa lutte contre l’esclavage. Mais la médaille a son revers. Cette bataille acharnée attise la haine des esclavagistes. Tantôt décrit comme un terroriste, tantôt dépeint comme un monstre sanguinaire, Biram Dah Abeid s’insinue peu à peu dans les cauchemars des petits esclaves, terrorisés à la simple évocation de son nom.

Après mûre réflexion, Saïd finit par prendre son courage à deux mains et accepte de demander l’aide du croque-mitaine. «Je savais que si je restais sans rien faire, mes maîtres finiraient par me retrouver et me ramener au campement.»
Quelques jours plus tard, Biram vient lui rendre visite chez sa tante. Lorsqu’il l’aperçoit, les craintes du petit garçon se dissipent aussitôt. «Il avait une voix douce et le visage souriant, difficile d’imaginer qu’un homme si gentil ait pu voler des enfants!» Le militant lui pose alors trois questions:
«Bénéficies-tu de repos et de soins? Vas-tu à l’école? Es-tu payé?» A chacune d’elles, la réponse est la même: «Non». Après avoir attentivement écouté son histoire, le président de l'IRA lui promet de revenir et dépêche des hommes pour récupérer son petit frère retenu captif à quelques kilomètres de là par un autre membre de la famille des Houceine. En attendant son retour, il lui ordonne de rester caché chez sa tante et de limiter ses sorties. Le jeune garçon, confiant, obéit.
Quelques jours plus tard, le militant revient chercher les deux frères enfin réunis et les emmène jusqu'à la capitale afin de déposer une plainte pour esclavage. Commence alors un bras de fer entre la police qui refuse d’enregistrer l’infraction et les militants antiesclavagistes. Biram Dah Abeid, pour qui il est hors de question de voir l’affaire être étouffée, ne lâche rien et organise un sit-in devant le commissariat de Nouakchott. Au bout de neuf jours, la plainte est finalement enregistrée et sept membres de la famille Houceine sont inculpés pour pratiques esclavagistes sur mineurs. En novembre 2011, lors du procès en première instance, seul Ahmed Houceine est condamné à la prison ferme; le reste de sa famille bénéficie du sursis. Des peines bien en deçà de ce que prévoit la loi, cinq à dix ans d’emprisonnement pour les personnes reconnues coupables d’esclavagisme. La mère de Yargue et Saïd, bien qu’elle-même esclave, est également sanctionnée par deux ans de prison avec sursis pour complicité d’astreinte.
A peine quatre mois derrière les barreaux et Ahmed Houceine est remis en liberté provisoire! Bien décidés à faire appliquer la loi, l’IRA fait appel. Cinq ans plus tard, l’heure du dénouement est venue.

Il est dix heures du matin. Une voiture cabossée se gare le long de la bande de terre qui longe le quartier de Péka et donne quelques coups de Klaxon. C’est le signal de départ. Saïd engloutit un ultime verre de thé et appelle son frère qui se précipite dans la cour tout en boutonnant sa chemise à la hâte. Lui non plus ne semble pas avoir fermé l’œil de la nuit et affiche une mine chiffonnée. Comme le procès est public, je décide d’accompagner les enfants. Afin de ne pas attirer l’attention et de pouvoir entrer dans le tribunal sans encombre, je noue précipitamment un foulard autour de mes cheveux comme le font les Haratines. Le sujet de l’esclavage reste extrêmement sensible en Mauritanie et si je veux pouvoir poursuivre mes recherches librement, mieux vaut que je me fasse la plus discrète possible. Yargue, d’ordinaire réservé, éclate de rire en me voyant coiffée ainsi. «Tu es une vraie Mauritanienne maintenant!» Ma tenue semble convaincante. Nous sommes prêts à partir.
Deux militants chargés de nous accompagner attendent déjà dans la voiture. Une fois tous entassés à l’arrière du tas de ferraille, le taxi s’engage sur la ligne de goudron esquintée menant au centre-ville. Le Palais de justice se trouve à quelques kilomètres, à presque une heure de route. Le visage à moitié écrasé contre la vitre poussiéreuse de la voiture, Saïd observe la ville qui défile sous ses yeux. Le sable jaune qui s’étend à perte de vue rend le paysage monochrome. «Lorsque je vivais dans le campement de mes maîtres, il m’arrivait de ne voir personne pendant des mois. A mon arrivée à Nouakchott, j’étais terrifié, j’ai dormi toute la journée», raconte le garçon. Si la capitale et son million d’habitants lui avaient alors paru monstrueux, il s'y sent désormais chez lui et s’extasie même lorsque nous passons devant le marché de voitures d’occasion. Là où de vieilles épaves, acheminées pour la plupart de pays européens, trouvent un second souffle. Nous croisons le chemin d’âniers qui, la peau tannée par le soleil, vont et viennent sur le bitume brûlant apporter de l'eau dans les quartiers pauvres. La misère se lit jusque sur les façades décrépites des bâtisses.
Notre taxi finit par s’arrêter devant un gros bloc de pierre où nous attendent déjà d’autres militants. Le Palais de justice est encerclé par des gardes et je dois me fondre dans la foule pour rentrer. Mon cœur bat la chamade, je crains d’être démasquée et de me voir refuser l’accès. Etre en contact avec des membres de l'IRA n’est pas bien vu des autorités mauritaniennes; il me serait difficile de justifier ma présence à leurs côtés sans compromettre mon enquête. Heureusement, mon teint mat et ma tenue locale m’aident à passer inaperçue et à entrer sans encombre.

Il règne une ambiance solennelle dans la salle d’audience. Une cinquantaine de personnes, la plupart de la même tribu que les accusés, prennent place sur les bancs du public. A droite, les hommes vêtus de drâas bleus ou blancs (costumes traditionnels appelés également boubous maures). A gauche, les femmes, emmitouflées dans des tissus colorés (melhefas). Je prends place à leurs côtés, les deux sexes n’ayant pas le droit de se mélanger. En République islamique de Mauritanie, la religion tient une place prépondérante, si bien que Nouakchott compte plusieurs centaines de mosquées. Soudain, la voix de l'un des juges s'élève, il récite en arabe, ainsi que le veut la tradition, un verset du Coran: «Si vous devez départager les hommes, faites-le selon le droit.» Le public se lève en signe de respect, puis se rassied. Le jugement en appel peut commencer.
Moins de trois minutes plus tard, le verdict tombe, identique à celui du procès en première instance: seul Ahmed, l’aîné des frères de la famille Houceine, est condamné: deux ans de prison ferme pour pratiques esclavagistes sur mineur et privation de scolarité. Menottes aux poignets, l’individu à l’imposante stature vêtu d’un boubou blanc est emmené à l’arrière du tribunal. La tête baissée, il ne jette pas un seul regard en direction des enfants. Puis, brusquement, la salle se vide de tous ses occupants et nous nous retrouvons dehors sous un soleil de plomb. Yargue et Saïd, encore sonnés par la sentence, restent silencieux.
Depuis la promulgation de la loi criminalisant l’esclavage en 2007, ils sont les premiers à avoir obtenu la condamnation de leurs anciens maîtres. Si le jugement a assurément enfoncé une porte close, la peine prononcée reste cependant toujours en deçà des sanctions prévues par les textes.

Sur le parvis du Palais de justice, maître Bah, l’avocat des garçons, est acclamé par les sympathisants qui viennent le remercier un à un d’avoir si bien mené ce combat. Tandis qu’il frotte ses lunettes rondes contre son costume gris, ses traits se durcissent. Il ne compte pas en rester là. «Nous allons nous pourvoir en cassation en ce qui concerne les indemnisations. Nous avions demandé 20 millions d’ouguiyas mauritaniens (environ 53'500 francs), mais les enfants n’ont obtenu que trois millions (quelque 8'000 francs). C’est beaucoup moins que ce que stipule le code législatif. Il ne s’agit pas d’un simple accident de la circulation, nous parlons ici d’un crime contre l’humanité. L’indemnisation doit en tenir compte et cela n’a pas été le cas.» Selon l’homme de loi, cet échec dans l’application du droit provoque un fort sentiment d’injustice et laisse le champ libre aux esclavagistes pour continuer à exploiter impunément d’autres Mauritaniens.
Bien que l’esclavage ait été élevé en Mauritanie au rang de crime contre l’humanité en 2012, le gouvernement dirigé par le général Mohamed Ould Abdel Aziz (arrivé au pouvoir par un coup d’Etat en 2008) s’obstine à nier l’importance de ce fléau sur son territoire. En dépit des avancées législatives, la plupart des dossiers sont étouffés par les autorités et de nombreuses victimes ont dû renoncer à poursuivre en justice leurs anciens maîtres. Loin d’être dupes, les militants de défense des droits de l’homme considèrent les lois contre l’esclavage comme de vulgaires trompe-l’œil et accusent le gouvernement de museler tous ceux qui luttent contre cette pratique. «En Mauritanie, les esclavagistes sont présents jusque dans les plus hautes instances de l’Etat et de la justice. Ceux qui décident de les combattre doivent s’attendre à beaucoup de souffrances», m'explique Biram Dah Abeid. En août 2016, treize membres de l’IRA ont été arrêtés et condamnés à des peines allant jusqu’à quinze ans d’emprisonnement. Deux d’entre eux, Moussa Bilal Biram et Abdallahi Matala Seck, présentent des traces évidentes de tortures.

En l’absence de foyer d’accueil pour les affranchis, Yargue et Saïd vivent chez le meneur abolitionniste où ils partagent le quotidien d’autres anciens esclaves comme Moctar, 17 ans. L'adolescent aux yeux malicieux et au sourire charmeur vit ici depuis deux ans. Lorsqu’il a fui ses maîtres, sa mère, elle-même esclave, a coupé tout lien avec lui de crainte qu’une malédiction ne s’abatte sur elle. Aujourd’hui, la présence des garçons l’aide à se reconstruire. Un chemin parfois difficile pour le jeune homme qui porte les stigmates de sa vie passée. «Un jour, j’ai refusé d’obéir à mon maître. Il s’est fâché et m’a jeté l’eau de la théière brûlante sur le ventre. Il m’a regardé souffrir et m’a dit qu’il avait tous les droits sur moi, même celui de me tuer», se souvient-il en me montrant les nombreuses cicatrices laissées par les brûlures et les coups de bâton qui zèbrent son corps ébène.
En l’absence de Biram, en tournée de sensibilisation sur l’esclavagisme en Europe, c’est son épouse, Leila, 30 ans, qui assure le rôle de chef de maison. Une tâche ardue pour cette jeune femme qui attend son cinquième enfant. Ses prunelles brillantes et sa bouche gourmande lui confèrent un visage de poupée. Si elle est toujours d’humeur joyeuse, d’épais cernes trahissent toutefois sa fatigue. Afin de la décharger, tous mettent la main à la pâte. Tandis que certains participent à la préparation du repas, les plus âgés aident les plus petits à faire leurs devoirs. Depuis leur libération, les deux frères ont pris enfin le chemin de l’école. Un rêve qu’ils croyaient inaccessible. Yargue pensait qu’à 13 ans il serait trop tard pour rattraper son retard scolaire; aujourd’hui, il est premier de sa classe.
Cette modeste maison a bien du mal à accueillir tout ce petit monde et certains doivent, faute de place, passer la nuit dans les couloirs. Ce n’est pas le grand luxe, mais les enfants se sentent chez eux. A la nuit tombée, toute la troupe s’agglutine devant le petit poste de télévision. Ce soir, c’est football. «Je suis pour Barcelone, ce sont les meilleurs», s’écrie Saïd qui, pour l’occasion, a revêtu un maillot aux couleurs de l’équipe. Le procès passé, il a retrouvé sa candeur et ne cesse de sourire. «Aujourd’hui, je découvre un monde nouveau où j’ai la liberté de penser et de dire. Avant, je n’avais aucun droit, seulement des devoirs», assure-t-il en plongeant sa main dans un plat de couscous encore fumant venant tout juste d’être servi.

Au mois d’avril 2017, je décide de me rendre à nouveau en Mauritanie afin de poursuivre mes recherches sur l’esclavagisme et prendre des nouvelles des enfants. Si nous sommes tous très heureux de nous retrouver, je dois cependant limiter mes visites. Depuis mon premier séjour, la tension est montée d’un cran. Dans quelques semaines, Biram Dah Abeid rentrera de sa tournée européenne. Un retour qui coïncide avec l’annonce d’un référendum devant donner la possibilité à Mohamed Ould Abdel Aziz de briguer un troisième mandat présidentiel.
La police, craignant que la réapparition du leader de l'IRA ne suscite des débordements, a accentué la surveillance des membres du mouvement. Cela fait plusieurs jours maintenant que des hommes rôdent autour de sa maison, observant les allées et venues. Les militants ne sont pas les seuls à être sous pression. A mon arrivée, je retrouve Marie Foray, juriste française, avec qui j’ai eu l’occasion d’enquêter lors de mon précédent séjour. Cette trentenaire, d’ordinaire si joviale, est sur ses gardes. Depuis quelque temps, elle est sans arrêt convoquée de commissariat en commissariat pour être questionnée sur les raisons de sa présence dans le pays. Un climat de paranoïa s’installe peu à peu. Je décide donc de faire profil bas durant quelques jours. En vain.

Le 28 avril, Marie et moi-même sommes assignées à comparaître devant la Direction générale de la sûreté nationale. Conscientes que cette convocation ne présage rien de bon, nous sautons à contrecœur dans le premier taxi. Celui-ci nous dépose devant un bâtiment de plusieurs dizaines de mètres de haut flanqué de militaires armés à quelques pas du centre-ville. Après nous avoir confisqué nos téléphones portables, l’un des soldats nous escorte jusqu’au bureau du Général Mohamed Ould Meguett.
La porte est ouverte, les stores tirés bien qu'il soit encore tôt, une maigre ampoule au plafond éclaire la pièce d’une lueur blafarde. Un petit homme trapu à l’aspect rigide sort de la pénombre et nous fait signe d’entrer. L’accueil est sommaire. D’entrée de jeu, Mohamed Ould Meguett joue cartes sur table: «Nous vous avons fait surveiller. Nous savons que vous avez rencontré des membres de l'IRA et fait des interviews. Tout ce que ces gens vous ont raconté sont des mensonges. L’esclavagisme n’existe pas en Mauritanie!» débite-t-il en nous regardant droit dans les yeux. Prise de court, je lui réponds du tac au tac:
- Si l’esclavagisme n’existe pas, qu’en est-il alors des victimes que nous avons rencontrées?
Son visage joufflu vire à l'écarlate et il nous crie: «Les personnes que vous avez rencontrées sont des acteurs de théâtre payés par l'IRA! Sans nous laisser le temps de répondre, il enchaîne avec fureur: Vous n’êtes plus les bienvenues en Mauritanie. Vous rentrez chez vous par le premier avion.»
Nous tentons une ultime charge: «Pourquoi promulguer des lois criminalisant l’esclavagisme s'il n’existe pas? Qu’auraient à gagner les militants en nous mentant? Pourquoi nous chasser du pays?» Nos questions resteront sans réponses; le général a pris sa décision, aucun dialogue n’est possible. Finalement, il consent à nous laisser un délai de quatre jours, le temps de trouver un billet d’avion à un prix abordable. Mais il nous met clairement en garde: «Si vous ne quittez pas la Mauritanie dans les temps, vous serez aussitôt emprisonnées.» Alors que nous nous apprêtons à quitter son bureau, il nous lance un dernier avertissement: «N’oubliez pas que nous vous surveillons.»

L’annonce de notre expulsion est un véritable coup de massue pour les enfants. Nous savions que le sujet est toujours tabou en Mauritanie, mais nous pensions, naïvement, que le passeport européen nous protégerait de tels écueils. Mes retrouvailles avec Yargue et Saïd auront été brèves, nos au revoir déchirants. Une véritable complicité s’était installée entre nous et cette séparation brutale est un véritable crève-coeur, surtout pour eux. «A travers vous, c’est nous que le gouvernement punit pour avoir parlé», conclut amèrement Saïd lors d’un ultime échange.