Show Menu
True Story Award 2019
Honorable Mention

Les Disparus

Le 18 avril 2015, un chalutier surchargé sombre au large des côtes libyennes avec 800 migrants à son bord. Commence alors un long travail d’identification des morts et de recherche de leurs familles. Parmi eux, PM390047. Alors que l’Union européenne est en train de repousser ses frontières au-delà de la Méditerranée, « Les Jours » partent sur la trace de ces migrants sans nom. De l’Italie jusqu’en Afrique de l’Ouest.

I - PM390047, un mort en Méditerranée

18 avril 2015, 800 migrants périssent en mer. « Les Jours » ont remonté la piste de ces anonymes.

Sicile, envoyée spéciale

Le téléphone Nokia est couleur jaune citron, presque flashy. La coque s’est détachée, la peinture noire de la batterie s’est écaillée et la rouille a creusé des traces autour de la carte SIM, mais le clavier est intact et le logo de la marque clairement visible. C’est un modèle simple, de ceux qu’on utilise pour passer des appels, envoyer des textos, rester joignable. Dans le sachet à zip qui enferme l’objet désormais en trois morceaux, il y a aussi un petit sac plastique incrusté de tâches orangées laissées par l’oxydation, protection de fortune contre les éclaboussures d’eau salée pendant la traversée.
C’est tout ce qui reste du défunt. Il porte aujourd’hui le nom de code « PM390047 » – « PM » pour post mortem –, une identité inscrite au feutre noir sur le sachet et sur le carton qui le contient, de la taille d’une boîte à chaussures, rangée là, dans l’étagère de la morgue de l’Institut médico-légal Labanof, au sous-sol de la faculté de pathologie de l’université de Milan, en Italie. Dans ce meuble qui monte jusqu’au plafond de la petite pièce, il y a une centaine d’autres boîtes, empilées les unes sur les autres. Il y a PM390052 : deux billets de dix dinars libyens, une carte SIM, une plaquette vide de cachets de Votrex 50 – un analgésique commercialisé dans le Maghreb –, un numéro de téléphone écrit sur un bout de papier quadrillé, arraché dans un cahier d’écolier. PM390016 : deux petites amulettes renfermant une pincée de terre prélevé là-bas, au pays, avant de partir, un bout de carton rouge déchiré dans un paquet de cigarettes American Legend sur lequel sont griffonnés cinq numéros de téléphone, écrits à l’encre bleue, avec les chiffres sept du dernier numéro tracés à plusieurs reprises, pour ne pas les confondre. PM390010 : deux billets de vingt euros. PM390037 : une brosse à dent. PM390017 : un bracelet en caoutchouc noir.

Dans les boîtes, il y a aussi d’autres choses ayant appartenu aux défunts : des prélèvements d’os, une empreinte de la mâchoire, parfois une dent, des cheveux. Chaque détail est un indice précieux pour déterminer le sexe, l’âge ou l’origine ethnique de PM390047, le propriétaire du téléphone Nokia couleur jaune citron. Mais aucun d’entre eux ne répond à la question la plus importante : qui était PM390047 ? Cette question-là n’aura de réponse que si ses proches prennent contact avec l’Institut Labanof et en disent un peu plus sur lui : ses fractures, ses tatouages ou sa stature, son sourire, ses cheveux ou sa pointure de chaussures. Pour le moment, tout ce que l’on sait de PM390047, c’est la date de son décès, le 18 avril 2015. Elle est la même pour tous les morts dont les boîtes sont empilées dans l’étagère de cette pièce aux murs rouges.
Le 18 avril 2015 était un samedi. À l’aube, PM390047 est monté à bord du bateau amarré à huit kilomètres des côtes libyennes, au large de Sabratha. Le navire, un vieux rafiot de pêche de 21 mètres, jugé inapte à la navigation, devait être vendu à la casse. Une aubaine pour les passeurs, prêts à proposer un prix un peu plus élevé au propriétaire pour ensuite rentabiliser l’achat avec une traversée unique vers les côtes italiennes. Un bénéfice d’autant plus élevé, cette fois, que le chalutier, plus grand que la moyenne, permettait de maximiser le nombre de passagers.
PM390047 a rejoint le bateau entassé dans un zodiac avec des dizaines et des dizaines d’autres personnes. Plusieurs allers-retours ont été nécessaires pour embarquer près de 800 passagers sur le chalutier, destiné à en accueillir à l’origine une trentaine. Pour une place sur le pont, il a fallu débourser 800 dollars. Pour embarquer dans la cale, le prix était fixé à 300 dollars. Pour cette traversée, les recettes des passeurs s’évaluent entre 250 000 et 500 000 dollars, une somme dont ils ont seulement déduit le prix d’achat du navire. Les passeurs ont confié la barre à Mohamed Ali Malek, un Tunisien de 27 ans, et lui ont désigné comme second Mahmud Bikhit, un Syrien de 25 ans. Les deux hommes ont reçu un téléphone satellite, avec le numéro des secours maritimes italiens.
PM390047 a peut-être payé une place sur le pont, là où la traversée serait plus sûre, où il serait un peu moins entassé. Il a son téléphone Nokia dans une poche (c’est là qu’on l’a retrouvé), emballé dans son petit sac plastique.

À 19 h 35, ce 18 avril 2015, un premier appel de détresse arrive au Centre de coordination des secours maritimes à Rome. Le chalutier a été repéré dans la zone de sauvetage libyenne – dans le langage maritime, on parle de « SAR zone », pour « search and rescue zone ». Selon le droit maritime international, en cas d’urgence, le navire le plus proche est désigné pour mener une opération de secours. Ce soir-là, c’est le King Jacob, un porte-conteneurs de marine marchande de 150 mètres, battant pavillon portugais. Sur ordre des autorités italiennes, reçu par téléphone satellite à 21 heures, le capitaine philippin Abdullah Ambrousi Angeles change de cap pour se diriger vers le chalutier, en même temps que le bâtiment militaire italien Gregoretti, patrouillant plus loin.
Deux heures plus tard, relate le capitaine du King Jacob dans sa déposition aux enquêteurs italiens, « alors que la visibilité était quasi nulle, le radar a indiqué la présence d’une petite embarcation à six milles nautiques, vraisemblablement un chalutier ». Le King Jacob avance en direction du point clignotant sur l’écran radar. « À trois milles nautiques du chalutier, explique Abdullah Ambrousi Angeles dans son récit, nous avons aperçu une petite lumière au milieu de la mer. J’ai donné l’ordre d’allumer le phare à droite de notre navire, mais je ne pouvais pas voir d’où provenait la petite lumière. À environ un mille, j’ai réalisé qu’elle venait d’une embarcation sur laquelle étaient entassées tellement de personnes que j’ai décidé de changer de cap pour éviter la collision. » Il répète la manœuvre à quatre reprises pendant huit minutes, mais à chaque fois, le chalutier dévie vers le King Jacob. À 23 h 20, le capitaine donne l’ordre d’arrêter les moteurs et appelle l’ensemble de son équipage sur le pont pour procéder à l’opération de sauvetage. C’est alors que le chalutier, désormais à quelques centaines de mètres, vire soudain à bâbord et accélère, se dirigeant droit vers le King Jacob. Le choc est brutal. L’embarcation de 21 mètres ne fait pas le poids face au porte-conteneurs, elle tangue sous l’impact et les mouvements des passagers affolés. Elle se retourne sur son flanc droit et sombre en l’espace de cinq minutes.
Sur les 800 passagers, il n’y aura que vingt-huit survivants. Parmi eux, Mohamed Ali Malek et Mahmud Bikhit. PM390047 et son téléphone Nokia jaune ont été engloutis par la Méditerranée.
Le palais de justice de Catane est une bâtisse imposante au centre de la ville de la côte est de la Sicile, un dédale d’escaliers, de couloirs tapissés d’armoires remplies de papiers, et de bureaux à la queue leu leu. Celui d’Andrea Bonomo est dans l’aile réservée aux procureurs, gardée par un policier. La plupart du temps, le substitut du procureur s’occupe de lutte contre la mafia ; le reste du temps, de traite d’êtres humains. Son travail consiste à trouver les responsables quand une embarcation est interceptée en mer et les passagers débarqués dans sa juridiction, comme ce fut le cas des survivants du naufrage du 18 avril 2015.

Cette fois-là, l’enquête est simple : sur les vingt-huit survivants interrogés à leur arrivée au port de Catane, vingt-six ont désigné Mohamed Ali Malek comme le capitaine du bateau, celui qui tenait la barre au moment de la collision, et Mahmud Bikhit comme son assistant. La plupart des témoins ont fait le voyage sur le pont du bateau, relativement près de la cabine de pilotage. Ceux qui étaient dans la cale ne sont plus là pour témoigner. Ils n’ont pas eu le temps de sortir quand le bateau s’est renversé. Trois jours après le naufrage, Mohamed Ali Malek a été mis en examen pour homicides multiples involontaires, naufrage involontaire et séquestration. Mahmud Bikhit a été poursuivi pour aide à l’immigration clandestine.
Quand je rencontre Andrea Bonomo pour la première fois, en juillet 2016, il s’apprête à requérir des peines de dix-huit et dix ans à l’encontre de Mohamed Ali Malek et de Mahmoud Bikhit. Le 13 décembre 2016, les deux hommes ont été condamnés respectivement à dix-huit et cinq ans d’emprisonnement. Étaient-ils pour autant des trafiquants d’êtres humains ? Dans son bureau du palais de justice de Catane, Andrea Bonomo soupire. Pour la loi italienne, la réponse est oui. Celui qui tient la barre est considéré comme un passeur et jugé en conséquence. Mais la réalité est souvent plus complexe. « En général, les capitaines sont des migrants comme les autres, qui n’ont pas les moyens de payer leur traversée. Alors ils prennent la barre en échange d’une place gratuite sur le bateau. » Ce fut d’ailleurs la défense de Mohamed Ali Malek et de Mahmud Bikhit à leur procès. Les témoins, eux, ont décrit les deux hommes se déplaçant librement dans le bateau et donnant des ordres. Hasan Kasan, un survivant originaire du Bangladesh, explique que le capitaine était équipé d’un téléphone satellite « avec lequel il s’entretenait avec des personnes en Libye » et qu’il était armé d’un pistolet et d’un bâton « pour assurer l’ordre à bord et garder tout le monde assis, parfois en menaçant avec l’arme ».
Quoi qu’il en soit, Andrea Bonomo sait que les deux hommes ne sont pas de ceux qui empochent les fortunes que représente le trafic d’êtres humains. Pourtant, ce sont eux qu’il doit poursuivre, faute de mieux. « Il nous arrive régulièrement d’avoir des preuves de l’identité des trafiquants, explique-t-il. Des vidéos, des enregistrements téléphoniques, des numéros de portables. Il y a des Libyens et d’autres nationalités dans ce business. Des Érythréens notamment. » Dans l’affaire du chalutier aussi, des noms sont revenus. Des survivants ont raconté avoir été enfermés pendant plusieurs jours, parfois des mois, dans des fermes à proximité des villes de Gasr Garabulli, Zouara et Tadjourah, surveillés et battus par des hommes armés qui les ont ensuite transférés vers la plage de départ. Andrea Bonomo connaît l’histoire par cœur. « Mais qui voulez-vous que je contacte en Libye ? Il n’y a ni État ni système judiciaire qui fonctionne. Avec qui devrais-je collaborer pour une enquête ou une demande d’extradition ? » Ni lui ni moi n’avons de réponse. La question reste là, suspendue dans l’air suffocant de l’été sicilien.

Le lendemain du naufrage, le dimanche 19 avril 2015, le Premier ministre italien Matteo Renzi organise une conférence de presse et exige la tenue d’un sommet européen exceptionnel. Ce printemps-là, les arrivées par la Méditerranée n’ont cessé d’augmenter. En général, la mer houleuse à cette saison réduit les traversées. Pas cette année-là. En mars 2015, le nombre d’arrivants était de 8 866. Le mois suivant, il a triplé, passant à 27 936, selon le décompte de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). L’opération de secours en mer Mare Nostrum, menée et financée par la seule Italie, a pris fin au début de l’année 2015, remplacée par l’opération Triton, de Frontex 1. Mais celle-ci, au budget trois fois moindre (9 millions d’euros par mois) et patrouillant dans un périmètre plus restreint, n’a qu’une mission de surveillance et non de secours. Le nombre de morts a immédiatement augmenté. Pendant le seul mois d’avril 2015, l’OIM a dénombré 1 222 disparus.
La Grèce et l’Italie ont tiré le signal d’alarme, une fois de plus. Être la porte d’entrée en Europe, soit. Mais à condition de ne pas en devenir le cul-de-sac sous prétexte que, selon le règlement de Dublin 3, la demande d’asile doit être traitée dans le premier pays où le demandeur est enregistré. Une règle qui arrange bien les autres États membres, préférant accuser l’Italie et la Grèce de la détourner en laissant filer les arrivants sans les enregistrer.
Quelques semaines avant le naufrage dans lequel PM390047 a péri, alors que le haut commissaire aux réfugiés de l’ONU 2, Antonio Gutierrez, avertissait l’Union européenne du nombre de Syriens ayant fui leur pays – 3,9 millions –, les ministres européens de l’Intérieur évoquaient la possibilité de créer des centres d’accueil non pas dans leurs pays respectifs, mais dans des pays de transit, comme le Niger, l’Égypte, la Turquie ou le Liban. Une logique d’externalisation des frontières dont les prémices étaient visibles dès 2001 et qui se poursuivra en marche accéléré en novembre 2015 au sommet de La Valette avec les pays africains, puis en mars 2016 par l’accord avec la Turquie. Depuis, l’Union européenne a conditionné une partie de son aide à l’amélioration de la lutte contre l’immigration irrégulière. La France, quant à elle, a entamé des négociations avec le Niger pour pouvoir traiter les demandes d’asile dans ce pays de transit.
C’est durant ce printemps 2015 que les politiques se sont mis à parler de « crise migratoire » et que la presse leur a emboîté le pas. Mais de quelle crise s’agissait-il, au fond ? Du nombre d’arrivées en hausse ou de la cacophonie qui règne en Europe sur la façon de gérer la situation ? À la conférence de presse du 19 avril, Matteo Renzi a les traits tirés. Le naufrage est alors le pire que son pays ait jamais connu. Il martèle la nécessité d’une solidarité européenne, d’une lutte coordonnée pour arrêter les trafiquants, qu’il compare à des esclavagistes. À plusieurs reprises, il évoque la dignité humaine et finit par préciser : « Nous ne pouvons pas penser que ce sont des chiffres qui sont morts. Ce sont des êtres humains. » Il semble peser ses mots. Puis il annonce que l’Italie fera tout pour récupérer l’épave, « par respect pour les morts ». « Nous voulons leur offrir une sépulture digne. » C’est la première fois qu’un État européen tente de rendre leur humanité à des migrants disparus en Méditerranée, en forçant le public à les voir, à les compter un par un.
Pour moi aussi, c’est une première fois. Ce printemps-là, j’ai écrit plusieurs brèves sur des naufrages, avec un nombre approximatif de victimes, comme on en lisait dans les journaux quasi quotidiennement en 2015. Cela fait alors quinze ans que j’écris sur les migrations, mais cette année-là, les chiffres se sont mis à me hanter. Pourquoi ces morts n’ont-ils jamais de noms, alors que les vivants sont enregistrés dès leur arrivée, leurs empreintes digitales stockées dans des bases de données communes, accessibles à toutes les polices européennes ?
Pour les morts, il n’existe rien en Europe. Les corps qui échouent sur les plages deviennent le souci de ceux qui doivent les ramasser, les autopsier, les enterrer – une histoire dont chacun se débrouille comme il peut, m’ont-ils dit. Je rencontre le maire d’une petite ville sicilienne qui me raconte le jour où il a dû trouver un lieu pour les 45 corps sortis d’une cale de bateau. Il n’y avait que huit places à la morgue, alors il a appelé les fleuristes de la ville pour qu’ils mettent leurs camions réfrigérés à disposition. J’écoute le pompier qui dirigeait les opérations ce jour-là. Il me parle de l’émotion qui arrive une fois la mission terminée, du sentiment d’être le gardien du souvenir de ces jeunes hommes sans vie.
Cet été-là, en Sicile, j’apprends à compter les morts. Je comprends qu’un est trop ; qu’au-delà de trois, on a envie d’arrêter et que quarante-cinq est d’une tristesse sans nom. Je n’arrive pas encore à compter jusqu’à huit cents.
Je ne sais pas d’où venait PM390047. Plusieurs victimes du chalutier étaient originaires de pays d’Afrique de l’Ouest, ont raconté les survivants. Je décide de prendre la route, dans le sens inverse.

  1. Frontex
    L’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures a été remplacée en octobre 2016 par l’Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes, mais conserve l’appellation « Frontex ». Et continue à rassembler gardes-côtes et gardes-frontières des États membres de l’espace Schengen.
  2. HCR
    Le HCR publie chaque année des statistiques sur le nombre de personnes déplacées dans le monde.
  3. Dublin
    Selon le règlement « Dublin III », la demande d’asile doit être examinée dans le pays où le requérant a été enregistré en premier, via une prise d’empreintes.

 


II - La légiste et les corps sans nom

L’épave est remontée du fond de la Méditerranée. En Italie, 675 cadavres de migrants doivent être identifiés par Cristina Cattaneo.

Italie, envoyée spéciale

Posé sur un châssis sous une grande toile blanche, le chalutier bleu a l’air abandonné des bateaux échoués sur la terre ferme. Le soleil martèle la tête, le léger souffle de vent qui arrive de la mer semble sortir d’un fourneau. Derrière l’embarcation, la ligne d’horizon de la Méditerranée éblouit les yeux. Nous sommes en juillet 2016. L’Italie a tenu sa promesse. L’épave dans laquelle près de 800 migrants ont péri le 18 avril 2015 est arrivée ici, sur la base militaire de l’Otan à Melilli, en Sicile, après plus d’un an de recherches et d’opérations en mer. D’abord, il a fallu localiser le chalutier, retrouvé à 85 miles nautiques des côtes libyennes, dans les eaux internationales, à une profondeur de 370 mètres. La marine militaire italienne s’est rendue sur place à cinq reprises entre juillet et décembre 2015. Pendant ces missions, 169 corps retrouvés à côté de l’épave ont été repêchés à l’aide du robot Pegaso. L’un d’entre eux était PM390047, dont le téléphone Nokia dort désormais dans une boîte à la morgue de Milan.
Le 18 avril 2016, très exactement un an après le naufrage, cinq bâtiments de la marine militaire italienne ont débuté l’opération de renflouage du chalutier. Les orifices de l’embarcation ont été colmatés pour éviter que des corps ne tombent pendant la remontée. Ensuite, un châssis spécialement conçu à cet effet a été déposé au fond de la mer et fixé sur l’épave pour déplacer les 150 tonnes à bord d’un des navires. Les manœuvres en pleine mer ont été délicates, retardées à plusieurs reprises par la houle et le mauvais temps. Il a fallu plus de deux mois avant que l’épave ne rejoigne la base militaire de l’Otan de Melilli. Le coût de l’opération, financée intégralement par le gouvernement italien, a atteint neuf millions d’euros.
Posée sous la toile de tente, l’épave semble presque intacte, si ce n’est deux grands trous sur son flanc gauche : un premier aux rebords défoncés de tôle tordue, et un autre, carré et coupé droit. C’est par là que les pompiers ont sorti les corps. Engoncés dans des combinaisons de protection de la tête aux pieds, en plein cagnard sicilien, ils ont fait pendant deux semaines des allers-retours dans la cale du chalutier. Ils en ont sorti 458 sacs mortuaires. Nous sommes le 14 juillet 2016, et ils viennent tout juste de finir leur travail.
Dans la cantine de la base militaire, les tables ont été poussées et des chaises alignées pour accueillir la presse. Devant la salle, assis derrière une longue table, il y a des représentants de la préfecture de Syracuse, de la protection civile, de la marine militaire, de la Croix-Rouge et des pompiers. Giuseppe Romano, capitaine des pompiers, ouvre une présentation Powerpoint. C’est lui qui a dirigé les opérations à terre. Ses équipes étaient composées uniquement de pompiers volontaires, venus de partout en Sicile. Le travail dans la cale du bateau a été sans commune mesure avec ce que les uns et les autres avaient pu vivre jusque-là. Beaucoup sont des hommes d’une vingtaine d’années – le même âge que la plupart des victimes qu’ils ont sorties de l’épave. La chaleur des combinaisons et l’odeur pestilentielle de la mort réduisaient le temps de présence dans la cale à une vingtaine de minutes au maximum.
Devant la presse, Giuseppe Romano montre un schéma du bateau, un graphique avec le nombre de corps – de « sacs mortuaires », précise-t-il – retrouvés dans chaque partie du chalutier. « Ici, nous avons calculé la densité de personnes au mètre carré. Ainsi, nous avons pu constater que dans la salle des moteurs, il y avait 1,35 personne par mètre carré, alors que dans la cale, le chiffre est de 5,11 par mètre carré. » Il s’arrête, puis il reprend. « Dans la cale, il y avait donc 203 personnes entassées dans 45 mètres carrés. Je ne comprends pas comment c’est possible. » L’émotion trouble le visage du capitaine. Son collègue s’avance, une feuille blanche pliée à la main. Il la déplie lentement. « Ceci est un mètre carré. Il y avait cinq personnes dedans », répète Giuseppe Romano. Cinq personnes debout dedans, c’est un métro bondé. Si les cinq personnes s’assoient, une d’entre elles doit s’asseoir sur les autres.
À l’autre bout de la table, Cristina Cattaneo écoute. Elle est médecin légiste, directrice de l’Institut Labanof. Lunettes de soleil remontées sur ses cheveux blonds et bouclés, elle est la seule femme de l’assemblée présente devant les médias. Le travail des pompiers vient de s’achever mais le sien ne fait que commencer. En effet, l’Italie a décidé non seulement de remonter les corps, mais aussi de tenter de leur rendre leur identité. « Nous ne pouvons pas penser que ce sont des chiffres qui sont morts. Ce sont des êtres humains », plaidait alors le Premier ministre Matteo Renzi. Cristina Catteneo passera les prochains mois sur la base militaire, dirigeant une équipe de légistes et d’anthropologues volontaires venus de treize universités italiennes. Ils sont tous là, debout contre un mur de la cantine, dans des tenues vertes de chirurgiens.
Leur travail consistera à ouvrir chaque sac mortuaire et en examiner le contenu pour déterminer s’il provient d’une ou de plusieurs victimes. Ensuite, il faudra procéder à une autopsie, faire des radios 3D du crâne, prélever un échantillon pour des analyses ADN, vérifier et photographier les habits et les objets personnels retrouvés dans les poches. Pour chaque victime, il faudra remplir minutieusement un formulaire de plusieurs pages. Plus le rapport est détaillé, plus il y a d’informations, plus le travail d’identification sera facilité. Un simple profil ADN ne suffit pas. Les tatouages, les dents manquantes, les cicatrices et les traces d’anciennes fractures sont tout aussi importants. Une fois le travail des médecins légistes et des anthropologues terminé sur le site, les échantillons ADN et les effets personnels retrouvés sur les corps seront envoyés à l’Institut Labanof, à Milan. Ils y rejoindront les restes des 48 corps repêchés dans la mer au moment du naufrage et des 169 corps retrouvés au fond de la mer – un total de 675 « unités » qui passeront entre les mains de Cristina Cattaneo et de son équipe. Le coût des analyses ADN est estimé entre 200 000 et 300 000 euros, intégralement pris en charge par les budgets des universités.
Pour le moment, les sacs mortuaires attendent, stockés dans d’immenses camions frigorifiques de la Croix-Rouge italienne, garés dans un hall de la base militaire. L’odeur de la mort flotte tout autour. Cristina Cattaneo et son équipe habitent sur place depuis quelques jours, dans un campement monté au milieu de la base militaire, à proximité de l’épave. Leur journée de travail commence à 8 heures et s’achève à 19 heures, du lundi au samedi. Ils ne connaissent pas exactement la durée de la mission. Cattaneo parle de trois mois, mais ce n’est qu’une estimation.

Un mois plus tard, en août, je suis à Milan, à l’Institut Labanof. Le bureau de Cristina Cattaneo est situé deux étages au-dessus de la morgue où se trouvent les boîtes de PM390047 et des autres corps récupérés autour de l’épave, au fond de la Méditerranée. La mission à Melilli a été interrompue quelques semaines pour laisser à tous l’occasion de respirer. Officiellement, la directrice du Labanof est donc en vacances, ce qui lui permet de me donner rendez-vous dans ce bureau qu’elle partage avec deux collègues. Les livres et les dossiers s’empilent sur les tables. Sur la sienne, un pot à crayons indique « The Boss ».
Cristina Cattaneo a derrière elle une carrière de vingt ans, pendant laquelle elle a exploré les pires recoins de l’âme humaine. Elle est experte auprès de la justice pour des enquêtes de meurtre, de maltraitance d’enfants ou de pédopornographie. Et c’est elle qui est appelée quand un demandeur d’asile doit présenter des preuves médico-légales de la torture qu’il a subie. « Chaque cas est une histoire différente. Toutes ces histoires s’accumulent en moi, comme des couches de sédiments. » Sa voix et son regard sont d’une grande douceur. Elle me montre un livre qu’elle a écrit en 2006, « après dix ans de sédiments » : Morti senza nome (« des morts sans nom »). Elle y relate certaines de ces histoires, de l’immigré bulgare mort dans un incendie aux victimes du crash aérien de Linate, en 2001.

Cela fait déjà un an que Cristina Cattaneo travaille sur l’opération de l’épave de Melilli. Elle a participé aux missions en mer, cherché les volontaires pour qu’une équipe de douze à vingt légistes et anthropologues soit en permanence au travail sur la base. C’est elle aussi qui a formé les pompiers à ce qui les attendait dans la cale. La plupart n’avaient jamais eu à faire à un noyé. « Mon travail n’a pas de fin heureuse. Mes jeunes collègues sont persuadés de faire un travail utile, et ils ont raison. Mais au bout de vingt ans, je sais aussi ce que ce travail nous prend. » Plus elle vieillit, plus il lui est difficile d’ouvrir un portefeuille sorti de la poche d’une victime et de se trouver face un portrait d’enfant dont l’eau a effacé les contours.

Désormais, elle voudrait sauver l’épave de la destruction prévue par les autorités italiennes, et la transformer en musée. « Il suffit de regarder dedans et d’imaginer les gens qui étaient là. Les ados avec leurs bulletins de notes dans la poche. » Pour elle, cette épave est le symbole de tous les autres naufrages, moins spectaculaires, sans opération à neuf millions d’euros pour récupérer les corps. « Beaucoup pensent que personne ne cherche les corps des migrants. Mais ce n’est pas vrai.»
En 2012, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a pris contact avec les autorités italiennes. Depuis quelques années, l’organisation, habituellement chargée de la recherche des disparus en cas de conflit ou de catastrophe naturelle, recevait de plus en plus de demandes des familles concernant des disparitions en Méditerranée. Un frère qui avait dit quitter la Libye à telle date, et n’avait plus donné signe de vie. Une épouse et des enfants qui devaient embarquer mais dont personne n’a plus entendu parler.
En octobre 2013, deux naufrages ont eu lieu à quelques jours d’intervalle au large de l’île de Lampedusa. 387 corps ont été récupérés, dont 192 ont été reconnus par les survivants. Mais personne ne connaissait les 195 restants. Un nombre bien trop élevé pour les moyens limités dont disposait le procureur de la petite île, en charge des autopsies. Le CICR a alors appelé Cristina Cattaneo à la rescousse. Elle avait déjà collaboré avec l’organisation internationale dans des groupes de travail sur les disparus dans le monde. Elle s’est envolée pour Lampedusa et a contacté le Bureau des personnes disparues de Rome. Cette institution publique rattachée au ministère de l’Intérieur italien ne s’était jamais occupée des migrants de la Méditerranée auparavant, se concentrant uniquement sur les cas de disparition d’Italiens et les enquêtes sur les corps anonymes. « Je leur ai proposé de faire un essai. »

Le commissaire Vittorio Piscitelli vient alors d’être nommé à la tête du Bureau des disparus. Lui et Cristina Cattaneo mettent au point une procédure pour essayer de donner aux morts un nom, un prénom et une date de naissance. D’abord, toutes les informations recueillies lors de l’autopsie sont rassemblées dans une banque de données commune. Puis il faut retrouver les familles. Ce sont elles qui sauront décrire les tatouages ou les cicatrices du disparu, montrer une photo de lui souriant à pleines dents, dire s’il avait déjà eu des fractures. Si tout cela correspond aux informations post-mortem de la banque de données, un échantillon de salive, de cheveux ou de sang sera demandé aux proches, pour confirmer l’identité par des analyses ADN.
Mais comment chercher des familles alors même qu’on ne connaît pas avec certitude les pays d’origine des victimes ? Comment retrouver des parents dans une dictature comme l’Érythrée, qui considère que l’émigration est un crime ? Et comment faire en sorte que la banque de données qui, pour le moment, ne concerne que l’Italie, puisse être élargie à d’autres pays ? « Les victimes d’un même naufrage peuvent échouer sur le territoire de plusieurs pays. Sans un fichier central européen, le travail devient très compliqué. Et les proches devraient pouvoir donner les informations et les échantillons ADN dans le pays où ils se trouvent. L’Union européenne aurait un rôle à jouer », explique Cristina Cattaneo. Puis elle soupire : « L’Europe est sourde à tout ça. Parfois, j’ai l’impression qu’ils ne savent même pas ce qui se passe sur la Méditerranée. »

Pour le moment, Cristina Cattaneo et Vittorio Piscitelli cherchent les familles par l’intermédiaire des associations, des consulats et des réseaux sociaux. Pour les naufrages de Lampedusa d’octobre 2013, un peu plus de 70 personnes ont contacté le bureau de Piscitelli pour donner des informations sur 61 victimes. Vingt corps ont ainsi pu être identifiés. Cela peut paraître peu par rapport aux 175 corps qui attendent toujours, juste pour les deux naufrages de Lampedusa, sans même parler des centaines de victimes du chalutier bleu. Mais pour les familles des vingt personnes identifiées, la certitude de la mort et du lieu d’enterrement change beaucoup de choses. « Savoir ce qui s’est passé est essentiel pour faire son deuil. Mais l’identification a aussi des conséquences administratives », rappelle Cristina Cattaneo. Les proches reçoivent alors un certificat de décès qui atteste officiellement de leur statut de veuve, de veuf ou d’orphelin(s). Sans ce papier, impossible de bénéficier des droits correspondants dans le pays d’origine ou le pays de résidence. Par exemple, un orphelin ne pourra pas demander de réunification familiale avec un proche résidant en Europe.

Le cimetière de Catane, sur la côte est de la Sicile, est immense, comme une ville dans la ville, traversée par des rues assez larges pour circuler en voiture. Un employé du cimetière enfourche son scooter pour m’emmener vers les tombes de ceux qu’il appelle simplement « les immigrés ». Il me montre une parcelle de terre d’une largeur de dix mètres environ, cachée derrière des petites chapelles. De minuscules pancartes plantées sur des tiges en fer indiquent l’emplacement des 53 tombes. La plupart comporte trois corps, pour un gain de place. C’est ici que repose PM390047, dans la tombe numéro 27, avec PM390022 et PM390024.
En 2015, l’année du naufrage du chalutier où a péri PM390047, 3 673 personnes sont mortes en Méditerranée selon les chiffres de l’OIM (Organisation internationale pour les migrations). L’immense majorité, 2 794 personnes, ont péri sur ce qu’on appelle la route centrale, en tentant de rejoindre l’Italie. Selon l’OIM, l’Europe est aujourd’hui la destination la plus dangereuse au monde. La plupart des morts ne seront jamais retrouvés, engloutis par la mer. Ceux dont les corps sont repêchés sont enterrés dans des tombes anonymes. Il y en a des centaines dans les cimetières siciliens, mais aussi en Grèce, en Turquie, en Espagne, en Libye, en Tunisie. Personne n’en connaît le nombre exact. En juillet 2016, au cimetière de Catane, une seule pancarte porte un nom et un prénom : « Muyasar Bashtawi. Syria 3.9.1954. Dead 30.6.2015. »

 


III - Au pays des disparus

Arrivée au Sénégal, d’où sont originaires de nombreux migrants morts en Méditerranée.

Yarakh, envoyée spéciale

Ils sont une quinzaine à s’affairer autour de la grande pirogue peinte en jaune et vert, posée sur des rondins de bois sur le sable fin de la plage de Yarakh, dans un village de la banlieue de Dakar, au Sénégal. Ils ne sont pas de trop pour sortir l’embarcation de vingt mètres de l’eau. Elle avance sur le sable par petites secousses d’un mètre, au rythme des phrases scandées par les hommes, pour se donner du courage. Debout sur la plage, Tidiane Ndiaye me montre l’embarcation du doigt. « C’est dans une pirogue comme celle-là que je suis parti vers les Canaries. On était 77 personnes à bord, on avait tendu une bâche sur une partie de la pirogue pour se protéger du soleil et des vagues. Le voyage a duré sept jours. J’avais tellement peur. » C’était en juin 2006, neuf ans avant que PM390047 embarque à son tour en direction de l’Italie, de l’autre côté de l’Afrique, sur les côtes libyennes, dans le petit chalutier bleu à peine plus long que la pirogue tirée sur la plage par les pêcheurs de Yarakh. Déjà, certains disparaissaient sur la route.
Quelques jours après le naufrage du 18 avril 2015 où PM390047 a perdu la vie, la presse sénégalaise et malienne a affirmé que 200 ressortissants de chaque pays – ou 300 en tout, selon les sources – auraient péri en mer. Les chiffres ont ensuite été démentis par les autorités sénégalaises qui ont ouvert une cellule de crise pour les familles. Le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a reçu plus de 70 dossiers de familles sénégalaises concernées par le naufrage.
J’écoute Tidiane et je regarde cet océan que j’ai côtoyé toute mon enfance 1, ici sur les plages sénégalaises. J’ai appris à rêver d’un ailleurs en regardant les pirogues des pêcheurs se lancer vers le large, les yeux rivés sur l’horizon où le ciel et l’eau se touchent. Le sable brûlant se glisse entre mes orteils, je reconnais cette sensation, elle m’est aussi familière qu’elle l’est pour les enfants qui s’approchent de moi, l’air malicieux, jouant à qui osera en premier adresser la parole à l’étrangère que je suis devenue.
Au Sénégal, on émigre depuis des décennies. Les premiers départs se sont faits vers les autres pays d’Afrique occidentale, puis vers l’Europe au fur et à mesure que l’industrie automobile française est venue, dans les année 1960, recruter une main-d’œuvre bon marché. Officiellement, pour la France, l’immigration s’est arrêtée en 1974 – pas pour le Sénégal. Avec les années et le contrôle accru des frontières, elle a simplement emprunté des routes de plus en plus dangereuses, jusqu’à obliger les candidats au départ à risquer leur vie. « Barça walla barsakh », « Barcelone ou l’au-delà », l’expression date de l’époque où Tidiane Ndiaye a pris la mer. C’est de cette époque aussi que datent les premiers disparus, mangés par l’Atlantique.
« Les départs avaient lieu depuis cette plage. La grande pirogue était amarrée plus loin, on la rejoignait avec de plus petites embarcations, comme celles-là », explique Tidiane en indiquant les pirogues plus petites, sagement rangées sur le sable en attendant la prochaine sortie en mer des pêcheurs. En 2006, on n’empruntait pas encore la route de la Libye. Le voyage commençait sur les plages de la côte Atlantique, au Sénégal ou un peu plus au nord, en Mauritanie. Le poisson se faisant de plus en plus rare à cause des bateaux européens, les pêcheurs de Yarakh et des environs s’étaient avancés de plus en plus loin en haute mer. Guidées par un GPS réglé à l’avance, les pirogues remontaient jusqu’aux îles Canaries, porte d’entrée vers l’Europe, à 1 700 km de là. La route s’est ouverte avec le premier bateau arrivé à bon port. Les pêcheurs se sont convertis en capitaines, organisant parfois le voyage eux-mêmes.

Tidiane Ndiaye est parti sur une embarcation affrétée par un ami d’enfance. C’est cet ami qui nous conduit à travers le village, il est de Yarakh aussi, il veut rester anonyme, « j’ai arrêté tout ça maintenant ». Désormais entrepreneur en travaux publics, il reste pourtant fier d’avoir permis des départs vers l’Europe. « À l’époque, je tenais un cybercafé. À force d’écouter les conversations d’un client de Saint-Louis qui venait rabattre des passagers chez nous, j’ai compris qu’on pouvait tout organiser nous-mêmes. Le passage coûtait 400 000 CFA [environ 600 euros, ndlr] par personne, et il y avait au moins 80 passagers par pirogue. À ce prix-là, on pouvait acheter une pirogue, deux moteurs, 200 litres d’essence, deux ou trois GPS et les sacs de riz pour le trajet qui durait une semaine environ. Je faisais payer le passage à une partie des passagers et je donnais la place gratuitement à trente jeunes du quartier qui voulaient partir. Je voulais aider les gens. »

En l’espace d’une année, des centaines de jeunes ont quitté le village. Tidiane Ndiaye ne pensait pas partir. Il était déjà allé en Europe, dix ans auparavant, pour un tournoi de foot et des tests dans le club de San Remo, en Italie. C’était un voyage en avion. Alors aller en Europe en pirogue, cela lui semblait de la pure folie. Pourtant, Tidiane a fini par faire le voyage lui aussi, quand ses rêves de footballeur professionnel se sont évanouis, quand il a peiné à trouver du travail, quand les départs autour de lui se sont multipliés. « Tout le monde ne parlait plus que de ça : prendre la pirogue. Je travaillais avec les bus Tata, j’étais d’abord régulateur, puis receveur dans les bus. Mais mon salaire n’était pas payé, c’était un peu par ci, un peu par là. Un jour, alors que la fête de la Korité approchait, j’ai dû aller réclamer mon salaire. Le patron m’a donné ce qu’il avait dans la poche. C’est là que je me suis dit : pourquoi ne pas essayer, comme tout le monde ? »

Tidiane s’est rassuré en se disant qu’il n’y avait jamais eu de naufrage dans les départs depuis Yarakh. Les morts, c’était à Thiaroye, à Saint-Louis, à Nouadhibou en Mauritanie… Mais pas ici, à Yarakh. « Ici, nous avions des personnes qui travaillaient dans de grands bateaux européens et qui avaient l’habitude de la mer. » Mais une fois en haute mer, il n’y avait plus que la peur, « une peur bleue » dont Tidiane n’aime pas se souvenir et qui le fait secouer la tête. « Tu fais tout dans la pirogue, tu dors, tu manges, tu te laves. Tout le monde priait Dieu, on implorait tous Allah. C’est tout ce qu’il y avait à faire : prier. Ici, on dit que si vous avez l’amour et les prières de vos parents, rien ne peut vous arriver. » Tidiane, lui, n’avait plus ses parents. Mais il laissait derrière lui sa jeune fiancée. Il s’était convaincu qu’il ne partirait que pour deux ans, le temps de travailler et de faire quelques économies, avant de revenir.
Tidiane n’a finalement jamais rejoint le continent européen. Il est arrivé sain et sauf à Tenerife, une île des Canaries, et au bout d’un mois dans un centre d’accueil, été rapatrié au Sénégal avec une centaine d’autres compatriotes. Un échec. Aujourd’hui, il dit que ce retour était « sa chance », mais il sait que son avis est minoritaire à Yarakh. Depuis, plusieurs de ses amis d’infortune sont repartis vers l’Europe. Ils sont vigiles, mécaniciens, travaillent dans l’agriculture, « là où il y a du travail ». Tidiane, lui, n’y a plus repensé. Il s’est marié, a eu un enfant, « je n’ai pas eu la chance d’en avoir plus ». Son fils de 7 ans est en pension dans une école coranique. « Je voulais l’éloigner du quartier, qu’il ait une bonne éducation religieuse. » Chez lui, dans la chambre qui lui est réservée avec sa femme dans la concession familiale, il me montre une photo de son enfant, un diplôme à la main à côté de sa mère, tous deux habillés pour les grandes occasions. « C’était la fête de fin d’année de maternelle. » Il sort une autre photo, lui en tenue de footballeur. Et là, au mur, c’est son épouse, « quand elle était jeune », dit-il en souriant.

La télé allumée sur Canal+ diffuse un match de foot, les bruits de la cour arrivent en sourdine dans la chambre plongée dans la pénombre. Les bêlements des moutons qu’on a sortis de l’enclos pour les laver, les éclaboussures d’eau dans la bassine de linge, les piaillements des enfants. C’est dimanche, tout le monde est à la maison : les deux frères de Tidiane, leurs épouses, les enfants, les jeunes filles de la famille venues du village pour travailler à Dakar. En tout, cela fait 25 personnes à nourrir tous les jours. La famille se cotise pour les repas, les quatre femmes de la concession s’occupent chacune à leur tour de la cuisine. Sur le toit, des hommes posent des briques qui construiront un second étage à la maison familiale qui se fait de plus en plus étroite. « Mon frère est maçon, ça nous aide beaucoup. On avance petit à petit, quand on a de l’argent. » Mais de l’argent, il n’y en a pas souvent. Tidiane travaille comme professeur d’éducation physique dans un collège privé, six heures par semaine, payé 1 300 CFA de l’heure. Quand il n’y a pas de vacances ni de grèves, cela lui fait autour de 31 000 CFA par mois (environ 47 euros). Il complète avec des permanences de nuit à la pharmacie du centre de santé du village, pour joindre les deux bouts. Il arrive à gagner entre 50 000 et 60 000 CFA par mois (75-90 euros).
Tidiane me montre la maison d’à côté, à plusieurs étages. « Ça, c’est la maison de quelqu’un qui est en Espagne. » Des maisons comme ça, il y en a beaucoup dans les étroites ruelles ensablées de Yarakh. Ici, l’émigration reste synonyme de réussite et de vie meilleure, pas tant pour ceux qui partent que pour ceux qui restent. Alors, les jeunes continuent de partir. Désormais, ils remontent jusqu’au Maroc en avion, en pirogue ou en bus, et de là essaient de rejoindre les côtes espagnoles. Il y a quelques mois, un groupe de jeunes de Yarakh a disparu en tentant la traversée. Le bateau a chaviré, les corps n’ont pas été retrouvés. Quand je me promène dans les rues du village avec Tidiane et son ami ex-passeur, ils me montrent les maisons de ceux qui sont en Espagne, mais aussi celles de ceux qui ont disparu. Nous croisons un homme âgé : il a perdu son fils dans ce naufrage. Je lui sers la main, je me sens gauche. Remonter la trace jusqu’aux vivants qui pleurent leurs disparus : le but de cette enquête me paraît soudain indécent.

Le lendemain, je suis sur la route vers Tambacounda, dans l’est du pays. C’est dans cette région particulièrement touchée par les départs en Europe, depuis plusieurs années déjà, que j’espère rencontrer des familles de ceux qui ont disparu le 18 avril 2015. En préparant ce voyage, je suis tombée sur des noms de villages dans la presse locale : Makacolibantang, Missira, Goudiry… Des noms qui n’évoquent rien pour moi, de simples points sur la carte, parfois inconnus de Google Maps. Une semaine avant le départ, j’ai discuté au téléphone avec le secrétaire général du conseil départemental de Tambacounda. Hubert Ndèye se souvient bien de ce naufrage, de quelques communes particulièrement touchées. Il m’a promis de me mettre en contact avec les maires de ces localités qui, à leur tour, sauront peut-être m’orienter vers des familles. Quelques jours plus tard, j’ai parlé au téléphone avec un jeune homme tambacoundois, le petit-frère d’un ami d’amie, qui se souvient, lui aussi, du naufrage. Il mentionne un autre village endeuillé. Il nous y accompagnera, pour faire l’interprète.
Je roule vers Tambacounda, les cheveux ébouriffés par le vent brûlant qui souffle par les fenêtres ouvertes, et j’ai envie de rebrousser chemin. Parfois, il est plus facile de parcourir des milliers de kilomètres que de franchir le pas de la dernière porte.

  1. Enfance
    Enfant de parents missionnaires, j’ai vécu en Afrique jusqu’à mes 15 ans, dont neuf ans au Sénégal.

 


IV - Mamadou Seydou, le volontaire de la famille

À Kothiary, au Sénégal, notre journaliste a retrouvé les proches de migrants morts en Méditerranée.

Kothiary, envoyée spéciale

Il n’y a que vingt kilomètres qui séparent le village de Kothiary de la ville de Tambacounda, dans le sud-est du Sénégal, mais les crevasses qui parsèment la chaussée obligent les automobilistes à la plus grande prudence. Les camions citernes qui roulent en direction du Mali se rabattent sur le bas-côté en latérite et envoient des nuages de poussière rouge dans les yeux. La nationale 1, refaite sur les 460 kilomètres qui séparent Dakar de Tambacounda, manque cruellement d’entretien une fois passée la capitale régionale. Comme si, à partir de là, les moyens avaient subitement manqué, laissant l’impression d’une région abandonnée.

À Kothiary, Abdoulaye Kanté, le maire, nous attend. Il a préparé une liste de six noms : ce sont les familles de son village touchées par des disparitions en Méditerranée. Parmi elles, certaines auraient perdu leur proche dans le naufrage du 18 avril 2015. Dans la liste, il y a la famille de l’imam du village et une belle-sœur du maire. « Pour cette famille-ci, dit-il en pointant le sixième nom de la liste, c’est plus délicat. Ils n’ont pas vraiment accepté la disparition de leur enfant. C’est peut-être mieux de ne pas aller leur poser de questions, ce serait très difficile pour eux. »

Compter les morts. Je repense aux pompiers siciliens chargés de sortir les corps de la cale du chalutier qui m’ont fait comprendre ce que cela signifiait. Je vais passer les prochains jours à compter les morts à mon tour. « Mon agent vous accompagnera. Il connaît les familles », indique le maire. Issaga Cissé a une petite vingtaine d’années, il porte sa tenue d’agent de sécurité de proximité. Il connaît chacun des disparus. À Kothiary, avec ses quelque 3 000 habitants, tout le monde se connaît.

Mamadou Seydou Bâ n’avait que 18 ans quand il a disparu. C’était l’avant-dernier de la fratrie, un jeune homme vigoureux, dans la force de l’âge. C’est lui que la famille a désigné pour partir, au printemps 2015. « Quand nous avons appris qu’il y avait une route par la Libye, que des gens du village étaient partis pour l’Europe, nous avons décidé de l’envoyer. Nous avons choisi pour lui. Mamadou Seydouétait d’accord », précise son père, Ousmane. Installé sur le pas de sa porte, à Kothiary, un village du sud-est du Sénégal particulièrement touché par les disparitions en Méditerranée, le vieil homme range le Coran qu’il est en train de lire. Son épouse Dalanda décortique des arachides avec une jeune fille. Elles sont assises sur une natte devant la case, à côté d’un mouton attaché à un piquet. « Tout ceci est dans les mains de Dieu », soupire Dalanda.
Tout le monde s’est cotisé pour payer le voyage de Mamadou Seydou. « Chacun a mis quelque chose », précise son grand frère Mamadou, venu faire une pause à la maison. Il s’excuse de ses vêtements tachés de noir : il est en train de faire brûler du charbon dans la brousse, un peu plus loin. « Tout le monde a aidé. Même si c’était 100 CFA (15 centimes), c’était bien. Parce que si mon frère partait, il ne partait pas pour une personne mais pour plusieurs. Alors c’était normal que tout le monde participe aussi. »

Le voyage était cher : 450 000 francs CFA (près de 700 euros) pour arriver en Libye, puis 600 000 (900 euros) pour la traversée. Plus d’un million en tout, auquel il fallait ajouter les plus petites sommes envoyées tout le long de la route pour que Mamadou Seydou puisse se nourrir. Pour cette famille d’agriculteurs, c’était une fortune. Le grand frère a vendu son troupeau de vaches, un autre frère a misé ses économies. « C’était normal d’aider », répète le grand frère. Une fois arrivé en Italie, Mamadou Seydou enverrait de l’argent qui permettrait à tous de vivre mieux, de payer les sacs de riz qui nourrissent la famille, de construire une maison en dur.
Le mercredi 15 avril 2015, Mamadou Seydou a appelé pour dire qu’il prendrait bientôt la mer. C’est la dernière fois qu’il a donné des nouvelles. Quelques jours plus tard, le 18 avril, l’intermédiaire des passeurs à Kothiary est passé voir un des frères aînés, celui qui tient une échoppe à côté de la nationale. « Il faut que tu me fasses un cadeau, a-t-il dit, parce que j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer. » Pas besoin de cadeau entre nous, a répondu le frère. « Le bateau est bien parti et Mamadou Seydou est arrivé en Italie. »

Mais quatre jours plus tard, toujours sans nouvelles, la famille a commencé à s’inquiéter. S’il était bien arrivé, pourquoi n’appelait-il pas ? « Nous sommes allés voir la famille d’un autre jeune, parti en même temps, explique le grand frère. Le père habite en France, on l’appelle “le Parisien” ici. Il nous a parlé d’un accident. » « Le Parisien » a appris par France 24 qu’un navire avait coulé ce jour-là, avec plusieurs centaines de personnes à bord. « Il nous a dit que si nous n’avions pas de nouvelles depuis l’Italie, cela voulait dire que Mamadou Seydou avait péri. »

Qui croire ? Le doute se glisse dans leur esprit. « Est-ce qu’il est mort ou est-ce qu’il est vivant ? D’abord on te dit une chose, puis on te dit une autre chose. C’est ça qui est très difficile », dit le grand frère. Son père essaie de raisonner : « Il a fait ce voyage avec le fils du Parisien. Si le Parisien est sûr que son fils est mort, on se dit que ça doit être le cas pour notre fils aussi. On n’a pas les moyens de chercher ; lui, oui. Alors on prend ça comme une preuve. » La famille n’a jamais entendu parler du site internet « Trace the Face » 1, du Comité international de la Croix-Rouge, qui permet de signaler une personne disparue.

« Je suis même allée consulter un marabout pour savoir où était mon fils, chuchote la mère. Il m’a dit de faire des offrandes de lait et de kola. » Mais Mamadou Seydou n’a plus jamais donné signe de vie. Deux ans après son dernier appel, la famille a décidé qu’il était temps de rendre sa liberté 2 à sa jeune épouse. « On ne pouvait pas garder une bouche de plus à nourrir. Elle s’est remariée il y a un an. »

Assise sur la natte, Dalanda continue à décortiquer les arachides, en silence. Alors que les hommes arrivent à la fin de leur récit, la mère de Mamadou Seydou décide de prendre la parole. « Je voulais raconter l’histoire du bracelet. » Des mois après la disparition de son fils, un jeune homme est venu lui rendre visite. Il venait d’un village plus lointain, elle ne le connaissait pas. Il lui apportait un bracelet en argent. Dalanda a reconnu l’objet tout de suite : c’était le bracelet de son fils. « C’était très difficile de voir ce bracelet. Je commençais à oublier un peu… J’ai pleuré. Je ne pouvais plus rien faire pour mon enfant. J’ai donné le bracelet à mon plus jeune fils, le petit frère de Mamadou Seydou. Il est à lui maintenant. » Mamadou Seydou l’avait confié au jeune homme avant d’embarquer sur le chalutier bleu, celui dans lequel a péri PM390047. Les mains de Dalanda ne se sont pas arrêtées pendant qu’elle parlait. Le bol d’arachides posé à côté d’elle s’est presque vidé. Son mari l’a écoutée, attentif. Il reprend la parole : « Je ne savais pas, pour le bracelet. »

  1. « Trace the face »
    En juin 2018, le site rassemble 4 042 photos de personnes recherchant un proche. Les nationalités les plus représentées sont les Afghans, les Sénégalais, les Somaliens, les Syriens, les Irakiens, les Érythréens et les Éthiopiens. Les demandes ont explosé en 2015-2016. Les photos sont également publiées sur des affiches renouvelées chaque mois dans des centres d’accueil et des lieux publics de différents pays européens.
  2. Code de la famille
    Selon la législation sénégalaise, le divorce peut être prononcé par un juge quatre ans après la disparition, à condition d’avoir effectué les démarches nécessaires pour déclarer la disparition auprès de la justice. Dans la pratique, peu de mariages, notamment en zone rurale, sont enregistrés à l’état-civil. C’est le droit musulman (qui prévoit également un délai de quatre ans) et l’accord entre les deux familles des époux qui prévalent.

 


V - Ibrahima, celui qui n’a pas pu embarquer

Parti du Sénégal, il devait monter à bord du chalutier bleu qui a coulé le 18 avril 2015.

Kothiary, envoyée spéciale

Le petit tabouret est pile à sa taille. Tiémoko, 4 ans, le porte depuis l’autre bout de la cour pour s’asseoir à côté de son père, installé à l’ombre dans un fauteuil en rônier. « Je suis parti de Kothiary un dimanche matin, le 30 novembre 2014. Mon fils avait alors deux mois », commence Ibrahima Senghor. Tiémoko se tourne vers son père, son visage a le sérieux et la satisfaction des enfants qui savent qu’on parle d’eux. « Je suis revenu presqu’un an plus tard. J’avais essayé de traverser la Méditerranée deux fois. »
La première tentative de traversée d’Ibrahima a eu lieu en janvier 2015. La deuxième, c’était trois mois plus tard, le 18 avril 2015. Ibrahima devait monter sur le chalutier bleu, celui sur lequel PM390047 a embarqué et qui a été englouti par la Méditerranée avec 800 personnes à son bord. Sur le bateau, point de départ de cette enquête, il y avait aussi d’autres jeunes de Kothiary, Ibrahima n’est pas le premier à quitter le village. Dans cette région qui souffre de pauvreté et de sécheresse, les départs vers l’Europe sont nombreux depuis des années.

« J’ai échappé deux fois à la mort. C’est comme si Dieu me disait : “Toi, tu ne dois pas partir.” » Dans ses bras, Ibrahima tient son plus jeune fils, Malick, dix-huit mois, né après son retour à Kothiary. Depuis qu’il est rentré, Ibrahima a repris son travail de chauffeur de poids lourds. Il vient de finir sa journée au volant. Dans la cour de la concession, le soleil de fin d’après-midi rase les toits des bâtiments. « J’avais travaillé dur pour économiser l’argent du voyage. J’ai payé environ 1,25 million de francs CFA (1 900 euros) en tout aux passeurs. » Une fortune au Sénégal 1. Ibrahima ne leur en veut pas, le risque fait partie du voyage. La décision du retour est la sienne, il l’assume, tout en la qualifiant d’« échec », le même mot qu’on utilise quand c’est la mort qui interrompt la route. L’échec d’Ibrahima lui a laissé la vie sauve.

« C’était un jeudi soir, vers 21 heures. » Le 8 janvier 2015, Ibrahima a pris la mer pour la première fois, à bord d’un zodiac surchargé, un de ces zodiacs noirs qu’on voit dans toutes les images de sauvetage en Méditerranée. Il explique en détail comment on entasse 120 personnes dedans. « Le capitaine est à l’arrière avec un téléphone satellite, le “compass man” est à l’avant avec le GPS. Sur chaque boudin, il y a 14 personnes, à cheval les unes derrière les autres. Et au milieu, on met 90 personnes. » Ibrahima se lève pour mieux illustrer la taille de l’embarcation. « Quand tu es debout, le bord du boudin t’arrive là », dit-il en montrant son genou. « Et quand tu es assis dedans, il t’arrive là, à la poitrine. » Ibrahima, lui, était placé sur le boudin. Il est grand, ses pieds devaient traîner dans l’eau salée.
Une fois le zodiac lancé, il ne reste plus qu’à prier pour qu’il arrive le plus rapidement possible dans les eaux internationales et qu’il soit repéré par les autorités italiennes
« Et les réserves d’eau potable, elles étaient où ?, demande El Hadj Faye, le chauffeur qui nous accompagne depuis Dakar et s’est installé avec nous pour écouter le récit d’Ibrahima. Lui aussi connaît les départs : un de ses apprentis est mort en mer en tentant la traversée en pirogue vers les Canaries.
— Il n’y en avait pas. Nous n’avions qu’une toute petite bouteille d’eau chacun. Les passeurs disaient que ça faisait trop de poids.
- Mais pour vos besoins, vous faisiez comment ?
- Tu fais sur toi ! De toute façon, comme tu n’as rien à manger ni à boire… »

Une fois le zodiac lancé, explique-t-il, il ne reste plus qu’à prier pour qu’il arrive le plus rapidement possible dans les eaux internationales et qu’il soit repéré par le MRCC de Rome (Maritime Rescue Coordination Centre, chargé des sauvetages en mer) qui enverra un navire pour effectuer le sauvetage. « Le coxeur 3 nous avait affirmé que cela ne prendrait pas plus de six heures », se souvient Ibrahima. Mais rien ne s’est passé comme prévu. En ce début d’année 2015, l’opération de sauvetage Mare Nostrum menée par l’Italie venait de se terminer, remplacée par Triton, de Frontex 4, au périmètre d’intervention bien plus restreint, aux moyens trois fois moindres et, surtout, dont la mission était avant tout de surveiller, pas de sauver. Les navires militaires ne s’approchaient plus des côtes libyennes.
« La première nuit et le premier jour, le vendredi, la météo était bonne et la mer calme. Mais le samedi matin, il s’est mis à pleuvoir. Les vagues sont montées. Nous n’étions toujours pas arrivés. Le capitaine a appelé le coxeur avec le téléphone satellite, il nous a dit de continuer, que les Italiens allaient bientôt arriver. » Toute la journée du samedi, battus par la pluie et les vagues, les passagers du zodiac ont espéré un sauvetage qui n’est jamais venu. Les heures s’écoulant, la panique a pris le dessus. « Les gens ont commencé à désespérer. Certains ont tripoté le GPS qui a fini par se dérégler. On ne savait plus où on était. On tournait en rond. » J’essaie d’imaginer cette journée de samedi sur une mer sans rivage, au milieu des vagues et de la tempête, alors que cela faisait deux nuits que les passagers ne dormaient pas, qu’ils n’avaient ni à boire, ni à manger. Je n’y arrive pas.
« Tout était trempé dans le bateau. Beaucoup de gens avaient le mal de mer, ils vomissaient. Les vagues ont fini par emporter certains.
- Vous n’essayiez pas de les sauver ?, demande El Hadj Faye.
- Personne ne sauve personne ! Tu essaies juste de ne pas tomber toi-même. »

Vingt-neuf personnes ont disparu pendant cette journée du samedi, tombées du zodiac en perdition. Le capitaine, un Sénégalais qui connaissait un peu la mer, a fini par prendre une décision : retourner vers les côtes libyennes en s’orientant vers le sud avec les étoiles, une fois la nuit tombée. « La nuit sur la mer, c’est noir comme dans un tombeau. On voit bien les étoiles », précise Ibrahima. Le soir, la pluie s’est arrêtée, le ciel s’est dégagé, le capitaine a pu se repérer. Il a barré toute la nuit vers le sud, à toute petite allure, pour économiser l’essence et le moteur. Le bateau n’a accosté sur les côtes libyennes que le dimanche vers 17 heures, après trois nuits et trois jours en mer. Ibrahima se souvient de la sensation de paralysie quand il a fallu descendre du boudin du zodiac. « Les gens se sont couchés sur la plage, incapables de se tenir debout après tout ce temps dans la même position. Le corps ne répond plus à rien. »
Tout autour de nous, à Kothiary, le soleil commence à décliner, la chaleur de la journée s’éteint petit à petit. Le petit Malick s’est échappé des bras de son père, le tabouret de Tiémoko est vide. Derrière Ibrahima, à côté de la palissade en paille où du linge sèche, une jeune fille qui natte les cheveux de sa copine se retourne régulièrement pour écouter le récit.
Ibrahima ne s’est pas découragé. « Certains passagers réclamaient que le coxeur les rembourse. Moi, je n’ai pas participé à ça. » Il décide simplement de changer de coxeur. En attendant une nouvelle tentative de traversée, Ibrahima vit dans un immeuble à Tripoli. « Un foyer », dit-il, avec des centaines d’autres candidats au départ. « On était 60 dans une pièce de 15 mètres carrés environ. On faisait des tours pour dormir parce qu’on ne pouvait pas s’allonger tous en même temps. Le coxeur apportait un sac de riz de 25 kilos et 5 litres d’huile tous les jours, pour le repas de 60 personnes. Si tu avais un peu d’argent, tu pouvais réussir à survivre. Chaque jour, des camions amenaient de nouvelles personnes qui étaient logées dans d’autres pièces de l’immeuble.»
L’attente a duré trois mois. Dans le même immeuble, Ibrahima a croisé d’autres Sénégalais, originaires de la même région que lui. « Il y avait des gens de Missirah, de Tambacounda, de Goudiry – ceux-là, on les remarquait parce qu’ils étaient nombreux et toujours très organisés, ils se cotisaient entre eux. D’ici, de Kothiary, il y avait moi, Mamadou Seydou Bâ et Ibrahima Bâ, le fils du “Parisien” ». Ibrahima se met à égrener une liste de noms, tous ceux qu’il connaissait, et qui ont disparu. « Mais il y avait beaucoup d’autres Sénégalais aussi, d’autres régions. Eux, je ne connais pas leurs noms. »

Le 17 avril 2015, vers 18 heures, Ibrahima et les autres clients du coxeur ont commencé à marcher vers la plage, près de Sabratha. Quelques jours avant, ils avaient été transférés dans le « campo », un camp militaire désaffecté, à quelques kilomètres de la mer, pour attendre le départ. « Une fois arrivés à la plage, on nous a ordonné de nous mettre par rangs de 100 personnes. Il y avait en tout dix rangs. J’étais dans le septième rang en comptant depuis la gauche, dans le quatrième en comptant depuis la droite. » Devant eux, amarré à quelques encablures de la plage, il y avait le chalutier bleu.
« Pendant qu’on attendait sur le sable, un camion est arrivé, avec des femmes et des enfants. Elles venaient de Somalie, d’Érythrée, d’Éthiopie, il y avait aussi des Ghanéennes et des Maliennes. Certaines étaient enceintes, d’autres avaient de jeunes enfants avec elles. Elles étaient peut-être une centaine. Elles ont embarqué en premier, puis c’était le tour des hommes. Ils ont commencé par le rang de gauche. » Les transferts se faisaient avec de petits zodiacs, de tailles différentes. Certains amenaient jusqu’à cinquante personnes, d’autres moins. Depuis la plage, Ibrahima voyait la ligne de flottaison du chalutier baisser. Aujourd’hui, trois ans plus tard, il dit qu’il était évident que le bateau n’arriverait jamais à bon port. Mais cette nuit-là, assis sur plage, il attendait avec impatience que ce soit son tour d’embarquer.
Arrivé au septième rang, celui d’Ibrahima, les passeurs ont dit aux cinquante premiers de se lever. Ibrahima est monté dans le zodiac, soulagé. « Quand on s’est approchés du bateau, on a commencé à entendre les cris. Les gens dedans voulaient sortir, ils n’avaient pas assez de place, ils hurlaient. On les avait fait rentrer dans tous les espaces du bateau. Les deux Libyens qui organisaient le placement à bord les frappaient pour qu’ils avancent. » Quand ils se sont tournés vers les passagers du zodiac et leur ont ordonné de faire demi-tour, Ibrahima a désespéré. « Ils nous ont dit qu’il n’y avait plus de place. J’étais découragé. »
Il était six heures du matin. Débarqué sur la plage, Ibrahima a regardé le chalutier bleu se mettre en branle. Avant qu’il ne s’éloigne, le capitaine de l’embarcation, Mohamed Ali Malek, a appelé le coxeur, resté sur la plage, pour demander qu’on décharge des passagers, il y en avait beaucoup trop, il fallait diminuer le poids. « Le coxeur a sorti son pistolet et a tiré deux fois en l’air. “Si tu reviens, je te tue”, il a dit au téléphone. »

La nouvelle du naufrage est arrivée la nuit suivante, dans le foyer où les passagers dépités avaient été ramenés. Quelques heures plus tôt, le passeur leur avait pourtant affirmé que le bateau était bien arrivé en Italie, que dans quelques jours, ce serait leur tour. « Vers minuit, le petit frère d’un gars qui était avec nous a appelé, il avait vu la nouvelle sur France 24. Au même moment, le téléphone du coxeur s’est mis à sonner sans cesse. On a compris que ça devait être vrai 2. »
La nouvelle a plongé Ibrahima dans un autre genre de découragement. Incapable de prévenir sa famille qui le croyait sur le bateau, il n’arrêtait pas de penser à tous ceux qu’il connaissait et qui étaient montés à bord, à cette deuxième mort à laquelle il avait échappé, à ce qu’il appelle « une confirmation divine ». « Les nouvelles du naufrage étaient partout. Moi, j’avais l’impression que Dieu me disait : “Toi, tu ne vas pas partir, tu dois retourner chez toi, à Kothiary.” » Le naufrage du chalutier bleu fut l’un des plus meurtriers en Méditerranée.
Alors qu’Ibrahima prenait la décision de rentrer au Sénégal, Matteo Renzi, alors Premier ministre italien, s’engageait devant la presse à remonter l’épave et à en identifier les victimes. Je pense au chalutier bleu posé sur son châssis dans la base militaire de l’Otan, en Sicile, là où cette enquête a commencé, je pense aux tombes anonymes des victimes au cimetière de Catane, à leurs objets gardés à la morgue à Milan. Autour de nous, la nuit est tombée, je prends des notes à la lumière du téléphone portable d’Issaga Cissé, l’agent de sécurité de proximité de la mairie de Kothiary qui nous accompagne depuis le matin. Je dis à Ibrahima : « C’est impressionnant pour moi de t’écouter parce que toi et moi, nous avons vu le même bateau : toi sur la mer avant qu’il parte, moi sur la terre ferme, un an plus tard. Comment tu as fait pour rentrer, après tout ça ? » « C’était long. Je suis d’abord resté en prison, à Misrata. »

Trois jours après le naufrage, Ibrahima a été réveillé par une descente de la police libyenne. Il a passé quatre mois et quinze jours en prison, avant de réussir à prendre la fuite lors d’un transfert vers un autre lieu de détention. Les scènes de violence et de maltraitance qu’il me raconte sont difficiles à écouter. Les conditions de vie du foyer qu’il décrivait une heure plus tôt semblent soudain luxueuses. « Nous n’étions plus des êtres humains », dit-il. Quand l’occasion s’est présentée, il s’est évadé en courant dans le désert, pieds nus. Le récit de sa fuite ressemble à un film, avec son lot de traquenards et de trahisons, de mains tendues et de rencontres qui sauvent. Autour de nous, la nuit est de plus en plus épaisse. Un néon installé au-dessus d’une porte éclaire à peine la cour, la jeune fille qui natte les cheveux de sa copine a sorti une lampe frontale pour y voir quelque chose. La famille a dû payer 200 000 francs CFA (300 euros) pour qu’Ibrahima puisse rejoindre d’abord Gatroun, dans le sud de la Libye, puis Agadez, au Niger. En août 2015, Ibrahima s’est présenté au centre de l’OIM à Agadez pour être rapatrié au Sénégal. « Quand je suis arrivé chez moi, il était 17 heures, j’ai trouvé ma mère en train de prier. » Le voyage était fini.

  1. Pauvreté
    Au Sénégal, 46,7 % de la population vit sous le seuil de pauvreté national. Dans la région de Tambacounda, ce seuil est fixé à 515,70 francs CFA par jour (environ 0,80 euro).
  2. Le mois d’avril 2015
    Le mois d’avril 2015 a été particulièrement meurtrier en Méditerranée. À cause du manque de moyens de l’opération Triton, ce sont les bateaux de la marine marchande, mal équipés pour ce genre de missions, qui ont été désignés pour procéder aux sauvetages. Ce fut le cas aussi pour le chalutier bleu, le 18 avril 2015. Voir ci-dessous l’excellent travail de documentation de Forensic Architecture sur le sujet.
  3. Le coxeur
    C’est celui qui fait le lien entre les candidats au départ et ceux qui affrètent les embarcations.
  4. Frontex
    L’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures a été remplacée en octobre 2016 par l’Agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes, mais conserve l’appellation « Frontex ». Et continue à rassembler gardes-côtes et gardes-frontières des États membres de l’espace Schengen.

 


VI - Trois amis, un aller simple

Papa Bouron, Vieux Camara et Vieux Sylla ont pris la route ensemble depuis le Sénégal. Ils ont péri dans le même chalutier bleu.

Missirah, envoyée spéciale

Ils sont trois sur la photo prise en Libye, quelques jours avant d’embarquer. Papa Bouron fait le V de la victoire avec ses doigts, un léger sourire aux lèvres, Vieux Camara pointe son index vers l’objectif, et entre eux, Vieux Sylla prend la pose, la main sous le menton, sourire en coin. Les trois amis ont posté la photo sur Facebook, pour annoncer leur départ tout proche. Ils avaient entre 18 et 20 ans. Le 18 avril 2015, au petit matin, ils sont montés à bord du chalutier bleu, comme PM390047, et ont navigué toute la journée en direction de l’Italie. Le soir, l’embarcation a coulé, emportant près de 800 personnes au fond de la mer. Seuls 28 passagers ont survécu.
Le cliché des trois garçons est punaisé sur le mur du studio photo Nokoss, sur l’artère principale de Missirah, au milieu de portraits d’enfants jouant au ballon, d’images de jeunes femmes dans leurs plus beaux habits et de jeunes hommes venus faire une « photo de l’amitié ». Les trois garçons étaient originaires de cette petite ville de de 10 000 habitants, dans le sud-est du Sénégal. Quand la nouvelle du naufrage est arrivée, le cliché Facebook a servi d’avis de recherche.

Je suis arrivée ici sur les indications d’Ibrahima Senghor, rencontré l’avant-veille à une cinquantaine de kilomètres, à Kothiary, un village particulièrement touché par les disparitions en Méditerranée. Le 18 avril 2015, Ibrahima Senghor aurait dû, lui aussi, monter sur le chalutier bleu. Il a été refoulé, faute de place, mais il a vu Papa Bouron, Vieux Camara, Vieux Sylla et d’autres Sénégalais qu’il connaissait monter à bord. Après des mois retenu prisonnier en Libye, Ibrahima Senghor a réussi à s’enfuir et est rentré chez lui. Il m’a confié une liste de noms, parmi lesquels il y avait ceux des trois amis. Je regarde leurs visages radieux sur le cliché punaisé au mur, dans la lumière blafarde du studio, je pense à d’autres photos vues à l’institut médico-légal Labanof, à Milan, des photos délavées par l’année passée dans l’eau, des visages floutés dont il fallait imaginer les contours.
« Ils étaient vraiment très proches. Ils n’avaient prévenu personne qu’ils allaient partir », m’explique Malick Sylla, un de leurs voisins qui les connaissait bien. C’est lui qui nous a amenés dans le studio photo et qui nous accompagnera auprès des familles. « Quand on a compris qu’ils ne reviendraient pas, le photographe a fait ce tirage, en hommage », m’explique-t-il. Malick, comme beaucoup d’hommes ici, a, lui aussi, tenté le voyage vers l’Europe, en pirogue depuis Nouadhibou, en Mauritanie, vers les îles Canaries. C’était en 2006, neuf ans avant le départ des trois amis. La pirogue avait dérivé pendant onze jours avant de revenir à Nouadhibou. « C’était du suicide », dit aujourd’hui Malick en secouant la tête. Il n’a plus jamais pensé à partir. Mais à Missirah, les départs ont continué.
« Mon fils avait 18 ans quand il est parti, un dimanche, sans rien dire à personne. » La voix de Bintouning Tounkara, la mère de Vieux Sylla, s’est faite terne quand Malick lui a annoncé la raison de notre visite. Une fillette s’approche, curieuse des visiteurs, mais Bintouning est prise par le souvenir de son fils, elle triture ses doigts, ses mains se tordent sur ses genoux. Awa 3, âgée de 5 ans, a-t-elle compris que nous parlons de son père ?
« Ici, les jeunes ne pensent qu’à ça : partir. Ils n’en parlent pas toujours aux parents quand ils les soupçonnent de ne pas approuver. Moi, je ne voulais pas que mon fils parte par cette route-là. Il pouvait partir, mais pas comme ça, pas par la mer », dit Bintouning. Depuis des années, elle voit sa maison se vider. Le père vit en France depuis vingt ans. Trois des sœurs de Vieux sont parties rejoindre des maris émigrés en Espagne et en France. Deux autres attendent à leur tour de retrouver les leurs, l’une en Italie, l’autre en Espagne. Dans cette famille où tous ont un lien avec l’ailleurs, le départ de Vieux était à la fois inattendu et prévisible.

Le jeune homme avait économisé de quoi payer le bus jusqu’à Bamako, au Mali. De là, il a appelé sa famille pour demander l’argent nécessaire pour continuer sa route. Son père n’était pas d’accord pour lui envoyer de l’argent, mais il a fini par le faire, à condition que le fils s’en serve pour rentrer au Sénégal. Mais quand Vieux a reçu les sous, il a appelé pour dire qu’il continuerait vers la Libye. Il ne voulait pas perdre la face devant ses deux amis en étant le seul à rebrousser chemin. « C’est là que j’ai compris qu’il ne reviendrait pas. J’étais désespérée, je ne pouvais rien faire pour lui », explique sa mère. Le père de Vieux a fini par se rendre à l’évidence, lui aussi. Il a envoyé de quoi payer les passeurs pour la suite du voyage : la traversée du désert, puis celle de la Méditerranée. Combien ? Bintouning ne sait pas, ces histoires d’argent se gèrent entre hommes. « Quand Vieux appelait, il parlait des conditions dans lesquelles il vivait. C’est ça qui a décidé son père à l’aider. Quand j’ai su qu’il allait prendre la mer, mon cœur s’est rempli de peur. La seule solution était de prier. Le dernier mot, c’est Dieu qui l’a. »
Le regard de Bintouning est vide et fatigué. Au Sénégal, on dit qu’un enfant qui réussit, c’est grâce à la mère. Mais un enfant qui échoue, c’est aussi à cause de la mère. Tout a beau être dans les mains de Dieu, les décisions ont beau être prises par les hommes, ce sont les femmes qui, souvent, portent le poids de l’attente et de la responsabilité quand le fils ou l’époux ne donne plus signe de vie. Parfois, il faut encaisser le regard désapprobateur de l’entourage, en plus de la douleur de l’absence.
Quand, au début de l’année, la Croix-Rouge a organisé une réunion 1 pour les familles des disparus à Missirah, Bintouning ne s’y est pas rendue. Peu après, le père d’un compagnon de route de Vieux l’a finalement convaincue d’entamer des démarches auprès de la Croix-Rouge à Tambacounda, le chef-lieu de la région. « Peut-être que ça me permettra de retrouver mon fils. Jusqu’à aujourd’hui, je continue à espérer. Peut-être que Vieux est en prison en Libye ? Si seulement je pouvais voir le corps de mon fils, je pourrais être sûre. »
Comme beaucoup de parents de disparus, Bintouning n’arrive pas à se convaincre 2 que son fils ne reviendra pas. « Mon mari voudrait organiser des funérailles, il dit que ça fait longtemps maintenant. Je me persuade en me disant que même s’il était encore en vie les prières ne lui feront pas de mal. Mais ça fait mal de voir des gens se recueillir pour un mort alors qu’il n’y a pas de corps devant eux. »

La petite Awa traîne aux pieds de sa grand-mère, écoutant comme les enfants savent le faire, l’air de rien. Madjoula, la sœur de Vieux, est venue s’asseoir à côté de sa mère. L’autre sœur, Fatou, est en train de préparer le déjeuner. La famille vit dans deux maisons en dur, construites de part et d’autre d’une cour plantée de manguiers. Souvent, c’est une maison comme celle-ci qui distingue la prospérité apportée par un membre de la famille émigré en Europe. Celle de Bintouning continue de se vider. Trois ans après la disparition de Vieux, le fils aîné a pris la route à son tour. Bintouning a eu très peur. « Je n’étais pas d’accord. Mais il a tellement insisté que son père a fini par accepter, à condition qu’il parte par une autre route. » Ousman a pris le bus jusque Dakar, l’avion jusqu’au Maroc. Il a attendu quatre mois avant de traverser le détroit de Gibraltar sur un bateau pneumatique. « Il vient d’arriver, annonce Bintouning, il y a dix jours. »
Le portail s’ouvre, c’est le père de Vieux. Banano Sylla est en congé à Missirah et repartira en France à la fin de l’été. Bintouning laisse la parole à son mari. Il raconte comment il a appris le naufrage du chalutier, depuis la France. « C’était un dimanche, je ne travaillais pas. J’étais dans ma chambre, à Pantin, je regardais les informations sur France 24. C’est là que j’ai vu la nouvelle. Je me suis dit : “Est-ce que ce n’est pas le bateau de mon fils ?” J’ai appelé le coxeur 4, il m’a dit : “Ton fils, il est noyé.” J’ai pleuré. »

Assis en face de son père, Bangaly, le plus jeune fils, écoute le récit. Il a 18 ans, l’âge de Vieux au moment de son départ.
« Tu veux partir, toi aussi ?, je lui demande.
- Oui. En France, en Espagne ou en Allemagne.
- Mais pas par la mer !, intervient son père. Je ne suis pas d’accord. C’est envoyer son enfant se faire tuer. Non, il faut partir en avion, avec un visa. »

C’est ainsi que le père est arrivé en France, il y a vingt ans. Mais désormais, demander un visa est un luxe réservé aux mieux lotis, ou à ceux qui ont les moyens de l’acheter au prix fort au marché noir.
Bintouning est partie aider sa fille à la cuisine, la petite Awa piaille à l’intérieur. J’imagine le silence de la maison, habitée seulement par la grand-mère et la petite-fille, si tous ces départs rêvés se concrétisent.
Dans la concession de la famille de Papa Bouron, le garçon à droite de la photo, il n’y a que des cases aux toits de paille, aucune maison en dur. Papa était le premier à tenter l’aventure vers l’Europe. La famille est rassemblée autour de Dignima Bouron et de son épouse, Aïssatou Diarra, sous l’auvent installé devant la case des parents. La famille compte dix enfants, Papa Bouron était le quatrième. À 20 ans, il vivait de petits boulots, comme Vieux, en faisant les chantiers. « Il était débrouillard, il avait économisé de l’argent, dit son père, Dignima Bouron. Il nous avait parlé de partir mais je ne voulais pas qu’il parte comme ça, de façon clandestine. J’aurais préféré qu’il parte légalement. »
« Comment vous vous êtes senti, de voir ce fils vous désobéir et partir en cachette ?, je lui demande.
- Vous savez, les enfants, quand ils grandissent, ce ne sont pas comme des chèvres, on ne peut pas les attacher à un piquet. »

Sa réponse nous fait sourire tous les deux. Je reconnais sur son visage le sourire de son fils, sur le cliché punaisé au mur du studio photo.
Quand Papa a appelé depuis le Niger pour demander 200 000 francs CFA (environ 300 euros) pour continuer jusqu’en Libye, son père l’a écouté et a réfléchi. « Il était avec ses deux amis qui avaient déjà réussi à trouver l’argent. Ils n’attendaient plus que lui pour continuer la route. Je n’allais pas le laisser comme ça, même si c’était très difficile de réunir une telle somme. » Dignima a vendu un terrain. Puis un deuxième, quand Papa a appelé quelques semaines plus tard pour demander les 500 000 francs CFA (environ 750 euros) nécessaires pour traverser la Méditerranée. Des amis installés en Europe ont aidé aussi.

Un mercredi d’avril, Papa a appelé à la maison pour dire que le départ aurait lieu deux jours plus tard, le vendredi. Le dimanche, sans nouvelles, Dignima a appelé le passeur pour savoir si le départ avait bien eu lieu. « Tous les parents s’inquiétaient. Le coxeur a confirmé que le bateau était bien parti. Mais il n’a rien dit de plus. » Dignima parle des nuits sans sommeil, des rumeurs d’accident qui ont commencé à circuler, du coxeur soudain injoignable. « On a entendu dire que le bateau avait cogné une embarcation plus grande qui était venue le secourir. » Oui, ça s’est passé comme ça, lui dis-je.
J’explique la collision entre le chalutier bleu d’une vingtaine de mètres et le King Jacob, porte-conteneurs de 150 mètres. Je raconte le récit du capitaine du second, tel que je l’ai lu dans la décision de justice qui a condamné à des peines de prison le capitaine du premier, Mohamed Ali Malek, et son assistant, Mahmud Bikhit. Je raconte l’entretien avec Andrea Bonomo, le substitut du procureur de Catane qui a instruit l’affaire. Les parents de Papa m’écoutent attentivement. Je me dis que mes deux ans d’enquête ont servi à rendre ce moment possible, à transformer une rumeur en faits.
Trois ans se sont écoulés depuis le naufrage et eux non plus n’ont pas réussi à organiser de funérailles pour le moment. « Entre mon fils et moi, il y avait beaucoup d’amitié, dit Dignima. Même quand il était sur la route, j’essayais de le joindre et lui se débrouillait pour m’appeler. Cela fait trois ans que je n’ai pas pu lui parler. Alors, ça doit vouloir dire qu’il est mort. »

La famille de Papa Bouron est la dernière que je rencontrerai au Sénégal. En disant au revoir à ses parents, je décide de ne pas aller voir ceux de Vieux Camara, le troisième garçon de la photo. Depuis que je suis arrivée, j’ai compté jusqu’à 7. Sept histoires qui se ressemblent dans ce qu’elles laissent comme absence et comme douleur. Sept histoires différentes parce que chaque mort est unique, même quand elle arrive au même moment que des centaines d’autres. J’ai compté jusqu’à 7 et, ce jour-là à Missirah, je n’arrive pas à compter jusqu’à 8. Je comprends que jamais je n’arriverai à compter jusqu’à 800.
Je ne sais pas qui était PM390047. Il aurait pu être Vieux Camara, Papa Bouron, Vieux Sylla. Ou Mamadou Seydou Bâ. Il aurait pu être Bourama, 23 ans, dont le père s’est effondré au souvenir de son fils. Il l’avait encouragé à partir pour aider à nourrir les cinquante bouches de la maison. Mais où l’avait-il envoyé, si ce n’est à la mort ? La douleur réveillée par mes questions était de trop, j’ai demandé pardon et nous avons arrêté l’entretien. Il aurait pu être Bady, 18 ans, parti pour faire comme son grand frère, pour être autonome et aider son père. Bady, parti avec son ami et jamais revenu. « Mon fils s’est noyé, m’a dit son père, son ami a pu être sauvé, il est en Espagne, il m’a appelé pour me présenter ses condoléances. » Il aurait pu être tous les noms égrenés par Ibrahima Senghor, celui qui n’a pas pu embarquer à bord du chalutier bleu et est rentré dans son village, à Kothiary, portant en lui le souvenir de tous ceux qu’il a vus partir au petit matin vers le large.
PM390047 était un des 700 hommes assis dans les sept premiers rangs sur la plage près de Sabratha la nuit du 17 au 18 avril 2015. Ou peut-être une de la centaine de femmes arrivées en camion. Comme Bady et Bourama, comme Papa et les deux Vieux, comme Mamadou Seydou, comme toutes celles et tous ceux qui ont disparu avant eux, qui ont disparu après eux, PM390047 avait un nom, des parents, une famille, qui attendait un appel depuis un téléphone Nokia jaune.

  1. Soutien aux familles de disparus
    Depuis 2014, la Croix-Rouge internationale (CICR) et la Croix-Rouge sénégalaise mènent un travail d’accompagnement auprès des familles de disparus, en proposant un soutien psychosocial à travers des groupes de parole et des entretiens individuels. Un deuxième volet, économique, permet aux épouses des disparus de monter des projets à l’aide de microcrédits. Des journées de commémoration sont également organisées. Ces activités complètent le rétablissement des liens familiaux, service que les deux organisations proposent également aux familles des disparus.
  2. La perte ambiguë
    La théorie de la « perte ambiguë », développée dans les années 1970 par la psychologue américaine Pauline Boss, fait référence à la situation dans laquelle se trouvent les proches des disparus, plongés dans l’incertitude : le disparu est-il mort ou vivant ? Cette situation peut entraîner une souffrance psychologique et un isolement qui empêchent de faire le deuil.
  3. Awa
    Vieux Sylla a eu cette fille très jeune. C’est la grand-mère qui l’élève.
  4. Le coxeur
    C’est celui qui fait le lien entre les candidats au départ et ceux qui affrètent les embarcations.