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True Story Award 2023

Very Bad Tripoli, la misère dans l'oubli

La ville mal-aimée du Liban subit de plein fouet la crise économique qui frappe le pays. Les émeutes de la faim ont succédé à la révolution et beaucoup cherchent désormais à partir, quitte à risquer leur vie en Méditerranée.

Mona ne cesse de sourire. Grâce au travail de son mari, qui tient un salon de coiffure dans la vieille ville de Tripoli, le jeune couple de trentenaires a pu acheter un petit appartement où ils vivent avec leurs trois enfants. À la nuit tombée, le salon ouvre ses portes: ce n'est qu'une fois les boutiques des voisins fermées que le coiffeur peut espérer bénéficier de l'électricité du quartier, devenue si rare depuis qu'une pénurie de fuel épuise le Liban.

Malgré les galères, Mona garde le sourire: l'autre jour, les enfants voulaient du Nutella, mais le prix était trop élevé, alors ils ont pris un selfie devant le pot, c'était bien suffisant. «J'essaye toujours de rire, pour rendre la vie plus facile», lance-t-elle. Mais par moments, son visage s'assombrit quelque peu, comme lorsqu'elle raconte comment, faute de pouvoir trouver des couches, elle se voit obligée de faire dormir son bébé à même le sol, sans quoi le matelas souillé serait bon à jeter, et elle ne pourrait le remplacer.

Deuxième plus grande ville du Liban, Tripoli reste un endroit marginal. Située à 80 kilomètres au nord de Beyrouth –un petit périple, à l'échelle du pays–, elle est isolée aussi bien géographiquement que socialement, étant la ville la plus pauvre du Liban et l'une des plus négligées de l'ensemble du pourtour méditerranéen. Si les étrangers la confondent volontiers avec son homonyme libyenne, au Liban, sa réputation la précède: ville de misère, ville de violence, forteresse sunnite minée par les oppositions intercommunautaires héritées de la guerre civile et des conflits voisins... Tripoli a été si longtemps déterminée par son lot de fantasmes et de hantises qu'elle s'était figée dans l'imaginaire collectif comme un quart-monde immuable, que l'on préfère garder à distance.

Des tirs vers le ciel

En octobre 2019 pourtant, elle fut l'un des épicentres de la vaste contestation populaire qui devait rapidement prendre le nom de thawra («révolution»): à Sahat al-Nour, la place centrale, les habitants avaient convergé pour réclamer des réformes sociales et politiques et la fin de la corruption, à l'unisson avec les autres grandes villes du Liban. Un nouveau souffle semblait s'être emparé de la cité sunnite, qui avait décroché pour l'occasion bon nombre des traditionnelles affiches de politiciens étalées sur les façades des immeubles en gage de protection et de loyauté. Le bâtiment surplombant la place al-Nour, un vieil immeuble désaffecté depuis plusieurs décennies qui avait abrité les bureaux de l'entreprise de biscuits Ghandour, avait même été repeint aux couleurs du drapeau libanais, et arborait à son tour le poing de la révolution, nouvel étendard dressé sur la ville.

Mais plus sévèrement qu'ailleurs, la crise économique a eu raison des espoirs de changements. «Les deux dernières années, on les a passées dans la rue», se souvient Ibrahim Haydar, 38 ans, accoudé au bar du Warche 13, un petit centre culturel du quartier de Mina où les militants de la thawra ont pris l'habitude de se retrouver. «Mais maintenant, les gens sont fatigués. Il n'y a plus rien dans les magasins ni dans les pharmacies, on doit attendre des heures pour de l'essence, les gens ont perdu leur travail... C'est difficile de continuer, on a tous des familles et des enfants: on ne peut pas survivre et protester à la fois», soupire-t-il.

La seule issue qu'il voit désormais, c'est celle de la violence. Mais pour l'heure, c'est au sein d'une population excédée par la misère que celle-ci se diffuse, sans affecter la classe politique, retranchée derrière ses gardes du corps et ses villas. Presque chaque jour, on entend des balles siffler dans l'air: si quelques tirs sont dus à des célébrations, la plupart sont des tirs de protestation, qui visent le ciel, à défaut de pouvoir toucher les responsables de la crise économique et politique.

Le 9 août, deux personnes ont été tuées dans la banlieue défavorisée de Beddawi à la suite d'une altercation liée à la pénurie de fuel. Le surlendemain, alors que la Banque du Liban venait d'annoncer la fin des subventions sur les importations de carburant et que la nuit s'abattait sur la ville privée d'électricité, des Tripolitains en colère ont arrêté plusieurs camions-citernes transportant de l'essence, soupçonnés par certains d'aller en Syrie. La situation a rapidement dégénéré dans le quartier de Mina, où l'armée a commencé à tirer des petites balles de plomb sur les manifestants, qui ont répliqué en renversant de l'essence au sol, enflammant la place à la jonction de la rue Rachid Karamé et Riad el-Solh. Selon la Croix-Rouge, sept blessés ont dû être transportés à l'hôpital, et quatorze autres personnes ont été soignées sur place.

Survivre au jour le jour

Dans les allées qui bordent les souks, les commerçants désœuvrés côtoient ceux qui espèrent encore gagner quelques billets devenus trop rares, en vendant qui du charbon, qui des petits services de réparation, qui des barres de chocolat dont la date de péremption approchante permet de casser les prix pour attirer les derniers chalands. De plus en plus, on voit des femmes tenir certaines échoppes, ce qui aurait été impensable avant la crise: la situation ne laisse pas le choix, et toute source de revenu est bonne à prendre.

À 70 ans, Abu Sobhi, que tout le monde surnomme Hajj Dib, s'active dans son atelier de réparation de pneus. Depuis cinquante-trois ans, il rattrape les caoutchoucs les plus lisses et maltraités, pour éviter à ses clients d'acheter de nouveaux pneus. À défaut d'avoir de l'électricité, il effectue lui-même le travail des machines, et fait levier avec son corps pour démonter et remonter les roues en fin de course. Beaucoup de personnes à la retraite se retrouvent désormais forcées de rouvrir de petits commerces pour survivre, ayant perdu toutes leurs économies dans la crise bancaire qui a ruiné le pays.

Petit à petit, la solidarité s'est organisée: à l'échelle d'un immeuble, d'un quartier ou de toute une ville, des initiatives ont fleuri, souvent portées par des particuliers. Le projet Nour Trablos a ainsi déposé quelques boîtes solidaires dans des commerces, afin de recueillir des dons pour distribuer de la nourriture aux plus pauvres. Chaque mois, ils peuvent envoyer une centaine d'enveloppes contenant chacune 500.000 livres libanaises (environ 21 euros) à des familles nécessiteuses et mènent en parallèle des programmes d'insertion à destination des jeunes et des femmes. Plusieurs petites ONG qui existaient déjà avant ont ainsi réorienté leur action à l'aune des besoins créés par la crise: c'est le cas de Seed, fondée par Nazih Fino en 2016, qui mène aujourd'hui différents programmes, dont certains à destination des femmes de Tripoli et de ses alentours pour leur apprendre à lire un contrat de location et monnayer leur savoir-faire.

Si ce type d'initiatives permet à une poignée de personnes de s'en sortir au coup par coup, beaucoup de familles ont sombré dans l'indigence et peinent à voir de quoi le lendemain sera fait. Après avoir perdu sa maison il y a quelques mois, Abu Hassan a dû retourner vivre avec ses deux sœurs et son frère dans un minuscule appartement près de Nejmeh Square, tandis que son épouse est partie chez ses parents dans le Akkar. «Nous ne sommes pas du genre à aller demander quoi que soit, donc on reste à la maison. Si le dollar monte, on ne mange pas, et s'il baisse, on peut manger», explique ce professeur de trompette, qui a vu ses élèves partir un à un à mesure que la dévaluation de la livre se creusait. Sa grande sœur, Nejma, atteinte d'un cancer du sein, a dû interrompre son traitement depuis un mois, car il est désormais impossible avec les pénuries de trouver des médicaments sans wasta –un passe-droit que l'on gagne avec de l'entregent et du cash.

Xénophobie à la hausse

Naturellement, la pauvreté a attisé les tensions. Dans le bidonville de Hay al-Tanak (littéralement «le quartier de la tôle») où vivent près de 300 familles, réparties entre Libanais et Syriens, les violences xénophobes ont rapidement refait surface. Muhammad qui, à 16 ans, rêverait d'être informaticien, avait l'habitude d'aller une fois par semaine au magasin d'informatique du coin. Mais petit à petit, les réflexions ont commencé à fuser et il n'y est plus passé qu'une fois par mois. Récemment, il s'y est fait bastonner: d'autres jeunes lui reprochaient d'être Syrien et d'ajouter à la misère de leur pays. Depuis, il reste à la maison, quand il n'accompagne pas son père, Mustafa, pour collecter les déchets de la ville et les revendre à d'autres ferrailleurs qui les envoient en Chine.

Mustafa, lui, s'inquiète des pénuries de fuel, qui laissent le camp sans électricité et sans possibilité de pomper de l'eau. En ce moment, tous les enfants ont de la fièvre et des maux de ventre; certains pensent que cela pourrait être lié à la qualité de l'eau, mais personne ne sait vraiment ce qu'il se passe. Mustafa est déjà allé deux fois dans la Qadisha pour protester avec d'autres habitants devant les locaux du fournisseur d'électricité –ce qui leur a permis d'obtenir une heure de courant le lendemain. Mais ne possédant pas de papiers de résidence, il a vite cessé, de peur que l'armée ne l'arrête. Il voudrait quitter le pays en bateau, mais son épouse, Fatima, a peur que toute la famille ne meure en mer.

Petits pêcheurs et gros poissons

La crise libanaise, de nature systémique, a frappé l'ensemble du pays; mais l'aménagement du territoire, qui s'est concentré sur le développement de Beyrouth et du Mont Liban, révèle ses effets dévastateurs sur les régions périphériques, de plus en plus appauvries. Si l'effondrement du modèle économique libanais, qui s'était fondé après la guerre sur le secteur bancaire, la spéculation immobilière et le tourisme, délaissant les secteurs productifs, l'agriculture, l'industrie et l'économie du savoir, pourrait paradoxalement mener à un regain des zones périphériques, pour le moment, ce sont elles qui souffrent le plus et se trouvent de nouveau reléguées au second plan.

«Le centralisme nous empêche de faire quoi que ce soit. Dès qu'on a un projet, le dossier se retrouve bloqué à Beyrouth et ne revient jamais», fustige Mohamed Shawk. En 2015, au moment de la crise des déchets, ce Tripolitain s'était associé à un petit groupe de jeunes pour bloquer les camions des municipalités voisines qui venaient déverser illégalement des montagnes d'ordures dans la banlieue de Tripoli. Ceux qui se sont appelés Haras al-madina, «les gardiens de la ville», et qui rassemblent aujourd'hui près de 450 personnes, essayent désormais de lutter pacifiquement contre la corruption avec le soutien de la population. En 2017, ils étaient parvenus à faire fermer une usine de tri des déchets implantée près du port, dont les normes douteuses commençaient à ramener mauvaises odeurs et maladies.

​Jusqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, le port de Tripoli pouvait se targuer de concurrencer celui de Beyrouth. Aujourd'hui, on pourrait le méprendre pour un port à l'abandon, tant les bateaux qui y sont encore amarrés semblent épuisés par le sel marin et la misère. À l'ombre d'une embarcation remontée sur le terre-plein, on retrouve ce jeune pêcheur, qui trie les sardines mi-sèches mi-décharnées qui lui servent d'appâts, devant sa femme et son bébé. Depuis la crise économique, il n'arrive plus à s'en sortir et doit régulièrement renoncer à partir en mer, ne trouvant pas de fuel pour son moteur. En montrant le matériel dont il dispose encore, il énumère les différences de prix depuis la dévaluation de la livre libanaise: le kilo de crevettes est passé de 15.000 livres à 150.000, les lots de sardine, de 20.000 à 300.000, la boîte de cent hameçons, de 3.500 à 50.000, la caisse de poids, de 10.000 à 100.000... Beaucoup de pêcheurs, surendettés, ont arrêté le métier, et ceux qui persévèrent encore ont à peine de quoi manger.

En remontant le long du port, on aperçoit la villa de Najib Mikati, abritée derrière de hautes haies, qui entouraient un jardin public avant qu'il ne décide de le privatiser. Ce milliardaire ayant fait fortune dans les télécoms, par la suite accusé de malversations financières, a été nommé Premier ministre le 26 juillet dernier, reprenant un poste qu'il avait déjà occupé en 2005 et en 2011. Fin janvier, alors que de violentes émeutes avaient éclaté à Tripoli après l'annonce d'un nouveau confinement intenable pour une population déjà harassée par la faim et la pauvreté, Mikati avait déclaré à la chaîne de télévision Al-Jadeed qu'il était prêt à mobiliser les armes des milices sunnites si l'armée libanaise n'était pas «en mesure de contrôler la situation». Si sa récente nomination n'a pas suscité la colère de la rue, fatiguée de s'indigner pour se voir sans cesse ramenée à sa propre impuissance, il représente pour beaucoup le visage de la corruption qui gangrène le Liban.

Partir un jour

Quelques semaines après l'explosion du 4 août 2020, les annonces de drames tripolitains se sont succédé dans les journaux: des familles libanaises, embarquées sur de mauvais bateaux, chaviraient dans la Méditerranée, alors qu'elles tâchaient de quitter un pays où la situation était devenue invivable: le Liban commençait à produire des boat-people, chose impensable il y a quelques années encore, alors que la quasi-totalité des bateaux clandestins en provenance du Liban –une vingtaine par an tout au plus– transportaient des réfugiés syriens ou palestiniens.

Fadi Karbajha, dès 2015, s'était embarqué pour l'Allemagne. Chef cuisinier, il avait réussi à obtenir le statut de réfugié, mais n'ayant pu amener avec lui son épouse et ses trois enfants, il s'était finalement décidé à rentrer au pays. Cinq ans plus tard, en septembre 2020, voyant la situation empirer, il a pris le large de nouveau, accompagné cette fois-ci de sa famille et de vingt-huit autres personnes cherchant à rejoindre l'Europe. Le Lady Ryan, bateau touristique reconverti en bateau clandestin sur lequel ils étaient, s'est fait intercepter par la marine chypriote qui les a renvoyés à Tripoli. «Je retraverserai la mer dès que possible, assure Fadi. Je veux vivre avec ma dignité, et je veux un futur pour mes enfants, c'est tout. Ici, tu es confronté en permanence à la violence. Hier encore, en allant chercher ma belle-mère à l'hôpital, je suis tombé sur des gens armés et en colère. Je n'ai pas envie de prendre une balle sur un coup de malchance.»

Mahmoud Hayssam Awad, 28 ans, a quant à lui gardé des séquelles physiques de sa tentative de traversée, et d'autres qui se lisent assez sur son visage. L'an dernier, s'étant retrouvé sans travail et sans ressource, il est parti à la boussole vers la Grèce, accompagné de son frère Samer, de quatre ans son cadet, avant d'être tous deux arrêtés près de Chypre par l'armée. «Ils nous ont menacés avec des armes et les ont baissées quand ils ont vu qu'on les filmait, décrit Mahmoud. Pendant quatre jours, on a dû rester sur le bateau qui était en train de couler, alors on a essayé de boire l'eau de la mer. Ils nous ont finalement mis dans le camp de Pournara, où on a passé quatre mois dans des conditions terribles, à dormir dans la rue.»

Mahmoud a développé une infection au pied, qui lui a laissé de larges cicatrices remontant le long de sa cheville. Les yeux rougis, il raconte l'attente interminable, les vagues promesses sans suite de l'OIM (Organisation internationale pour les migrations), l'impossible statut de réfugié et la façon dont des Libanais d'Australie, ayant eu vent de leur situation, les ont aidés à être rapatriés au Liban. Mais pour Mahmoud et Samer, quitter le camp pour revenir à Tripoli s'apparente à une humiliation supplémentaire, qui ne laisse d'autre perspective qu'un futur départ, quels que soient les risques: «La semaine dernière, la marine libanaise a tiré des balles sur des gens qui essayaient de traverser la mer», relève Samer. Qu'importe, ils retenteront leur chance.

Sur l'immeuble désaffecté de la place al-Nour, les slogans d'espoir peints en lettres géantes pendant la révolution ressemblent désormais à une cruelle blague, narguant des habitants trop fourbus: «Tripoli, ville de paix», «Tripoli est le paradis du Liban»... Plus grand monde n'y prête attention. Ici, on sait que les mots n'ont plus d'importance.

https://www.slate.fr/monde/beyrouth-chroniques-dune-ville-brisee/4-very-bad-tripoli-liban-ville-misere-oubli