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True Story Award 2023

Une histoire de la violence

Le 29 août dernier, à Portland, Aaron Danielson, membre d’un groupe d’extrême droite, était tué par Michael Reinoehl, responsable de la sécurité des manifestations Black Lives Matter, qui était à son tour abattu par la police six jours plus tard. D’un côté, un ancien snowboardeur professionnel, de l’autre un entrepreneur. L’histoire fatale de deux hommes, dans un pays qui s’enfonce lentement mais sûrement dans la violence politique.

Le long d’Alder Street, un clochard ramasse par grosses poignées les petits galets blancs qui décorent la base des chênes, sans se rendre compte qu’à quelques pas de lui, à l’ombre d’un des arbres, il y a sur le bitume le dessin d’une silhouette humaine. Ici, on a ramassé un cadavre. “J’étais de l’autre côté de la rue quand j’ai entendu deux tirs coup sur coup. Des bruits terribles, dont l’écho a semblé rebondir sur les murs des immeubles, raconte Justin Dunlap, qui, ce soir du 29 août 2020, retransmet une manifestation en direct sur ses réseaux sociaux. Sous un nuage de lacrymogène, j’ai vu un type faire quatre pas avant de s’effondrer.
J’étais complètement sous le choc: je venais de filmer un meurtre.” La victime se prénomme Aaron Danielson. Il s’agit, informe la presse, d’un militant d’extrême-droite, et sa mort constitue le premier acte d’une triste chevauchée. Acte deux: l’assassin répond au nom de Michael Reinoehl et est présenté comme un militant d’extrême-gauche. Acte trois: alors qu’il est en cavale, celui-ci confesse son crime dans un entretien diffusé en prime time à la télévision. Acte quatre: Michael Reinoehl est abattu par les forces de l’ordre. Fin. “C’est la triste réalité de la ville dans laquelle on vit, fulmine aujourd’hui Justin Dunlap. Dès le départ, la boite de Pandore était ouverte. Tout ça était inévitable.”
Jalonnée de jardins où poussent les fleurs qui ont donné son surnom à “Rose City”, Portland est d’habitude une ville où il fait bon vivre. Mais depuis plusieurs mois, c’est une poudrière. “Il y a toujours eu des cultures radicales et conservatrices très implantées en ville, des rassemblements dans la rue, mais ce qui se passe aujourd’hui n’est pas comparable, dit Alexander Reid Ross, professeur au sein du département d’histoire de la Portland State University et membre de son Centre d’analyse de l’extrême droite. Portland est le point névralgique d’une tension politique qui rejaillit aujourd’hui sur tout le pays. (dans tout le pays, ou c’est de Portland que ca part et ça se transfère sur le pays ?)” Les rassemblements citoyens qui ont rempli les rues du downtown pour honorer la mémoire de George Floyd et dénoncer un racisme systémique ont vite laissé place à un cycle de violence générale et quasi continu. Toutes les semaines, dans un centre-ville barricadé, des militants Black Lives Matter affrontent des milices battant pavillon trumpien. Un bouillon de nerfs, de cris, de gaz lacrymogènes, de sang aussi, où chaque bord dit que l’autre a allumé la mèche, où les jusqu’au-boutistes imposent leur rythme à ceux qui veulent juste brandir des pancartes. C’est dans ce contexte qu’Aaron Danielson, 39 ans, et Michael Reinoehl, 48 ans, ont évolué plusieurs semaines et fini par se croiser. Fatalement.

Au plafond de sa chambre, Aaron Danielson avait accroché il y a longtemps un grand drapeau américain. Ce fils de vétéran aimait viscéralement son pays. Le premier amendement de la Constitution toujours en bandoulière, il martelait que les citoyens devaient être libres de vivre comme ils l’entendaient. Aussi, l’idée que l’on augmente les impôts, et plus généralement toutes les mesures interventionnistes dites de gauche, lui hérissaient le poil. À bas le “communisme”, aimait-il professer. “Aaron était un vrai conservateur. Il n’aimait pas qu’on lui dise quoi faire, jamais”, dit aujourd’hui son ami Chandler Pappas. Depuis quelques temps, Aaron Danielson s’était mis à fréquenter les rassemblements organisés sous l’éloquent label “Patriot Prayer” par Joey Gibson, tête de proue locale de ce que l’on appelle la droite alternative, une forme de nationalisme  âtinée d’accents évangéliques. Contre la toute-puissance du gouvernement et pour Trump. Pour la légalisation de la marijuana mais contre l’immigration et l’avortement. “Joey Gibson a reçu un appel de Dieu pour faire entendre ses idées et se battre pour une Amérique fière, s’enflamme Michelle Dawson, une fidèle du mouvement. Aaron l’admirait pour ça. Il aimait que nous formions une famille de patriotes soudée.” Au-delà de ses discours enfiévrés, Joey Gibson s’était fait remarquer ces dernières années pour avoir investi le campus d’une université arme au poing afin de protester, justement, contre l’interdiction qui y avait été faite d’en porter une, mais aussi pour avoir provoqué une rixe avec les habitués d’un bar antifasciste. À chaque fois, l’homme avait fini au poste, mais cela ne semblait pas déranger Aaron Danielson.
Michael Reinoehl avait lui aussi un drapeau fétiche, tatoué sur toute la longueur du cou. Un poing noir tendu vers le haut. Reinoehl se disait antifasciste “à 100%, jusqu’au bout”, comme il l’écrivit un jour en ligne. “Être antifa, c’est être pour une certaine conception de la justice et de l’équité avant d’être contre quelque chose. Et cela signifie employer tous les moyens pour faire respecter cela. Voilà ce qu’était Michael”, avance Reese Mooson, l’une des principales figures du mouvement Black Lives Matter à Portland. Dans les longs posts qu’il publiait régulièrement sur les réseaux sociaux, Michael Reinoehl aimait parler de la nécessité de faire en sorte que les générations d’après puissent évoluer dans un monde où l’humanité et la décence régneraient. “En tant qu’êtres humains, nous sommes tous connectés à l’univers et plus encore (…). Sachez que vous êtes ici pour aider les innocents qui n’ont pas les mêmes connaissances”, posta-t-il un jour. C’est pour donner corps à son engagement qu’il avait pris part aux manifestations du printemps, jusqu’à en devenir un personnage à part entière, reconnaissable entre tous, grâce à son tatouage. “Sa présence avait quelque chose de fort. Il n’avait jamais vécu ce que nous subissons quand on est noir, mais il le ressentait au plus profond de son cœur, souligne Teal Lindseth, un autre visage connu de BLM. Il était notre meilleur allié.”

Natif d’une banlieue sans histoire de Portland, Michael Reinoehl se passionne à l’adolescence pour le snowboard, qu’il pratique sur les sommets s’étirant à l’est de la ville. Cette façon de s’envoler très haut dans les airs, qui lui vaut le surnom de Big Mike, lui permet d’embrasser une carrière professionnelle. Reinoehl dispose de quelques sponsors et voyage d’une piste à l’autre dans le grand Ouest américain. Il en vit, plutôt chichement, pendant plusieurs années, jusqu’à devoir prendre sa retraite, ce qui le plonge dans une profonde dépression. Pour subvenir aux besoins de sa femme, de son fils, de sa fille et de son chien, un husky de Sibérie, Michael Reinoehl se trouve des petits boulots d’appoint sur des chantiers. Il emprunte de l’argent, aussi. Au terme de longues disputes et d’un douloureux combat juridique, sa femme divorce. Et ses créanciers sont féroces. Michael Reinoehl est aux abois. Il fait envoyer tous les courriers d’huissiers chez sa sœur, et tanne sa mère, qui n’a jamais roulé sur l’or, pour qu’elle lui donne ce qu’elle a en poche. “Michael était un personnage très nébuleux qui allait et venait dans nos vies, a récemment raconté sa sœur dans les colonnes de The Oregonian, le quotidien local. Avec ma mère, il pouvait être très cruel s’il n’arrivait pas à ses fins. Il la faisait culpabiliser.” Il s’acoquine aussi avec des gros durs des faubourgs noirs de l’East Side.
Il trafique, et dans sa vieille Cadillac, le voilà qui trimballe “des sacs d’herbe énormes, mais aussi des acides et de la cocaïne, raconte Xavier Warner, l’un de ses compagnons de manifestation. Mike connaissait du monde depuis longtemps dans le ghetto”. Il arrive même plusieurs fois que Michael Reinoehl braque des bandits de la concurrence. Progressivement, il perd contact avec sa mère et avec sa sœur. Il ne lui reste que ses enfants, son chien et ses complices de l’East Side.
Aaron Danielson, lui, est originaire de Spokane, dans l’État de Washington, à plusieurs centaines de miles au nord de Portland. L’homme grandit dans une maison en bois perchée en haut d’une colline, que son père a construite de ses propres mains. Dès le lycée, il file s’installer à Portland, où il gagne sa croûte en travaillant pour une petite entreprise de déménagement avant de lancer, avec un de ses colocataires, sa propre enseigne: North West Specialty. L’idée consiste à déménager ce que personne d’autre ne veut déménager, du plus insolite au plus lourd. “Ses affaires marchaient bien. Il connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait”, note Stephanie Wilcox, l’une de ses premières fiancées. La semaine, “Jay”, comme il se fait surnommer, a ses habitudes au comptoir du Pit Stop Grill où il aime trinquer et palabrer à propos des théories du physicien Stephen Hawking. Mais tous les dimanches ou presque, il roule plusieurs heures pour rejoindre un petit parc de campagne où ses amis des Patriot Prayer organisent des prières collectives “pour la paix”. Ceux-là correspondant à l’image que l’on peut se faire d’un milicien de droite: fanas de la gâchette, racistes et plus si affinités. Le professeur Alexander Reid Ross apporte une nuance: “Les groupes de la droite alternative sont toujours divisés en deux. D’un côté des gens, dont faisait partie Danielson, qui détestent l’immigration massive mais n’ont rien contre les immigrés. De
l’autre, des militants racistes qui veulent exterminer la gauche. Les premiers apprécient la force physique des seconds. Et les seconds se servent des premiers pour gagner en audience.”
Malgré leurs idées et leurs parcours diamétralement opposés, Aaron Danielson et Michael Reinoehl auraient pu s’entendre sur un point. Dès qu’ils le peuvent, les deux hommes se fondent dans les paysages immenses de l’Oregon. Reinoehl aime toujours glisser sur son snowboard. “Il prenait sa voiture et partait en montagne comme ça. Il m’avait promis qu’un jour il m’emmènerait avec lui pour que je vois la neige”, dit le jeune Randy McCorkle, pour lequel Big Mike s’était pris d’affection dans les manifestations. Aaron Danielson explore lui les innombrables sentiers de randonnée serpentant sur les hauteurs de Portland, jusqu’à l’océan voisin. Ce célibataire qui rêve d’avoir six enfants s’en va souvent seul: il boit de l’eau de source, lance un feu avec quelques branches et un peu de cire fondue et dort à la belle étoile, même en hiver. “Aaron ne disait jamais où il allait, remet Michael Hamilton, son ancien colocataire. C’était son monde à lui.” Et puis le printemps 2020 arrive, renversant toutes les habitudes. Aaron Danielson et Michael Reinoehl n’ont alors plus le temps, et encore moins l’envie, d’aller dans la nature. Tout ce qui leur importe désormais, ce sont les rues de Portland et l’histoire qui s’y joue.

Le vendredi 28 mai au soir, plusieurs dizaines de manifestants dénoncent la mort de George Floyd sous les fenêtres du Justice Center de Portland, le quartier général de la police municipale. Le début d’une longue série de rassemblements quotidiens qui ne cessent de prendre de l’ampleur. Michael Reinoehl veut en être. Un soir, il s’immisce dans la foule qui tangue derrière les tifos “Black Lives Matter” et rejoint les premières lignes, où marchent les personnages les plus en vue du mouvement. “Michael est arrivé de nulle part et m’a dit: ‘Black Lives Matter, c’est ce que je suis, c’est ma vie. Je veux être utile’”, raconte Reese Mooson. Le grand gaillard devient la vigie du cortège, un genre de garde du corps général. “Il était toujours là pour assurer nos arrières, même quand on allait aux toilettes. Avec lui, on se sentait en sécurité”, dit l’antifa Tiffany Wickwire. Lors de l’une des premières marches, quand un homme en voiture brandit un pistolet à sa fenêtre, Big Mike parvient à le lui faire ranger avec un sourire et quelques bons mots. Ce qui n’empêche pas le grabuge des autres jours ?. La police tire au gaz et embarque les gens manu militari, des manifestants partent à l’assaut des commissariats, d’autres abattent des statues. Le centre-ville ressemble à une guerre de tranchées.
Aaron Danielson n’a aucun mal à choisir son camp. Il exècre ces manifestants, qu’il tient pour seuls responsables du chaos. “Aaron voyait en eux une bande de sociopathes en perdition, des camés un peu trop émotifs. C’était un petit entrepreneur et il ne supportait pas que des commerces ferment à cause d’eux”, résume Chandler Pappas. Aaron Danielson n’a pas confiance dans les médias, alors il filme aussi les manifestations. C’est sa responsabilité de patriote, dit-il. Tous les soirs, il suit la foule à la trace, son téléphone droit devant lui et un patch en velcro à la gloire de la police attaché à son sac. Danielson annule même ces deux jours de camping en altitude prévus avec ses amis pour son anniversaire. Il se laisse happer tout entier par la rue. “Aaron adorait l’adrénaline, c’était son pêché mignon, analyse Michael Hamilton. On parle de quelqu’un qui a eu 19 accidents de motos mais que cela n’a jamais empêché de repartir sur les routes à chaque fois.”
Michael Reinhoel, lui, n’aime rien d’autre que de partager du temps avec tous ces jeunes militants qui l’appellent avec tendresse Oncle Mike. Teal, Xavier, Randy et les autres sont sa nouvelle famille. Outre ces moments où il faut battre le pavé, Michael Reinoehl les emmène à l’université ou chez le médecin dans sa Cadillac qui branle du capot, ils vont déjeuner d’immenses plats de pancakes et boire du café plein d’eau, et il leur arrive de passer des heures à trainer au bord du fleuve. Un soir où ils sont allongés dans l’herbe à regarder les étoiles, l’oncle Mike se confie à Xavier Warner. “Il nous a remerciés d’être là, raconte ce dernier. Il disait qu’on lui avait ouvert les yeux sur une autre vision du monde. J’ai l’impression qu’avec nous sa vie avait changé.” Quelques temps plus tard, Michael Reinoehl se fait tatouer ce fameux poing noir. Xavier Warner: “J’ai halluciné. Je lui ai demandé si ça faisait mal, il m’a juste répondu: ‘La révolution fait mal. Ce tatouage, je l’ai fait pour la révolution, pour vous.’”

C’est l’été maintenant. Les températures montent, et les choses vont de mal en pis à Portland. À la répression de plus en plus violente de la police viennent se superposer les sorties de plusieurs bataillons de miliciens, des Proud Boys, des Three Percenters ou de certains fidèles de Joey Gibson. Souvent cachés derrière des lunettes de soleil aux verres épais, vêtus parfois d’un gilet pare-balles, d’un sweat au motif camouflage ou d’un t-shirt à l’effigie de Donald Trump, ils harcèlent les gens de Black Lives Matter. “La violence a d’abord été le fait de l’extrême-droite. Principalement des éléments venus des banlieues de Portland pour battre en brèche la morale libérale de la ville, comme ils l’avaient fait après l’élection d’Obama”, précise le professeur Alexander Reid Ross. Dans son rôle d’ange gardien de la cause BLM, Michael Reinoehl est aux aguets. “Il savait que les choses pouvaient dégénérer n’importe quand. On risquait d’être blessé ou de finir en prison. Comme nous tous, il était sacrément tendu”, situe Teal Lindseth. Un jour que Xavier Warner vient à sa rencontre le visage couvert de plaies sanguinolentes après être tombé dans une embuscade tendue par des inconnus, Michael Reinoehl explose de rage: “Rien à foutre, je vais me calibrer. Tant pis.” Ainsi défile-t-il dorénavant en ville avec un Glock noir dissimulé dans sa sacoche. Mais c’est lui qui finit par prendre une balle. L’après-midi du 26 juillet, alors qu’il commande à manger avec sa fille et quelques antifa, deux hommes qui ont tout l’air d’être des Proud Boys apparaissent au coin de la rue. L’un d’eux traite Xavier Warner, le petit protégé d’Oncle Mike, de “nègre”. Le garçon riposte d’un coup de poing. C’est la bagarre et, dans la mêlée, celui qui a lancé les hostilités sort un pistolet. “Michael s’est jeté pour me protéger. La balle lui a éraflé une côte avant de traverser son bras. Sans ça, je serais mort”, reconstitue Xavier Warner. Il y a du sang partout. Dans la petite clinique de son quartier, le blessé, rongé par la douleur, s’évanouit. À peine quelques jours plus tard, le bras pansé mais encore tâché de rouge, il retourne dans les manifestations.

La tension monte encore. Le 8 août, un certain Louis Garrick Fernbaugh, ancien soldat des forces spéciales, fait exploser trois bombes artisanales dans un parc fréquenté par des militants de gauche, sans faire de victimes. Le 15 août, le conducteur d’une grosse voiture noire lance un autre explosif bidouillé sous le nez d’un petit groupe réuni sur un parking, pour le même résultat. Le même jour, un membre des Proud Boys drapé dans une bannière américaine braque son paintball sur des manifestants, créant un mouvement de panique. Et le 22 août, le même homme dégaine cette fois un vrai pistolet face à une caravane Black Lives Matter. Là encore, aucun dégât à signaler. Mais au fond des tripes de Michael Reinoehl brûle la terrible conviction que le pire finira forcément par arriver. Dans un commentaire posté sur Internet, il écrit: “Nous avons une chance de changer les choses. Mais ce sera un combat comme il n’y en a jamais eu. Ce sera une guerre et comme dans toutes les guerres, il y aura des pertes.”
Aaron Danielson ne participe pas à ces attaques menées par “l’Alt-right”. “Aaron, c’était plutôt celui qui empêchait la bagarre, défend Chandler Pappas. Un soir, dans une épicerie, j’ai failli me battre avec le patron parce que je ne voulais pas porter de masque. Aaron est intervenu pour me calmer. Il ne cherchait pas la violence.” Il est pourtant armé quand il va aux manifestations. À la ceinture, il porte une bombe lacrymogène achetée dans une quincaillerie du coin. Pour se défendre, dit-il. D’après lui, ce sont les antifas qui jettent de l’huile sur le feu. Il les a filmés en train d’envoyer des ballons remplis d’urine sur les sympathisants de Donald Trump, ou d’attaquer à plusieurs un chauffeur de camion. “Avec toute cette violence, Aaron était plus nerveux, croit savoir son ancienne fiancée Stéphanie Wilcox. Il me disait que quelque chose de terrible allait se passer.” Ce n’est pas la première fois qu’Aaron Danielson lui fait miroiter la possibilité de l’apocalypse. Du temps où ils étaient ensemble, il veillait à ce qu’ils aient toujours un sac de survie avec de l’eau filtrée, un masque à gaz et quelques boîtes de conserve au cas où une catastrophe naturelle arriverait.
Désormais, Aaron Danielson redoute que soit finalement venue l’heure d’un genre de grand soir. Dans de longs mails dégoulinant de paranoïa, il explique à ses parents que les Nations-unies ou la Chine, par l’intermédiaire de l’élection de Joe Biden, pourraient bientôt s’emparer du pouvoir dans le pays. On le voit un jour crier contre des manifestants BLM rassemblés à une station essence. Un autre soir, il se fait asperger de gaz au poivre. Il envoie alors une photo de lui à Stéphanie Wilcox, saisie d’effroi lorsqu’elle découvre les traits bouffis et le regard noyé par les larmes de son ancien amoureux. Le 29 août à 15h32, elle lui écrit:
“Bordel, arrête d’aller en centre-ville. C’est en train de dégénérer. Tu n’as pas envie de finir blessé ou par avoir à blesser quelqu’un. Je me fais du souci pour toi.” Elle ne recevra jamaisde réponse.

Ce samedi 29 août 2020, il fait grand soleil à Portland. De quoi ravir les fidèles de Donald Trump qui ont prévu de parader dans les larges avenues du centre-ville à bord d’une centaine de véhicules. Le “Trump 2020 Cruise Rally” doit être une démonstration de force. Aaron Danielson a prévu de le documenter en compagnie de Chandler Pappas. Une casquette barrée du logo Patriot Prayer sur le crâne, il passe prendre son ami et les deux compères repassent à la quincaillerie acheter du gaz, mais aussi un couteau et des billes de peinture. Danielson porte aussi des gants de protection. Ce jour-là, on dirait qu’il se prépare à la guerre. En fin d’après-midi, dès que la “Trump Cruise” entre dans Portland par le sud, des militants Black
Lives Matter ralentissent son parcours à coups de quolibets. Pour s’ouvrir le passage, les trumpistes tirent des rafales de billes de peinture. En retour, ils reçoivent des crachats et, c’est de saison, des boules de glace. “En vérité, l’atmosphère n’était pas particulièrement tendue.
Cela semblait être une journée comme une autre, avec les types de droite qui y allaient de leur petite violence”, note le vidéaste Justin Dunlap. À 20h55 précises, Aaron Danielson et Chandler Pappas traversent la 3 e Rue d’un pas décidé puis descendent Alder Street en direction du sud, où subsistent encore des poches de chahut. La suite est une succession d’images au stroboscope. Quelqu’un dans la foule, peut-être un militant antifa, pointe du doigt les deux amis en hurlant: “Attention, il y en a deux, là!” Michael Reinoehl apparaît alors sous un lampadaire, un fusil d’assaut dans les mains. Déviant son chemin jusqu’au trottoir opposé, Aaron Danielson dégaine sa bombe lacrymogène. Et Big Mike, Uncle Mike, tire, deux fois, avant de s’enfuir à grandes enjambées. “Cela s’est passé en quelques secondes à peine, dit Chandler Pappas, qui se trouvait alors un pas ou deux devant son ami. La première balle a explosé la bombe en libérant tout le gaz, avant de toucher Aaron au cœur.” Une jeune femme noire, infirmière dans les rangs de Black Lives Matter, se précipite sur Aaron Danielson pour lui prodiguer des soins d’urgence. Cela ne sert malheureusement à rien: il est déjà mort.
Ayant réquisitionné la vidéo de Justin Dunlap, et après avoir visionné les images des caméras de surveillance installées aux alentours, le Portland Police Department identifie sans mal Michael Reinoehl, notamment grâce à son tatouage. Surtout, elle reconstitue le déroulé des évènements. Il apparaît d’abord qu’Aaron Danielson et Chandler Pappas marchent à côté de l’antifa sans qu’il ne se passe rien. Michael Reinoehl court ensuite se cacher sous un porche en attendant que les deux autres ne le dépassent. Une fois dans leur dos, il ressurgit sous la lumière et dégaine l’artillerie lourde, qu’il gardait jusque-là dans son sac à dos. Pour les enquêteurs, il est clair que Michael Reinoehl avait l’intention de s’en prendre à Aaron Danielson. “C’est une exécution, lance Chandler Pappas, qui hurle alors aux côtés de la victime sur le trottoir. Je voulais absolument trouver l’assassin, je voulais le tuer!” Tandis que la police et les milices de Portland le cherchent en ville, Michael Reinoehl appelle son ami Xavier Warner d’un téléphone à usage unique acheté dans une supérette. Celui-ci prend la route à la nuit tombée avec la fille d’Uncle Mike et roule vers le nord, d’abord sur la highway puis sur de petites routes sinueuses. Il se gare devant un motel. Michael Reinoehl l’attend sur le parking. “Il n’a exprimé aucun regret. Il m’a juste dit qu’il avait fait ce qu’il fallait, que c’était une question de vie ou de mort. Mais il tremblait, il n’était pas serein”, raconte aujourd’hui Warner. Uncle Mike lui dit aussi qu’il n’a pas l’intention de se rendre. En prison, il aurait trop peur que la police laisse des miliciens lui faire la peau. Le commissaire général de la police de Portland n’a-t-il pas été épinglé l’année dernière pour avoir confié quelques informations sur les antifa à Joey Gibson, des Patriot Prayer? Pour Michael Reinoehl, ce sera la cavale ou rien. Sur le parking du motel, sa fille lui demande ce qu’ils vont devenir. Elle pleure. Il lui dit qu’il trouvera bien une solution. Au bout d’une heure, il est temps de s’en aller. “J’ai pris Uncle Mike dans mes bras et lui ai dit qu’on était une famille pour toujours, reprend Xavier Warner. Sur le chemin du retour, j’ai pleuré. Je ne savais pas si je le reverrais.” Le jeudi 3 septembre, Michael Reinoehl s’affiche pourtant en grand à la télévision. Depuis sa cachette, il a accordé un entretien à un journaliste de la chaîne Vice. Il explique qu’il a tiré sur Aaron Danielson parce que celui-ci s’apprêtait à attaquer un manifestant BLM. “J’aurais pu m’asseoir et regarder mon ami noir se faire tuer, pose-t-il.

Mais à la fin, je me suis dit que je ne pouvais pas laisser faire ça.” Un récit qu’aucun indice n’a jamais permis de corroborer.
Au moment où Michael Reinoehl passe à la télévision, les hommes de la US Marshals Pacific Northwest Violent Offenser Taskforce savent désormais où il se trouve. D’après un témoignage anonyme parvenu à la police de Portland, Michael Reinoehl occupe un appartement de Lacey, à plus de 200 kilomètres au nord. Au téléphone avec ses amis de Black Lives Matter, Michael Reinoehl leur demande de s’occuper comme ils peuvent de ses enfants.
Tiffany Wickwire lance une collecte de fonds en ligne qu’elle envoie par message à Michael à 18h27 le vendredi 4 septembre. Elle lui demande de faire attention, aussi. À 19h04, le fugitif s’aventure dehors quand deux énormes véhicules déboulent de part et d’autre de la rue.
Quatre hommes en sortent précipitamment, fusils d’assaut et pistolets au poing. Quand ils voient Michael Reinhoel sortir à son tour une arme, ils tirent tout ce qu’ils peuvent tirer. Big Mike s’écroule au pieds d’une boîte aux lettres.
Dans un bulletin publié le lendemain de l’opération, le ministre de la Justice américain William P. Barr salue la mise au pas définitive d’un “dangereux fugitif (…), une franche réussite dans le cadre des efforts faits pour imposer l’ordre et la loi”. Devant le perron du Center of Justice, où se rassemblent les proches de Michael à l’annonce de la fusillade, on dénonce une bavure. Un rapport d’enquête établit en effet que Michael Reinoehl n’avait pas d’arme en main au moment où il s’est retrouvé nez à nez avec la police, mais un téléphone portable. En outre, selon le témoignage de 21 personnes sur 22 présentes aux alentours, les US Marshals ne se seraient à aucun moment identifiés, et n’auraient pas non plus récité les sommations réglementaires. D’après les calculs des enquêteurs, sur les 37 balles tirées par quatre agents, une est allée se loger dans le mur de la cuisine d’un voisin et une autre dans la pelouse d’un jardin privé.

Depuis ces jours funestes, les quatre policiers n’ont fait l’objet d’aucune poursuite en particulier. Les amis d’Aaron Danielson et de Michael Reinoehl pleurent et saluent leur mémoire. Le vide est terrible, disent-ils. Au début du mois d’octobre, Chandler Pappas et quelques acolytes ont foncé sur le centre-ville de Portland pour voler la statue métallique représentant un cerf, érigée comme un totem par les militants antifascistes. Dans la foulée, ces derniers déracinaient une statue centenaire de l’ancien président conservateur Theodore Roosevelt et tagguaient “Dakota 38” sur celle d’Abraham Lincoln, en référence à la plus importante exécution de masse de l’histoire américaine. Œil pour œil, dent pour dent.