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True Story Award 2023

Le mystère Chevaline

Qui a tué cette famille de touristes anglais et ce cycliste français au bord d’un parking de Haute-Savoie le 5 septembre 2012? Pourquoi? Et qui était visé, des uns et de l’autre? Au bout de dix ans d’enquête, de recoupements, de mises en cause et de gardes à vue, le mystère demeure, faisant de cette affaire l’un des cold cases les plus célèbres de France. Pourtant, les enquêteurs n’ont pas dit leur dernier mot.

1. À la Combe d’Ire

Samedi 25 août 2012, Saad al-Hilli passe une dernière fois au bureau. Il croise par hasard un collègue français, Benjamin K. Les deux hommes sont seuls dans les locaux de la société Surrey Satellite Technology, une filiale d’EADS adossée à l’université de Guildford, au sud-ouest de Londres. Ils se connaissent sans être intimes. Cinquante mètres séparent leurs postes de travail. Pour Benjamin K. comme pour les autres employés, Saad al-Hilli est un gars jovial qui semble aimer la vie et ce qu’elle lui a apporté jusqu’ici. L’Anglais d’origine irakienne travaille comme sous-traitant. Ingénieur en conception mécanique, il fait partie d’une petite équipe de cinq ou six consultants en aéronautique chargés de la conception des pièces des satellites Galileo dans leur application civile. Ses prestations, de six ou douze mois, sont facturées avec l’une des deux sociétés qu’il a créées: Shtech, en 2001, puis AMS 1087, en 2007. Ses revenus, comme sa situation sociale, paraissent enviables. Marié et père de deux enfants, Saad al-Hilli, 50 ans, est propriétaire d’une maison à Claygate, une bourgade bucolique du Surrey prisée des footballeurs londoniens et des courtiers de la City située à 30 minutes de son lieu de travail. L’aisance discrète de Claygate n’empêche pas d’avoir des envies d’ailleurs: Saad a commencé à se renseigner sur les offres d’emploi autour du lac d’Annecy, en France, où il songe de plus en plus à s’installer. Pour l’heure, il n’a pas pris de vacances depuis longtemps. Il doit les passer avec son épouse, Iqbal, leurs deux filles, Zainab et Zeena, et sa belle-mère, Sallem Suhaila al-Allaf, installée depuis plusieurs années en Suède. Le départ est prévu dans quelques jours, mais son break BMW bordeaux et la caravane, garés dans le jardin, sont déjà prêts à prendre la route. Saad a l’air content de partir. Au moment de saluer son collègue français, il lui dit simplement s’en aller “dans le Sud de l’Europe”.

La famille al-Hilli traverse la frontière avec le ferry qui relie Douvres à Calais dans la nuit du 29 au 30 août. Quarante-huit heures plus tard, après deux étapes, elle arrive en Haute-Savoie. C’est la fin de journée. Les al-Hilli s’arrêtent dans l’un des nombreux campings de la rive ouest du lac d’Annecy. Ils n’ont pas réservé, mais le Camping Europa n’est occupé qu’à 50% de sa capacité. Saad ne sait pas combien de jours ils resteront sur place. Sur la fiche de renseignements, il indique malgré tout le 4 septembre comme date de départ, et se dirige vers l’emplacement 210, qu’on leur a attribué. Comme souvent dans les Alpes à la fin de l’été, un violent orage a éclaté un peu plus tôt. La température frôle les dix degrés. Malgré le déluge et le froid, Saad bataille pour installer l’auvent sur sa caravane. Les employés du camping s’étonnent de le voir s’entêter à sédentariser sa famille pour si peu de temps. Le lendemain, le soleil est revenu sur le lac d’Annecy. Zainab, 7 ans, et Zeena, 4 ans, profitent du complexe aquatique du camping, dévalent les toboggans de la piscine et s’amusent avec les enfants des voisins, anglais eux aussi. Le 3 septembre, un jour avant la date de départ annoncée, Saad passe à la réception pour signifier leur départ. Il ne donne pas d’explication, ne fait aucun reproche sur la qualité de son séjour, règle simplement le manque à payer de 73,40 euros par carte bancaire. Puis les al-Hilli parcourent moins de trois kilomètres et s’arrêtent à un autre camping, Le Solitaire du Lac. Ils y ont déjà séjourné l’été précédent. C’est un camping traditionnel, géré depuis trois générations par la même famille. Il n’y a pas de complexe aquatique, seulement un accès direct au lac et une vingtaine de mobil-homes. Le même jour, Saad passe un appel à une banque de Genève, où son père a ouvert un compte en 1984, pour annoncer sa venue.

Quarante-huit heure plus tard, le 5 septembre, Saad demande à son aînée ce qu’elle aimerait faire aujourd’hui. Il suggère deux possibilités: aller faire du shopping à Annecy, ou bien une balade en montagne. Zainab a envie de montagne. Saad ne demande pas de conseils d’itinéraire aux employés du camping. Vers 14h30, la famille s’engouffre dans le break BMW. Elle dépasse les villages de Saint-Jorioz, Duingt, Brédannaz et Lathuile, avant de tourner au deuxième panneau qui indique “Doussard/Chevaline”. Sur la route, les al-Hilli font une pause à Arnand, un hameau habité par des retraités et des jeunes couples aisés. À 15h15, ils s’arrêtent devant l’une des façades fleuries du petit village. Sallem Suhaila prend tout le monde en photo avec un iPad, et la famille remonte en voiture. Au niveau de Chevaline, des artisans en maçonnerie font des travaux dans un chalet racheté par des Anglais. Le chantier mord sur l’asphalte. Saad ralentit, puis s’engage sur la route de la Combe d’Ire. C’est une voie étroite, qui appartient à l’ONF, l’Office national des forêts. Elle est en mauvais état, truffée de nids-de-poule, et serpente le long de l’Ire, un torrent de montagne capricieux et bruyant. Au début de la montée, un panneau prévient, en plusieurs langues, que la route est dangereuse et qu’elle s’arrête dans trois kilomètres. Après, un sentier en herbe part sur la droite. Et sur la route principale, un panneau indique “Interdit sauf riverains et forestiers”.

Le même jour, à 20 kilomètres de là, Sylvain Mollier s’apprête à faire une sortie à vélo. Il ne doit pas travailler –il est en congé parental– et vient de s’offrir un nouveau cycle haut de gamme, qu’il a envie de mettre à l’épreuve. Sylvain Mollier vient d’Ugine, une petite ville à la fois proche et éloignée du décor des cartes postales de la Savoie. Ugine, c’est les usines, l’industrie lourde. Un bourg de 8 000 habitants où, depuis plus d’un siècle, l’on fabrique des aciers spéciaux. Cela donne à l’endroit des allures de petite Lorraine au milieu des Alpes. Ugine a accueilli plusieurs vagues d’immigration italienne venues faire les saisons dans la sidérurgie avant de se fixer pour devenir des locaux et prendre le même accent traînant. Sylvain Mollier, 45 ans, est un gars du coin. Enfant, il a pratiqué le rugby au club local, dont son père a été l’un des dirigeants. Avec l’âge, il s’est mis au vélo. Il a grandi avec ses trois frères, Christophe, François et Alain, et sa sœur, Sylviane, dans une maison proche de la cité des Nants Troubles, située à la sortie de la ville. Comme son père et son frère aîné, François, Sylvain travaille à l’usine Cezus. Il n’a pas eu besoin de piston: le carnet de commandes est plein pour les cinq années à venir. Au rythme des changements d’horaires des trois-huit, il s’arrête de temps en temps boire un café à l’Auberge des Fontaines, où il discute des résultats sportifs du jour ou des matchs à venir avec les autres clients. Au comptoir, il est toujours discret et convivial. Sa jeunesse n’a pas été plus agitée. Mollier n’a jamais fait partie d’aucune bande, il n’a jamais créé d’embrouilles dans les bals ou les concerts d’Ugine, qui, dans les années 1980, vivait le rock comme un moyen d’identification avec sa culture industrielle. Pendant neuf ans, il a été en couple avec une coiffeuse de la ville. Ils ont eu deux enfants, avant de se séparer.

Il y a deux ans, il a rencontré Claire Schutz lors d’un voyage en Italie organisé par le comité d’entreprise de l’usine. La jeune femme, quinze ans plus jeune, n’était pas célibataire mais a eu un coup de foudre. Le couple vient d’avoir un fils. Claire est la pharmacienne de Grignon, un village au bord de l’Isère, treize kilomètres plus loin. Elle a tout juste pris le relais de ses parents, venus s’installer dans la région au début des années 1980 pour ouvrir leur pharmacie. Depuis qu’il est à la retraite, son père, Thierry Schutz, se consacre davantage aux sorties à vélo, et le nouveau compagnon de sa fille l’accompagne parfois. Un mois plus tôt, pour fêter la naissance de son petit-fils, Thierry a même payé un coup à tous les participants du jour. Mais ce mercredi 5 septembre, c’est seul que Sylvain Mollier prend la route. Habitué des balades dans le Beaufortain, il a, cet après-midi-là, envie d’autre chose. Son beau-père lui a conseillé de nouveaux itinéraires à explorer. Il quitte sa maison d’Ugine, où il vient d’emménager avec Claire, et s’engage sur les quinze kilomètres de piste cyclable en direction d’Annecy. Avant le bout du lac, il tourne sur sa gauche pour traverser Chevaline. À 15h28, alors qu’il entame la montée de la Combe d’Ire, il reçoit un coup de téléphone de sa première compagne. La conversation, qui porte sur une question d’organisation avec les enfants, ne dure pas longtemps. Après avoir raccroché, Sylvain Mollier remonte sur son vélo et dépasse un vététiste. La pente modérée est largement à sa portée, au moins jusqu’à ce virage situé après le petit parking du Martinet, qu’il aperçoit à gauche, sur le bas-côté. Sylvain Mollier s’arrête quelques mètres avant le panneau d’information de l’ONF. À peu près au même moment, le break des al-Hilli arrive.

Moins de quinze minutes plus tard, quand le vététiste parvient à son tour au parking, il découvre un carnage. Au sol, près du vélo qui l’a dépassé un peu plus tôt, gît le cycliste, comme si le puissant break BMW l’avait percuté. Dans un premier réflexe, il déplace son corps à l’abri de la route, puis se dirige vers la voiture, dont le moteur tourne encore. Les vitres sont criblées de balles. Il en brise une pour couper le contact. Dans le véhicule, trois personnes inanimées, vraisemblablement mortes. À proximité, une petite fille est allongée sur le sol. Le vététiste, un Anglais d’origine néo-zélandaise nommé William Brett Martin qui possède une résidence secondaire dans le village voisin de Lathuile, réalise qu’elle est toujours vivante, mais gravement blessée. Ancien pilote de la Royal Air Force, il a conservé quelques automatismes et place l’enfant en position latérale de sécurité. Pour Sylvain Mollier, il n’y a rien à faire –son cœur ne bat plus. Brett Martin regarde son téléphone: pas de réseau. Il fait demi-tour vers Chevaline, croise un groupe de randonneurs. Sur un ton qui ne laisse aucune place au doute, il leur dit qu’il y a eu un massacre et leur demande d’appeler les secours. Il est 15h44. Les premiers véhicules des pompiers, escortés par les gendarmes du bourg voisin de Faverges, arrivent sur les lieux vers 16h. L’enfant est évacuée en urgence vers le CHU de Grenoble.

Dans les bureaux du tribunal d’Annecy, le téléphone sonne aussi. Le magistrat de permanence du parquet apprend la nouvelle et informe sans attendre le procureur, Éric Maillaud. Tous deux se rendent immédiatement sur place. À leur arrivée, les gendarmes de Faverges sont en train de déployer la Rubalise pour définir le périmètre de la scène de crime en attendant l’arrivée des enquêteurs de la section de recherches de Chambéry. Ce sont eux que le procureur va charger des investigations. Pour l’heure, il s’agit de se retirer du périmètre sur la pointe des pieds, afin de ne pas effacer d’éventuels indices et d’identifier les victimes. Dans le véhicule immatriculé en Grande-Bretagne, seule la femme la plus âgée, assise à l’arrière, a sa pièce d’identité sur elle –un passeport suédois. Aucun indice en revanche pour l’homme et la femme installés devant ni pour le cycliste. Claire Schutz, inquiète que son compagnon tarde à rentrer de sa sortie, a déjà prévenu les gendarmes. Un cycliste porté disparu dans la région? Les enquêteurs font rapidement le lien. En quelques vérifications, Mollier est identifié. En revanche, la tâche est moins aisée pour les passagers de la voiture. C’est finalement le patron du Solitaire du Lac qui fait le rapprochement en voyant défiler sur sa télévision les premiers bandeaux des chaînes d’information en continu. Des Anglais avec un break, il en a justement qui sont arrivés deux jours plus tôt, et leur véhicule ne se trouve pas devant leur caravane. Aux gendarmes, il affirme également que le couple n’a pas une fillette, comme la télévision le répète en boucle, mais deux.

À minuit, les enquêteurs arrivent au camping. Ils trouvent les passeports de la famille dans leur caravane et peuvent enfin identifier avec certitude la famille al-Hilli. Le gérant du camping disait vrai: le couple a bien deux fillettes. La plus âgée, Zainab, vient d’être opérée à Grenoble –elle souffre d’une double fracture du crâne et d’un hématome sous-dural–, avant d’être placée en coma artificiel. Aucune trace de la seconde. La nuit est maintenant noire sur la scène de crime, éclairée à la torche et aux projecteurs. Les spécialistes de l’Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), dépêchés en urgence de leur base de Pontoise, ont commencé les relevés: des traces de pneus, des étuis à cartouches, des douilles de calibre 7.65mm, un bout de crosse de pistolet. Ils avancent prudemment jusqu’à la voiture. Vers 0h30, près de neuf heures après le carnage, ils découvrent, cachée sous la jupe du cadavre de sa mère, une petite fille prostrée, en état de choc, mais indemne. Quand un gendarme la prend dans ses bras et que l’enfant, comprenant qu’elle est sauvée, lui sourit, “il n’y a plus ni gendarmes ni enquêteurs, se rappelle aujourd’hui Éric Maillaud. Il y a seulement des pères et des mères de famille”.

Pendant les premières 48 heures, sous la direction du procureur, les enquêteurs procèdent à de multiples vérifications. Le ratissage des douilles sur la zone et le morceau de crosse retrouvé au sol permettent de s’orienter vers l’usage d’une seule arme de poing, probablement un Luger P06 Parabellum, un pistolet de fabrication suisse dont l’armée helvétique a été dotée au début du XXe siècle. L’arme, produite à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, est prisée des collectionneurs et relativement facile à se procurer dans la région. Le tueur, remarquent aussi les enquêteurs, s’est montré très précis. Il a tiré 21 coups de feu en moins de deux minutes sur des cibles en mouvement. Dix-sept ont atteint les victimes. Le cycliste est le plus touché: il a reçu trois balles dans le dos et deux balles dans la tête. Saad al-Hilli et son épouse, Iqbal, assise à ses côtés, ont tous les deux reçu quatre balles, dont deux dans la tête. Sallem Suhaila, la mère d’Iqbal, trois balles, dont deux en pleine tête. Zainab, enfin, a reçu une balle dans l’épaule et un violent coup de crosse sur la tête, comme si l’arme s’était enrayée et que l’assassin n’avait pas pu l’abattre à bout portant. Les balles dans la tête, estiment les gendarmes, ont été des tirs d’achèvement. Cela leur donne une première indication sur le profil chevronné du tireur, car il faut une détermination et un profil psychologique particuliers pour agir de la sorte. Les traces de pneus relevées autour du véhicule et sur le départ du chemin forestier un peu plus haut sont photographiées et mesurées. Enfin, dans la caravane des al-Hilli, les gendarmes trouvent des papiers, un chéquier, une carte bancaire et plusieurs disques durs. Collé sous la roulotte, ils remarquent également un morceau de sparadrap, qui leur fait penser qu’un tracker GPS a pu être installé sur le véhicule. Le 7 septembre, le procureur ouvre une information judiciaire pour assassinats et tentatives d’assassinat. Il saisit deux juges d’instruction.

Les premiers résultats de l’autopsie révèlent l’absence de substances toxiques dans le sang des victimes. Ils montrent également que Mollier, en plus des balles reçues, a été violemment percuté par le véhicule des al-Hilli. Les gendarmes pensent que Saad a tenté de prendre la fuite, mais n’est parvenu qu’à faire un arc de cercle. C’est probablement lors de cette marche arrière qu’il aurait roulé sur le cycliste savoyard. Les deux survivantes de la tuerie, Zainab et Zeena, vont pouvoir rentrer en Grande-Bretagne: contactés, un oncle et une tante ont fait le trajet pour les rapatrier. Avant de la laisser quitter la France, les enquêteurs essaient de faire parler Zeena, la plus jeune. Cela leur permet d’établir que Saad et Zainab étaient en dehors du véhicule quand les tirs ont démarré, et le reste de la famille à l’intérieur. Sur le parking, la petite fille a entendu son père dire à sa sœur de se dépêcher de rentrer dans la voiture, pendant qu’elle-même se réfugiait sous les jambes de sa mère. Zeena repart le 9 septembre, sans sa grande sœur, tout juste sortie de son coma artificiel. Les gendarmes ont hâte d’entendre Zainab: à leur connaissance, elle est la seule à avoir aperçu l’assassin.

2. Luger P06

Le 6 septembre, la matinée de Zaïd al-Hilli commence comme toutes les autres, devant le programme Breakfast News de la BBC. L’information principale du jour porte sur le meurtre d’une “famille britannique” dans les Alpes françaises. En finissant de se préparer pour aller travailler, Zaïd imagine alors une famille dans tout ce qu’elle a de plus britannique, “des Robinson ou n’importe quel autre nom typiquement anglais”. Son emploi a moins de relief que celui de son frère Saad, de trois ans son cadet: il est comptable dans un club de golf d’une banlieue chic de Londres. À 13h50, Zaïd al-Hilli a terminé sa pause déjeuner et discute avec des collègues au deuxième étage du bâtiment, quand son téléphone sonne. Le numéro d’un ami s’affiche sur l’écran. Ce dernier n’a pas vraiment de raison de l’appeler. La veille, ils ont partagé un fish and chips et une glace, et les deux hommes n’ont pas l’habitude d’échanger tous les jours. Au téléphone, son interlocuteur lui apprend que sa femme vient de voir passer l’information: la “famille britannique” tuée dans les Alpes s’appelle al-Hilli. “Ça ne peut pas être eux”, doute Zaïd. Qu’est-ce que son frère aurait fait en France alors que l’école a déjà commencé en Angleterre et que ses nièces devraient avoir fait leur rentrée? En vérité, il n’en a aucune idée: Zaïd et Saad, brouillés, ne se sont pas parlé depuis près d’un an. “Je suis parti tout de suite au poste de police le plus proche pour avoir une confirmation”, se souvient-il. Les policiers sont pris au dépourvu. “Ils m’ont dit ‘On viendra vous voir’, et sont revenus vers 15h. Là, j’ai su que c’était eux.”

Après le tourbillon des premières heures, l’enquête s’attache à déterminer qui sont les al-Hilli. Le 8 septembre au matin, leur domicile de Claygate est perquisitionné. Les enquêteurs britanniques, accompagnés de cinq homologues français dépêchés sur place, mettent la main sur des documents liés à l’héritage du père de Saad, décédé un an plus tôt, d’autres liés à des comptes en banque, différentes plaques d’immatriculation et un Taser. Au terme de deux jours d’investigation à l’intérieur de la maison, la fouille est étendue aux dépendances dans le jardin mais cessent d’un coup, après la découverte d’“éléments suspects”. La police évacue les maisons voisines, repousse reporters et curieux 200 mètres plus loin, avant qu’une unité de déminage de l’armée britannique ne soit dépêchée en urgence. Elle trouve, dans des pots transparents, une petite quantité d’un produit ressemblant à du Semtex, un puissant explosif dont quelques centaines de grammes suffisent à faire exploser un avion. Dans le même temps, la police locale du Surrey réalise qu’elle s’est déjà rendue dans cette maison de Claygate il y a onze mois. Elle avait alors été appelée pour une bagarre entre Saad et Zaïd al-Hilli. Jugée anodine à l’époque et sans conséquence judiciaire, la querelle est tout à coup observée d’un autre œil par les enquêteurs. Ils entendent des proches de Saad, dont les témoignages se rejoignent sur l’existence d’un grave conflit entre les deux frères à propos de la succession de leur père, Khadem. L’étude des comptes bancaires et des flux financiers s’avère plus complexe, car la famille a vraisemblablement procédé à d’importantes opérations d’évasion fiscale. Zaïd est entendu comme témoin une première fois le 9 septembre. Au bout de huit heures d’audition, les enquêteurs estiment n’avoir rien appris de significatif sur la relation entre les deux frères ni sur les faits.

Très vite, le quadruple assassinat dépasse le cadre du simple fait divers pour prendre une ampleur internationale. François Hollande, en visite à Londres pour les Jeux paralympiques, exprime dès le lendemain de la tuerie sa “solidarité envers le peuple britannique” et assure que “tout sera fait pour retrouver le ou les coupables”. À ses côtés, le Premier ministre britannique, David Cameron, loue “une coopération très étroite avec les autorités françaises”. Sur le terrain, pourtant, les choses sont plus compliquées. Un monde sépare les méthodes des enquêteurs français de celles des anglo-saxons. Les procédures ne suivent pas les mêmes logiques. Les premières commissions rogatoires rédigées par les juges d’instruction français sont d’abord toutes rejetées par leurs homologues anglais. Le procureur d’Annecy, Éric Maillaud, s’en émeut dans une interview, critique à demi-mot la façon de faire des Britanniques. Ces derniers sont piqués dans leur orgueil. Puis, comme souvent dans les relations franco-anglaises, chacun met son ego de côté devant la nécessité de travailler ensemble. Tout le monde semble tomber d’accord sur le cadre d’une équipe commune d’enquête, dont les contours doivent être officialisés le 21 septembre 2012 à Annecy. La partie britannique exige seulement des excuses du procureur Éric Maillaud, qui s’exécute, avant de parapher le document officiel et de poursuivre ses investigations sur le volet al-Hilli, après presque deux semaines de faux départ.

Les gendarmes français, eux, font face à une succession de cols à gravir. Ils doivent récupérer toutes les images de vidéosurveillance disponibles sur le trajet des al-Hilli –stations-service, péages d’autoroute– et les analyser minute par minute pour vérifier s’ils ont été suivis pendant le trajet, comme le morceau de sparadrap retrouvé sous la caravane le laisse croire. Ils décortiquent aussi les appels passés dans la zone le jour du crime. Le relais téléphonique dont dépend le parking du Martinet, où les corps ont été découverts, est situé sur un sommet et couvre, comme souvent dans les zones montagneuses, un périmètre très large. Quinze mille téléphones ont borné le jour du quadruple homicide, 4 000 au moment du crime, entre 15h et 16h. À terme, l’idée est d’identifier la personne derrière chaque numéro. Autant vider un océan à la cuillère. Sachant que dans ce maelström, les téléphones prépayés échappent à toute traçabilité, tandis que les numéros étrangers obligent les juges d’instruction à lancer des commissions rogatoires internationales, en espérant qu’il s’agisse d’un pays avec lequel les relations sont bonnes, au système judiciaire efficace, capable de fournir une réponse sans trop tarder. Et puis, il y a tout ce qui semble louche sur le papier avant de se révéler sans intérêt. “Dix téléphones japonais avaient borné en même temps, illustre ainsi Éric Maillaud. Nous avions réussi à identifier un individu et à l’interroger. Il était simplement en voyage organisé dans un car affrété par un voyagiste japonais, ce qui expliquait pourquoi tous ces téléphones s’étaient déclenchés en même temps.” En parallèle, l’audition de témoins se poursuit. Premier arrivé sur la scène du crime, le vététiste William Brett Martin confirme ce qu’il a dit le jour de la tuerie: pendant qu’il se rapprochait du parking où il a découvert les corps, il a croisé une moto blanche en train de descendre la route de la Combe d’Ire. Aux enquêteurs, il soutient aussi n’avoir entendu aucun coup de feu, bien qu’il se soit trouvé à quelques centaines de mètres seulement du parking au moment de la tuerie. Un autre témoignage, celui de deux employés de l’ONF présents à proximité des lieux, est plus précis. Eux aussi ont croisé un motard sur la partie de la route interdite aux véhicules motorisés. Les agents lui ont recommandé de faire demi-tour. Ce bref échange leur a laissé le temps de noter un détail curieux. Le casque du motard, de couleur sombre, présentait une ouverture latérale. Quant aux premiers résultats des expertises génétiques, ils s’avèrent négatifs: seul l’ADN des victimes est découvert dans un premier temps. Toutefois, l’analyse de poils particulièrement endommagés retrouvés sur le corps de Sylvain Mollier et sur le drap ayant servi à recouvrir Zainab avant qu’elle ne soit héliportée révèle deux ADN masculins non identifiés. Les magistrats craignent qu’il s’agisse d’une contamination de la scène de crime, c’est une piste fragile, mais une piste quand même: il faut donc procéder à une longue campagne de prélèvements d’ADN sur les personnes présentes sur place la nuit du 5 septembre, afin d’être certains que ces poils n’appartiennent à aucune d’entre elles, et donc peut être au tueur.

Et puis, alors que les gendarmes s’appliquent à vérifier chaque détail, les murs des prisons se découvrent des oreilles. En octobre 2012, quelques semaines après les meurtres, un témoin se présente à un juge d’instruction du tribunal de Lille. Il a des choses à dire et veut garder l’anonymat. Ce détenu déclare qu’un certain Nabaz S. aurait proposé à un prisonnier de la maison d’arrêt de Maubeuge d’exécuter un contrat visant “un Irakien” –il ne mentionne aucun nom– contre 100 000 euros. Au moment des confidences, Nabaz S. est en cavale: il n’a pas réintégré le centre de détention de Maubeuge à l’issue d’une permission de sortie. Son casier laisse en tout cas penser que le témoignage est crédible: Nabaz S. a déjà été mis en examen en 2007 pour tentative d’assassinat, puis en 2009 pour des faits d’aide à l’entrée et au séjour irréguliers en bande organisée. Localisé en Suisse, il est interpellé et extradé en France. Les enquêteurs établissent un lien entre Nabaz S. et Luqman M., un délinquant irakien condamné à plusieurs reprises en Belgique, dont ils pensent qu’il pourrait être le commanditaire de l’opération. Seul problème, et de taille: Luqman M. est retourné en Irak, où le système judiciaire est toujours en lambeaux après trois décennies de guerre et de chaos. Difficile d’obtenir une réponse de la justice irakienne. Dix ans plus tard, ils n’en ont jamais reçue et Luqman M. semble s’être volatilisé pour toujours. “Le détenu qui a parlé a fait l’objet d’une audition approfondie, mais après, comment vérifier? interroge Éric Maillaud. Tout ça est extraordinairement compliqué.” Le procureur avoue: “C’est un point d’interrogation de plus.”

Car au fur et à mesure que les semaines passent et que les questions s’accumulent, les enquêteurs restent en réalité incapables de répondre à la première d’entre elles: qui était la cible principale? Cette famille d’Anglais en vacances? Ou bien Sylvain Mollier, qui a reçu le plus de balles et dont les enquêteurs pensent, sans pouvoir en être certains, qu’il a été tué en premier? Les gendarmes français remontent le fil de la vie du cycliste savoyard en procédant par cercles concentriques. Sa vie professionnelle les intéresse. Après tout, l’usine Cezus où travaillait Mollier est une filiale d’Areva. On y façonne des composants en alliages de zirconium qui servent ensuite à fabriquer des assemblages de combustible nucléaire. Conducteur dans l’atelier fusion, Mollier pilotait un four à arc électrique dans lequel des m sont fondues puis transformées en lingots. Rien de sensible, en vérité. Areva n’est pas la seule à détenir ce savoir-faire. Et les collègues de Mollier sont unanimes: son poste ne représentait pas de secret particulier à la hauteur d’un tel assassinat. La piste Sylvain Mollier comme cheval de Troie d’une entreprise d’espionnage industriel fait pschitt. Reste alors la sphère privée, et ses ressorts immuables comme la rancœur ou le désir de vengeance.

C’est en tout cas ce que suggère un article de l’hebdomadaire régional La Savoie, qui publie le témoignage d’une “amie” du Savoyard. Sous couvert d’anonymat, elle raconte que Mollier, décrit comme “un homme charmant et charmeur”, lui avait avoué peu de temps avant sa mort “qu’il fallait qu’il fasse attention dans la rue, qu’il craignait de prendre un coup de fusil”. Les gendarmes, auprès desquels des bruits sont remontés sur d’éventuelles conquêtes féminines, creusent la piste d’un mari jaloux, et n’ignorent pas non plus que l’actuelle compagne de la victime était en couple avec un autre homme avant de tomber amoureuse de Sylvain. Là encore, le scénario s’épuise vite. “Un mari jaloux prend un fusil, il ne monte pas un guet-apens et ne liquide pas une famille au passage”, balaie Éric Maillaud. Le procureur, qui a été muté au TGI de Clermont-Ferrand le 8 juillet 2016, tient cette hypothèse comme “hautement improbable”, d’autant qu’aucun élément ne corrobore l’image d’un Mollier coureur de jupons. “Il n’y a absolument rien dans cette direction.”

Tandis que les gendarmes buttent sur la cible et le mobile –le “pourquoi?”–, ils restent tout aussi circonspects quant au coupable –le “qui?”. On ne rencontre pas tous les jours un tueur capable d’abattre quatre personnes de sang-froid en les achevant à bout portant de deux balles dans la tête et de laisser une fillette pour morte après lui avoir tiré dessus et l’avoir assommée d’un coup de crosse. “C’est la singularité de ce dossier, explique le colonel François Devigny, qui vient de passer quatre ans à la tête de la section de recherches de Chambéry. On est restés perplexes devant un tel comportement et sur le profil psychologique de l’auteur.” Les gendarmes chargent les spécialistes de la science comportementale à l’IRGCN de leur dessiner un profil le plus précis possible. S’il y avait eu un meurtre avec le même modus operandi sur le secteur un peu avant ou un peu après, “on aurait pu penser à un tueur en série, poursuit le colonel. Sauf qu’on n’a que Chevaline. Ce qui laisse la porte ouverte à tout un tas d’hypothèses”. Au milieu des montagnes de doutes, le colonel et ses hommes se cramponnent aux quelques certitudes qu’ils ont. La première: le tireur connaît son arme à la perfection. “Avec le Luger P06, détaille François Devigny, la culasse reste bloquée à l’arrière une fois vidé le premier chargeur. Il faut appuyer sur un bouton sur le côté, le chargeur tombe, vous le récupérez, en remettez un autre à la place, retirez un petit coup sur la genouillère, ça se remet en place, et vous n’avez qu’à continuer à tirer. Sur des cibles en mouvement comme c’était le cas, pour changer deux fois de chargeur et mettre autant de tirs dans les cibles visées, il faut avoir un sang-froid exceptionnel et s’être entraîné jusqu’à ce que les gestes deviennent des réflexes.” Quel mobile pourrait être à la hauteur de cette maîtrise et de ce degré de compétence? Comme pour Sylvain Mollier, les activités de Saad al-Hilli apparaissent sous-calibrées face à tant de professionnalisme. Saad n’était pas habilité secret-défense. Selon ses collègues, il n’avait pas accès aux applications militaires du programme de construction de satellite sur lequel il travaillait. Pourtant, sur les disques durs retrouvés dans la caravane familiale, les gendarmes ont mis la main sur des documents que Saad n’était pas censé avoir en sa possession. Devait-il les transmettre à Sylvain Mollier ou à une tierce personne? L’hypothèse permettrait d’expliquer pourquoi l’Anglais avait fait un voyage en France en pleine rentrée scolaire, et pourquoi lui et sa famille étaient allés se “balader” sans tenue de randonnée ni carte. Mais elle comporte aussi ses trous. En admettant que Saad al-Hilli ait été la cible, le fait d’abattre toute sa famille et de prévoir suffisamment de munitions pour y parvenir soulève d’autres questions. Pourquoi, par exemple, ne pas l’avoir exécuté sur les parcours habituels de son quotidien anglais? Comme pour le cycliste, une fois la piste espionnage dans l’impasse, reste l’hypothèse d’un conflit personnel chez les al-Hilli. Une hypothèse qui demande de plonger dans l’histoire d’une famille irakienne qui a fui son pays avec quelques secrets et une petite fortune, patiemment construite par le père dans l’Irak des années 1960.

3. Deux frères

À cette époque, les al-Hilli sont des Bagdadis de la classe moyenne supérieure. Le père, Khadem, est un entrepreneur. Il s’est lancé dans les affaires avec une usine de briques, puis de plâtre, et une autre de tapisserie. Il vend aussi de la volaille, dont il importe les œufs du Liban avant de les mener à terme dans sa couveuse. Bourreau de travail, capable de rentrer à 3h couvert de poussière, il trouve malgré tout le temps de dessiner et de construire une maison moderne dans la capitale irakienne. Sur l’album photo de la famille défile l’histoire de la vie des al-Hilli dans la Bagdad des années 1960: Zaïd sur sa première bicyclette, les frères dans la piscine gonflable de jardin, les jeux avec les cousins du même âge qui haebitent la maison voisine. Chaque année, la famille voyage, toujours en voiture, au Moyen-Orient ou en Europe. En 1964, les al-Hilli roulent jusqu’à Stuttgart, d’où Khadem rapporte une Mercedes sortie de l’usine. Puis, la famille séjourne quelques semaines à Genève avec des cousins. De là, ils font des excursions vers la France voisine. Sur l’une des photos, on voit toute la famille poser dans un paysage alpin. Ils sont sur les bords du lac d’Annecy, devant un ponton de pédalos, le mont Veyrier en arrière-plan.

Mais les soubresauts de l’histoire mettent fin à la vie d’insouciance et de voyages des al-Hilli. En 1970, deux ans après la prise de pouvoir en Irak par le parti Baas de Saddam Hussein, un oncle de Khadem, dont il est très proche, est emprisonné pour ses opinions politiques. Libéré après neuf mois de torture, il fuit l’Irak pour l’Angleterre. En 1971, Khadem se sent lui aussi dans le viseur des autorités. Il décide de rejoindre à son tour Londres avec femme et enfants. Tandis que le père continue de faire des allers-retours entre le Royaume-Uni et ses affaires au Liban et en Irak, Zaïd et Saad tentent de trouver leur place dans leur pays d’adoption au rythme des déménagements. Ils atterrissent d’abord dans l’urgence dans un petit appartement de Sloane Square, puis emménagent dans une autre location plus grande à Putney, où leurs parents achètent leur premier logement, avant d’acquérir, au milieu des années 1980, la maison de Claygate, celle qu’habiteront plus tard Saad et sa famille. Les enfants doivent s’adapter à une culture, des codes, une attitude différents de ce qu’ils ont connu jusque-là. L’acclimatation est rapide pour Saad, longue et douloureuse pour Zaïd. Celui que son petit frère appelle “Zaïdun” dans ses élans d’affection est le plus effacé. Il n’est jamais aisé de deviner ses sentiments et n’a rien d’un meneur. Malgré ces personnalités opposées, les deux frères partagent les mêmes bandes d’amis. Ces années sont celles des liens fraternels et de la liberté. “Avant de se disputer, on avait toujours été proches”, jure l’aîné. En 1980, l’été où Saad passe son bac, Zaïd étudie l’économie à l’université et obtient son permis de conduire. La famille descend jusqu’à Cagnes-sur-Mer, où les deux frères laissent leurs parents pour filer en duo en Italie. Turin, d’où Saad veut ramener un vélo italien, et Gênes, durant trois jours. “On n’était pas des hippies, mais c’était cool, poursuit Zaïd. On était toujours fourrés ensemble, on partait en vacances avec les mêmes amis. Puis je me suis marié, il s’est marié, on a eu des enfants, je suis devenu grand-père. Mes petits-enfants avaient le même âge que ses enfants. Tout le monde s’entendait bien.”

Tout bascule au mois d’août 2011. Khadem, le patriarche, décède en Espagne, victime d’un accident cérébral. Après la mort de son épouse en 2003, il avait choisi de finir ses jours sous le soleil d’Andalousie et avait acheté un petit appartement dans une résidence banale de Mijas, à quelques kilomètres de Malaga. Atteint de la maladie de Parkinson, il avait passé les dernières années de sa vie en fauteuil roulant. Il laisse derrière lui un héritage conséquent. En avril 2013, une avocate du nord-ouest de Londres est entendue par les enquêteurs. Elle déclare avoir été mandatée par les deux frères en septembre 2011, quelques semaines après la mort du père, pour résoudre leur conflit au sujet de l’héritage, et dresse la liste des biens familiaux: l’appartement à Mijas, évalué à 100 000 euros ; les 940 000 euros en dépôt sur le compte bancaire en Suisse ; la maison de Claygate, où vivaient Saad et les siens ; et une autre maison londonienne achetée par le père avec ses deux fils, dont Zaïd nie encore aujourd’hui l’existence. Les enquêteurs sont aussi informés des comptes cachés dans les paradis fiscaux des îles anglo-normandes Jersey et Guernesey. Au total, un patrimoine équivalent à environ cinq millions d’euros. De quoi attiser les convoitises? C’est la thèse de l’avocate, selon qui Zaïd aurait essayé de capter l’essentiel de la fortune.
Entre les deux frères, les relations se sont en réalité détériorées un peu avant la mort du père. En mars 2010, après avoir accueilli chez lui pendant plusieurs mois Khadem, malade, Zaïd vient vivre chez son frère à Claygate, à l’invitation de ce dernier. L’objectif est de se reposer. Zaïd s’occupe de ses nièces, leur lit des histoires avant de les coucher. Le tonton est d’autant plus aimant et impliqué que Saad est absorbé par son travail et qu’Iqbal, qui a repris des cours à l’université, étudie souvent jusqu’à 22h. Un tableau idyllique qui se serait déchiré, toujours selon le témoignage de l’avocate, le jour où Saad aurait découvert un nouveau testament, rédigé par Zaïd lui-même, qui se serait désigné comme le seul héritier de la fortune paternelle. Le cadet l’aurait alors montré à Khadem, qui aurait imposé à Zaïd de le réécrire pour rétablir l’égalité entre ses deux fils. Quelque chose se brise entre eux. Lorsque plusieurs mois plus tard, ils apprennent la mort de leur père, Saad et Zaïd se rendent en Espagne pour régler les démarches et organiser le rapatriement de son corps. À leur retour, Zaïd demande à son frère de faire les comptes pour se partager les frais de sépulture, mais Saad ne donne pas suite. L’aîné insiste, écrit dans un mail “Ne m’ignore pas, il faut qu’on parle”. Le mot reste sans réponse. Après quoi la haine entre les deux frères s’envenime, jusqu’à la bagarre d’octobre 2011. Zaïd doit partir de Claygate. Les semaines suivantes, Saad fait changer les serrures du domicile, installe un système d’alarme, pose même un logiciel espion sur son téléphone pour pouvoir être localisé en permanence par ses amis les plus proches. Le Taser retrouvé à son domicile, présument les enquêteurs, était sans doute pour Saad un moyen de se défendre si son frère revenait.

Paranoïa ou réelle menace? Lors de son audition d’avril 2013, l’avocate se dit convaincue que Zaïd a organisé le meurtre de son frère. Elle ajoute qu’il dispose de ressources non négligeables qu’il aurait dissimulées et qui pourraient renseigner sur le paiement d’un contrat. Ce témoignage, considéré comme capital et crédible par les enquêteurs des deux pays, change la donne. Le 15 mai 2013, les autorités britanniques décident de faire passer Zaïd al-Hilli du statut de témoin digne d’intérêt à celui de suspect de faits qualifiés d’association de malfaiteurs. Car les éléments se sont accumulés. Les enquêteurs ont en leur possession les deux versions du testament et tiennent pour acquis que Zaïd a tenté de modifier le document en sa faveur. “Ils sont manuscrits, et des expertises graphologiques attestent qu’il s’agit de son écriture”, précise Éric Maillaud. Ils savent aussi que l’aîné des al-Hilli a tenté, avec une fausse carte bancaire, de récupérer l’argent sur le compte suisse, et ont pu constater lors des différentes auditions qu’il s’entêtait à mentir “de manière pathologique”. Au moment de sa mort, comprennent maintenant les enquêteurs, Saad s’était mis en tête de reconstituer l’héritage paternel. Cela expliquerait son coup de téléphone à la banque de Genève du 3 septembre 2012, sa présence dans la région, et le fait que ses filles aient raté la rentrée des classes. Les gendarmes convoquent leur suspect en France, qui refuse de traverser la Manche. En conséquence, Zaïd al-Hilli est placé en garde à vue le 24 juin 2013 au commissariat de Guildford. Les enquêteurs doivent maintenant obtenir des aveux.

Sur les conseils de son avocat, Zaïd al-Hilli garde le silence. Les enquêteurs font face à un mur. Ils notent une attitude “froide et arrogante”. Depuis le début de l’affaire, les relations entre Zaïd et le système judiciaire sont absconses. Il n’a toujours pas digéré d’avoir appris la mort de son frère et de sa famille dans les médias. Il a aussi du mal avec l’attitude des gendarmes français, “leur manière très militaire de [le] fixer dans les yeux pendant les interrogatoires”, quand il estime collaborer pleinement à l’instruction. Il trouve certaines questions des enquêteurs ridicules. Un jour, raconte-t-il, les gendarmes l’interrogent sur les raisons d’un voyage d’une journée qu’il avait fait en 2009 à Saint-Omer, dans le Pas-de-Calais, comme si ces 24 heures passées en France pouvaient prouver quelque chose. “J’avais acheté un camembert pour un ami, répond l’Anglais. –Sur un marché? –Non, au supermarché.” Il n’a pas confiance en cette justice française qui divulgue des informations qu’il juge “dégradantes” sur sa famille en conférence de presse. La façon dont est disséquée l’histoire de ses proches, les rumeurs qui filtrent dans la presse sur les liens supposés de son père avec le régime de Saddam Hussein qu’il a pourtant dû fuir, ou encore l’hypothèse selon laquelle son frère est un espion, tout cela lui est insupportable. Alors, Zaïd se renfrogne.
Il n’y a guère que durant les pauses entre chaque interrogatoire qu’il se relâche. Dans ces moments-là, plus informels, Zaïd dit ce qu’il a sur le cœur, affirme être totalement innocent du quadruple homicide. Et de fait, malgré ses mensonges, malgré les multiples témoignages extérieurs qui attestent de l’existence d’un conflit familial, les enquêteurs n’ont rien de concret pour faire de lui le commanditaire du carnage. Le 25 juin, aux environs de 20h, Zaïd al-Hilli ressort libre avec des obligations s’apparentant à une forme de contrôle judiciaire par la police britannique. L’un des enquêteurs locaux, Mark Preston, accompagne l’ancien suspect à sa sortie du commissariat et adresse quelques mots aux micros qui se tendent. Ses propos ne laissent planer aucune ambiguïté: pour les enquêteurs, la piste Zaïd vient de se refermer définitivement. Aujourd’hui, le procureur Maillaud, même s’il regrette de ne pas avoir pu interroger Zaïd al-Hilli, confirme qu’en “tout état de cause, il est certain qu’il n’y avait pas de charges suffisantes pour le renvoyer devant une cour d’assises, ici ou en Angleterre”. Quant à Zaïd, il n’a guère changé sa version de l’histoire en dix ans. “Saad n’avait pas de problème avec moi mais avec les règles de l’héritage, dit-il. Il voulait la maison de Claygate, mais c’était un bien familial dont la moitié me revenait.”
Pour se rapprocher de son fils et de ses petits-enfants, Zaïd al-Hilli s’est installé en avril 2017 à Bournemouth, sur la côte sud de l’Angleterre, au moment où ses émotions faisaient “les montagnes russes”. Il vit maintenant dans un quartier composé de villas cossues, mais réside dans un petit appartement d’un immeuble de briques caché au fond d’une allée. Courtois derrière ses lunettes cerclées, il a les manières d’un Mister Robinson typiquement anglais qu’il a fini par devenir. Dans cette ville côtière du Dorset, il tente de reconstruire une vie où il n’est pas “le frère de”. Il a regardé la série Engrenages, dont il dit qu’elle lui a appris le fonctionnement de la justice française. Il a surtout retenu de la fiction que les flics étaient dévoués mais les juges corrompus. Même s’il dit avoir compris que “la colère n’était pas bonne pour sa santé”, il pense toujours avoir été victime d’un complot, et suggère à demi-mot que les autorités françaises connaîtraient le nom du coupable, qu’elles couvrent l’implication de puissants notables. Son équation est simple: “L’arme est locale, donc la piste la plus sérieuse ne peut être que locale.” Il est convaincu que la cible du tueur était Sylvain Mollier.

Peut-être, mais là encore, rien de concret. En vérité, les enquêteurs n’ont pas grand-chose. Aucun des hameçons qu’ils ont lancés n’a été mordu. De source britannique et française (DCRI et DGSE), Saad al-Hilli n’était pas connu pour des faits en lien avec le terrorisme: la petite quantité d’explosif retrouvé dans le jardin ne devait pas servir à planifier un attentat, peut-être était-elle également à visée défensive en cas d’intrusion de son frère. Ni lui ni Mollier ne semblent non plus avoir eu les épaules pour participer à une mission d’espionnage industriel au profit d’une puissance quelconque. Selon toute vraisemblance, les deux hommes ne se connaissaient pas, n’avaient jamais été en contact et n’avaient pas rendez-vous pour échanger des documents. Les enquêteurs n’ont pas non plus trouvé le moindre indice qui indiquerait que les al-Hilli aient été suivis sur leur trajet. L’expertise acoustique a confirmé que Brett Martin, le vététiste arrivé le premier sur les lieux, pouvait ne pas avoir entendu les coups de feu. L’expertise balistique n’a pas permis de remonter jusqu’à un détenteur, même provisoire, du Luger en France, en Suisse ou même en Allemagne, où des recherches ont été lancées sans succès. Les tests ADN n’ont rien donné. L’audition de Zainab à sa sortie de coma n’a rien apporté –tout juste a-t-elle parlé “d’un seul méchant”. Et les 700 témoins qui ont défilé dans leurs bureaux n’ont apporté aucun autre élément décisif.


4. Interrogatoires

C’est maintenant le milieu de l’automne 2013. Quatorze mois ont passé depuis le massacre, et l’enquête patine. Pour la relancer, les autorités décident de jouer une carte jusqu’ici tenue secrète. Du témoignage des deux employés de l’ONF qui leur avaient parlé de leur rencontre avec un motard croisé sur la route de la Combe d’Ire, les gendarmes avaient tiré un portrait-robot. Les Anglais avaient voulu le diffuser dans la foulée, les Français s’y étaient opposés et avaient obtenu gain de cause. Ils n’ont maintenant pas d’autre choix que de le dévoiler, en espérant qu’il permette de relancer l’affaire. Le 4 novembre 2013, le portrait est rendu public lors d’une conférence de presse. Autant que sur le visage de leur motard –un homme blanc portant un bouc–, les autorités insistent sur le modèle du casque, un “GPA type ISR” relativement rare et produit à 8 000 exemplaires. Ils précisent aussi que la personne en question est moins considérée comme un suspect que susceptible d’avoir été témoin de la scène du crime.

Le lendemain, Éric Devouassoux, ancien brigadier-chef de la police municipale de Menthon-Saint-Bernard, sur la rive est du lac d’Annecy, passe, comme tous les jours, boire son petit noir au Café de la Place, dans le centre du village. Alexis, le copropriétaire, vient de voir le portrait dans les pages du Dauphiné Libéré. “Alors, mon gars, t’es recherché?” lance-t-il à son client derrière le comptoir. Éric Devouassoux se marre. Alexis remet une pièce dans la machine: “On dirait pas ta gueule avec le casque de moto?” Le gérant du Café de la Place n’est pas le seul à avoir tiqué. Car tout le monde, à Menthon et ses alentours, connaît Devouassoux. Policier municipal pendant 23 ans, il est devenu un petit notable respecté ou méprisé. Il suffit de peu de choses: un PV dressé pour un dépassement de stationnement, un deux-roues garé sur une place de livraison… Devouassoux a eu le temps de se faire quelques ennemis. Le maire n’est lui-même pas très élogieux. Il s’est parfois demandé si le policier utilisait sa voiture de fonction en dehors des heures de service ou s’il prenait la carte bleue des services de la Ville pour payer ses pleins d’essence. Par la suite, Devouassoux avait fait un peu de sécurité privée au tribunal d’Annecy, pour les assises. En assistant aux audiences, il avait remarqué un avocat, Marc Dufour, et s’était dit: “Si un jour je suis dans la mouise, j’appelle Dufour.” Il était ensuite devenu vigile-transporteur, chargé notamment de convoyer de l’or et des matières précieuses de Genève vers les industries horlogères de luxe du Jura suisse. Cela lui permettait de porter une arme, l’une de ses grandes passions, qu’il ne prenait pas la peine de cacher. Son statut avait changé, mais ses ennemis étaient restés. C’est l’un d’eux qui suggère aux gendarmes de s’intéresser à l’ancien policier. Il n’y a pas que la ressemblance physique, explique le délateur: il y a aussi le bon profil. Pour appuyer son propos, il remet aux enquêteurs un catalogue de photos des armes de Devouassoux. La collection, considérable, compte deux Luger P08. Ce n’est pas celle des crimes, mais elle y ressemble beaucoup. Surtout, son téléphone a borné près de Chevaline le jour des meurtres. Trois mois après la diffusion du portrait, au petit matin, les gendarmes interpellent Éric Devouassoux à son domicile.

Au début de sa garde à vue et fidèle à sa propre promesse, ce dernier demande aux gendarmes de joindre Me Dufour. “Si vous ne l’avez pas fait, ne reconnaissez pas”, recommande l’avocat dès leur premier contact. Les enquêteurs fouillent sa maison. Retournent la terre de son jardin. Trouvent différentes armes de poing: Beretta, Browning, les deux Luger P08. Cinq kilos de munitions. Des insignes militaires nazis. “Ils sont alors sûrs que c’est lui, se rappelle Marc Dufour. Ils attendent des aveux. Les échanges sont coriaces. Pour lui faire perdre ses repères, ils abordent aussi sa relation avec son fils aîné, qu’ils jugent mauvaise.” Après deux jours de garde à vue, l’identité de Devouassoux fuite. Son employeur suisse décide de le licencier. Les caméras des nombreux médias débarqués sur place lorgnent sur sa vie, zooment sur les fenêtres de sa maison ou sur l’école privée où travaille son épouse. Son avocat a beau remettre en cause la fiabilité du bornage dans cette zone montagneuse, Devouassoux est dans les cordes. Au même moment, d’autres détenteurs d’armes sont interrogés. Chez un potentiel fournisseur de Devouassoux, les gendarmes retrouvent 69 armes et 120 kilos de munitions. Chez d’autres tireurs du secteur, ils tombent encore sur des armes, de quoi concevoir des munitions, mais pas de Luger P06 qui corresponde à celle des crimes. Ce n’est en fait qu’une plongée dans le passé de la région et ses vieux stocks d’armes destinés aux résistants du plateau des Glières de la Seconde Guerre mondiale. Certains ont fini oubliés au fond d’une grange, d’autres ont été secrètement transmis de père en fils depuis 60 ans. Au quatrième jour de sa garde à vue, Devouassoux produit enfin l’élément qui le met hors de cause: un ticket d’essence d’un Carrefour Market d’Annecy-le-Vieux atteste de sa présence à 25 kilomètres de la scène de crime le 5 septembre 2012, au moment des coups de feu. Il se voit notifier la fin de sa garde à vue. Il n’est pas l’assassin, mais sa vie est “calcinée”, dit son avocat.

Lors de ses quatre jours d’interrogatoire, Devouassoux aurait néanmoins fait ce que font les hommes acculés: donner des noms. C’est ce que croit Antonio C., un collectionneur d’armes de la région annécienne, pris dans la nasse et auditionné par les gendarmes, sans plus de résultats. En même temps que les enquêteurs surveillent les profils que leur a soufflés l’ancien policier, ils se concentrent sur les possesseurs d’armes de la région enregistrés en préfecture. Il ne s’agit pas d’interroger le premier chasseur venu mais d’opérer un tri en fonction des profils. Parmi tous les noms qui défilent, un homme retient leur attention: Patrice Menegaldo, un habitant d’Ugine passé par la Légion étrangère. “Il possédait quelques armes sans être un collectionneur car il avait besoin d’être armé, estime Éric Maillaud. Tout était déclaré et légal mais il habitait à proximité de Chevaline et avait un profil technique intéressant, sans parler de l’aspect psychologique. Ne pas l’interroger aurait été une faute professionnelle.” Menegaldo n’est pas un suspect: il est entendu pour que les enquêteurs puissent rayer définitivement son nom de leur dossier. L’audition se passe dans une gendarmerie. “Ce n’est pas neutre, insiste le procureur. On est entre militaires qui parlent la même langue et se comprennent.” Éric Maillaud affirme que l’ancien légionnaire est entendu, “tout au plus, une trentaine de minutes. Cela ressemble plus à une discussion entre collègues qu’à un interrogatoire”. Menegaldo repart libre.

Quelques mois plus tard, le mardi 3 juin 2014, en fin de matinée, la mère de Patrice Menegaldo appelle sa fille, Christelle. Elle est inquiète: son fils ne lui a pas apporté le pain ce matin. Les deux femmes ont un double des clés. Elles décident d’aller chez lui. En arrivant devant son petit immeuble, elles remarquent que les volets de la chambre sont fermés. Étrange: Patrice Menegaldo a conservé de son passé une certaine rigueur militaire: se lever tôt, ouvrir les volets, faire son lit. En pénétrant dans le salon, elles aperçoivent, sur la table basse bien rangée, quatre enveloppes en évidence. “Sa chambre, au fond, était dans la pénombre, se rappelle Christelle. On a compris qu’il fallait qu’on s’arme de courage. On est allées jusqu’à la porte et là, ma mère a crié. Je l’ai vite tirée en arrière. Mon frère était assis sur le lit, il avait la tête qui penchait. Voilà. J’ai fermé la porte pour couper un peu de tout ça. J’ai dit à ma mère: ‘On va y arriver, maman.’” Les premiers secours ne peuvent que constater la mort de Patrice Menegaldo, sans doute un suicide par balle –ce que confirmera l’autopsie. Peu après, l’arrivée des gendarmes trouble Christelle. “Je sentais que quelque chose n’allait pas. Je les sentais gênés.” Le maréchal des logis se dirige vers la table, fixe les enveloppes, dit: “On va vous prendre les courriers.” Sur l’une d’elles est écrit “à conserver”. “Les trois autres étaient adressées à ma mère, à mon fils, Alexandre, et à moi, poursuit Christelle. Ma mère ne voulait pas donner les courriers. Le maréchal a insisté, on sentait vraiment qu’il fallait qu’il les prenne. L’un des gendarmes s’est absenté pour faire des photocopies. Ça a été très long, je lui ai fait remarquer à son retour. L’ambiance était très pesante. Ma mère disait: ‘Mais pourquoi est-ce qu’on lui a fait ça?’ Et un gendarme, qui nous connaissait bien, a répondu: ‘Mais Danielle, ton fils ne parlait pas beaucoup.’ J’ai pensé: pourquoi il dit ça? Pourquoi il se défend comme ça?”

Dix ans plus tard, Christelle n’a pas de doute: les gendarmes se “défendent d’avoir humilié [s]on frère”. Patrice l’a noté sur l’une des quatre lettres. Elle sort celle placée dans l’enveloppe “à conserver”. Son frère a écrit: “Je suis passé de complice à témoin, à coupable. J’ai tout entendu, sur un ton méprisant et injurieux, alors que j’avais un comportement correct. Un entretien qui aurait dû durer quelques minutes (…) s’est transformé en interrogatoire bien trop long, malheureusement. Là, il a commencé à vouloir m’humilier et me traiter comme un moins que rien. De quel droit? (…) Il a pris beaucoup de liberté, il se croyait tout permis, pouvoir humilier une personne. (…) Je le vois encore parader dans le bureau à vouloir jouer à l’aventurier justicier. (…) Je l’ai laissé croire à ce qu’il voulait à force d’être maltraité, forçant les réponses, donnant des ordres, intimidations, me criant après comme si j’étais un chien. (…) Je le répète je ne sais rien de toute cette histoire et mon geste n’est pas un aveu.” En découvrant la nature des propos, Éric Maillaud “tombe des nues” tant la version du légionnaire est à l’opposé de celle des gendarmes. Il ne cesse, aussi, de ressasser la dernière phrase, “mon geste n’est pas un aveu”. Et s’il en était un, au contraire? En même temps qu’il fait interroger tous ceux présents dans la caserne le jour de l’interrogatoire pour vérifier le déroulé des faits, le procureur s’immerge dans l’histoire de Menegaldo, pour voir “si l’on n’a pas loupé quelque chose”. Et s’étonne d’apprendre que l’ancien légionnaire connaissait très bien les Mollier. Au début des années 2000, il avait même eu une brève relation avec Sylviane, la sœur de Sylvain Mollier.

Les Menegaldo sont l’une des nombreuses “familles mixtes” de la ville, comme on dit à Ugine. Danielle, la mère, est savoyarde. Alfred Menegaldo, le père, d’origine italienne, a été parachutiste avant de devenir ouvrier dans la charpenterie métallique, puis employé sur les plateformes pétrolières. Il se déplace souvent pour son travail ; les enfants ne le voient que quelques semaines par an. Un oncle, gardien à la prison de Saint-Quentin-Fallavier, incarne la figure paternelle. “Mon frère avait déjà un état d’esprit lié à l’ordre, dit Christelle. Il a hérité de ça. Petit à petit, il s’est imbibé de l’esprit militaire.” Après le collège, Patrice fait deux ans de CAP dans le modelage et devance l’appel: il a 17 ans quand il part pour son service militaire à Bayonne, où il rencontre sa vocation. Trois ans au 3e RPIMA plus tard, il décide de s’engager dans la Légion. Il fait partie de la section sniper de la 4e compagnie du 2e REP, se déploie sur plusieurs opérations extérieures tout au long des années 1990: Tchad, ex-Yougoslavie, Centrafrique… Christelle montre une photo: on voit son frère, en uniforme kaki, soigner une enfant dans un décor de village sahélien. Il a l’air précautionneux et doux. “C’est déjà un ressenti de l’approche qu’il avait avec les enfants”, commente-t-elle. Puis, Patrice est envoyé au Rwanda. Lorsqu’il rentre à la maison pour une permission, il demande à sa famille de “ne pas s’inquiéter”, explique qu’il ne dira rien, mais sa sœur sent bien “qu’il avait besoin de reprendre un peu d’oxygène”. Un jour, il évoque un épisode violent de ses mois passés dans le pays d’Afrique centrale. “Il nous a dit: ‘Je ne l’ai pas vu, on me l’a raconté.’ J’avais l’impression du contraire, mais il s’est arrêté et n’a plus jamais abordé le sujet. On a respecté son silence et petit à petit, il s’est remis sur les rails.” Ses deux dernières années de service se passent à Djibouti. C’est une période heureuse. Patrice rencontre une Djiboutienne d’origine éthiopienne. “Ils voulaient créer une famille, il avait prévu de la ramener en France.” Quand la femme tombe enceinte, Patrice demande à sa mère et sa sœur d’acheter des vêtements pour son futur enfant. “Ils devaient rentrer en France mais elle ne pouvait plus prendre l’avion. Et un jour, elle nous appelle à Ugine: elle avait accouché seule à l’hôpital militaire de Djibouti. Avec ses quelques mots de français, elle nous apprend le décès de leur petite fille, qui n’a vécu qu’une heure. On a averti mon frère, qui était alors dans le Sud-Ouest de la France, et là, il a changé. Il l’attendait tellement. C’était le bon moment pour lui. Quelque chose s’est cassé.” Patrice Menegaldo rentre à Ugine. Il est devenu maître-nageur, veut passer à autre chose, retrouver une vie civile qui l’épargne des horreurs du monde. Il rencontre une première femme, puis commence à fréquenter Sylviane Mollier. La relation dure quelques mois. “Il l’attendait à la sortie du travail, c’était un couple tranquille. Ils avaient la cinquantaine, un âge où être amoureux est peut-être un bien grand mot. Ils se sont ensuite séparés en bons termes, sans problème.”

Les enquêteurs s’attardent sur le probable syndrome de stress post-traumatique dont aurait pu souffrir Patrice Menegaldo après 18 ans de Légion étrangère, sans parvenir à établir de lien concret avec la tuerie du 5 septembre. Pour une bonne raison: ce jour-là, l’ancien soldat était en voiture avec son neveu, Alexandre, le fils de Christelle. C’est ce que le jeune homme a raconté à l’époque à l’avocat de la famille, sans que ses souvenirs ne soient, depuis, plus précis. Quand il apprend la mort de son oncle, il chancelle et perd ses repères. “Je suis passé d’une personne à une autre en quelques secondes”, résume-t-il aujourd’hui. Alexandre n’a jamais été interrogé par les gendarmes, contrairement à sa mère et à sa grand-mère, auditionnées à plusieurs reprises. Elles ont vu les articles de presse suggérer les uns après les autres que Patrice avait tout du coupable. “C’est tellement facile de balancer des mots sur un morceau de papier, s’emporte Christelle aujourd’hui. Est-ce que ces gens-là auraient le courage de ramasser un morceau de crâne de leur frère dans un coin de la chambre comme j’ai dû le faire?”

5. La piste Iqbal

Dans les premiers jours de l’enquête, la ligne de mire supposée avait oscillé entre Sylvain Mollier et Saad al-Hilli, comme si Iqbal al-Saffar, l’épouse de ce dernier, ne pouvait pas avoir sa propre histoire, son propre passé, ses propres secrets. À l’été 2014, The Daily Mail publie un scoop qui renverse la perspective: Iqbal a eu une autre vie avant d’épouser Saad en 2003. Elle a été mariée à un Américain et a vécu deux ans en Louisiane. Pour les proches des al-Hilli comme pour Zaïd lui-même, ces révélations font l’effet d’une déflagration: ils ignorent tout de cette vie d’avant. En parcourant les photos publiées dans le quotidien, ils découvrent une femme souriante, en maillot de bain ou en short, au bord d’une piscine ou près d’un barbecue, et ne reconnaissent pas celle qu’ils pensaient connaître. À Claygate, racontent les amis du couple, Iqbal était le plus souvent discrète, pudique. Pour eux, c’est comme si sa vie avait commencé en rencontrant Saad sur un site de rencontres à Dubaï, quelques mois avant de l’épouser en 2003. Mais ce que le monde découvre alors, les enquêteurs le savent déjà depuis deux ans. Le 11 octobre 2012, les magistrats instructeurs ont même délivré une commission rogatoire internationale à l’intention des autorités judiciaires américaines pour solliciter, en qualité de témoin, l’audition de James Dudley Thompson, l’époux américain d’Iqbal de 1999 à 2003. Elle n’a jamais eu lieu. Et pour cause: James Thompson est mort le 5 septembre 2012, le même jour que son ex-épouse. Officiellement d’une crise cardiaque. Troublante coïncidence, qui oblige à se poser la question: et si Iqbal al-Saffar avait été la cible principale à Chevaline?

En 1999, Iqbal a 34 ans et travaille comme dentiste dans la banlieue de Dubaï. Issue d’une famille aisée d’Irak, où elle est née, la jeune femme a passé l’essentiel de son enfance en Suède, où ses parents ont émigré. Elle aimerait maintenant vivre son rêve américain. Un chirurgien, Sabah Qaddoori Abbas, lui présente alors un homme d’affaires irakien, Sabah al-Shaikhly, qui fait des allers-retours avec les États-Unis. Ce dernier lui propose de venir chez lui, à Atlanta, pour tenter sa chance. Pourquoi pas? “Iqbal était une fille fantastique, très respectueuse des gens comme de ses racines”, se souvient Sabah al-Shaikhly. Celui-ci vit avec son épouse, Mary Ann Weatherly. Les deux femmes s’entendent suffisamment bien pour que Mary lui présente son oncle, James, que tout le monde appelle Jim. Ancien policier reconverti comme travailleur dans l’industrie du pétrole, il a maintenant sa propre entreprise de construction. Il achète ou loue des engins de travaux et rénove des appartements pour les louer ou les revendre. Jim est un Américain typique du Sud qui fume le cigare, aime sa nourriture frite et les balades à moto tout en s’efforçant, en bon chrétien, d’aider son prochain. Il l’aime bien, cette Irakienne qui parle anglais avec un parfait accent british. Elle lui explique qu’elle cherche à construire une nouvelle vie aux États-Unis et qu’un mariage serait le chemin le plus court vers l’obtention d’une green card. Cela lui va bien. Le 28 juillet 1999, dans les bureaux d’un juge, Iqbal al-Saffar et James “Jim” Thompson se disent oui. Quelques jours plus tard, le couple rend visite à Judith Weatherly Thompson, la sœur et associée de Jim. “Je te présente ma femme, Kelly Thompson”, lui dit-il sur le seuil de la porte. “Je n’avais jamais vu cette femme avant mais mon frère avait l’air content, se rappelle Judith. Kelly était une belle femme, très amicale, une girl next door. Le genre de personne que tu apprécies tout de suite. Je suis rapidement devenue proche d’elle.” Le couple s’installe en Louisiane. Petit à petit, pourtant, les choses se détériorent. Faute de pouvoir obtenir une équivalence de ses diplômes, l’Irakienne n’a pas le droit d’exercer en tant que dentiste. Elle n’est que l’assistante d’un docteur, effectue des tâches bien en dessous de ses capacités. “Elle n’était pas très heureuse de sa situation professionnelle et travaillait de moins en moins”, raconte Judith. Puis, un jour, Kelly se présente seule chez sa belle-sœur. “Elle pleurait et m’a dit qu’elle avait deux semaines pour partir, continue Judith, sans parvenir à dater la scène. Je ne comprenais pas: elle était mariée, avait des papiers. Elle m’a juste embrassée, a continué à pleurer, et m’a dit: ‘Je dois rentrer. Ils me demandent de rentrer.’” L’annonce est si brutale que Judith n’ose pas demander qui se cache derrière ce “ils”. Elle sent, aussi, que son frère sait quelque chose. Avant de partir à la montagne chez l’un de ses neveux pour se changer les idées et passer à autre chose, il lui a dit qu’elle “comprendrait plus tard”.

Quand Jim décède le 5 septembre 2012 au volant de sa voiture en fin d’après-midi, Judith refuse qu’une autopsie soit pratiquée sur le corps de son frère. “Il était le troisième frère que je perdais en très peu de temps, explique-t-elle aujourd’hui. J’étais si blessée, si choquée… Je ne pensais à rien d’autre qu’à donner à Jim les funérailles qu’il méritait, prévenir tous ses amis et prendre soin de ses trois enfants. Je voulais que tout aille le plus vite possible.” L’enterrement a lieu le 8 septembre 2012 à Natchez, dans le Mississippi. Dix ans plus tard, Judith Weatherly Thompson regrette sa décision. Elle a eu le temps de ressasser le passé et en a tiré une conviction, partagée par plusieurs amis de Jim: “Mon frère a été tué. Peut-être en étant empoisonné.” Elle prétend que ses e-mails ont disparu dès le lendemain de sa mort. “Tout le contenu de son ordinateur a été effacé d’un coup.” Elle ajoute que six ans après le décès de son frère et de son ancienne belle-sœur, un homme est venu frapper à sa porte. Elle ne souhaite pas révéler son identité car elle lui a “promis de ne rien dire qui puisse le compromettre”. Ce visiteur, prétend-elle, lui aurait dévoilé le secret d’Iqbal. Une autre histoire émerge alors: celle d’une jeune femme brillante, au QI largement supérieur à la moyenne, capable de parler huit ou neuf langues et impliquée de force dans un réseau d’extorsion. “Elle mettait des gens très riches sous sédatif pour leur soutirer des informations sur leurs comptes en banque et les transmettre à ceux qui l’employaient.” Judith est certaine que son étrange visiteur a dit la vérité. Elle est aujourd’hui convaincue que son ancienne belle-sœur a été tuée parce qu’elle ne voulait plus travailler pour ce réseau d’extorsion et que son frère a été éliminé par les mêmes personnes. Elle a raconté ce scénario aux policiers britanniques, leur a transmis des “documents”, dit-elle, et continuerait d’échanger avec eux encore aujourd’hui, sans que cette piste ait pour l’heure abouti. Comme leurs collègues français, les enquêteurs auraient naturellement souhaité que le corps de Jim Thompson soit exhumé pour pratiquer une analyse toxicologique. “Pas assez d’éléments”, a répondu la justice américaine en rejetant la requête. Ils n’ont donc jamais pu vérifier si la mort de Jim Thompson le 5 septembre 2012 était une simple coïncidence, ou bien le résultat d’une opération coordonnée pour tuer symboliquement les deux familles d’Iqbal. Celle d’hier, et celle d’aujourd’hui.


6. Au-dessus de tout soupçon

Cette autopsie jamais réalisée –et par conséquent, cette porte impossible à refermer définitivement– est, aujourd’hui encore, “le plus grand regret” d’Éric Maillaud dans cette procédure. Le “plus grand”, mais pas le seul. L’affaire Chevaline est une énigme en forme d’étoile. Jusqu’ici, les pistes ont mené à des culs-de-sac séparés les uns des autres sans jamais se rejoindre. En dix ans, enquêteurs, procureurs, juges d’instruction se sont succédés. Plus d’une centaine de commissions rogatoires internationales ont été délivrées –en Irak, en Turquie, en Lituanie, au Canada, en Chine, au Japon, au Costa Rica, en Indonésie, en Inde–, parfois simplement pour vérifier le titulaire d’une carte bleue qui aurait effectué un paiement à proximité de la zone des crimes le jour J. “C’est le côté français des enquêtes, juge Éric Maillaud. Enquêteurs ou magistrats, on est tous à verser dans cette pratique très latine qui consiste à vouloir apporter une réponse à chaque question qui apparaît. À force de vouloir tout savoir, peut-être qu’on finit aussi par être un peu tordus.” Le dossier fait aujourd’hui 95 tomes. Il comporte plus de 8 000 pièces. Au démarrage de l’affaire, 90 enquêteurs ont été mobilisés en même temps. Lorsque le colonel Devigny prend ses nouvelles fonctions à la section de recherches de Chambéry à l’été 2018, ils ne sont plus que cinq à travailler à plein temps sur “Chevaline”. L’affaire Nordahl Lelandais vient d’éclater dans la région, elle est au-dessus de la pile. Un an plus tard, le colonel décide de remonter la cellule d’enquête dédiée à sept enquêteurs. Avec comme première mission de “ressortir tous les scellés et de partir en quête du détail caché”. Dans le même temps, le commandant de la section de recherches consacre trois de ses hommes à temps complet pour compléter Anacrim, la base de données du dossier en analyse criminelle. Il s’agit, à partir des 8 000 pièces de la procédure, d’extraire tous les éléments qui peuvent être utiles –téléphonie, immatriculations, détails provenant de la vidéosurveillance– et de les relier entre eux. “C’est le plus grand dossier en analyse criminelle de la gendarmerie française, croit savoir le colonel. Ce travail minutieux nous permettra un jour de saisir le coup de chance. Si on tombe sur un élément nouveau, au lieu d’éplucher toute la procédure pour voir s’il y a un lien, il suffira de le rentrer dans la base et de voir s’il y a un hit ou pas.”

Bien que le colonel précise “qu’il ne s’agit pas de faire l’enquête de l’enquête”, ses troupes sont prises d’un doute en se replongeant dans le dossier. En mars 2015, les enquêteurs étaient finalement parvenus à mettre la main sur le motard du portrait-robot. Son identité était sortie du chapeau de la longue liste des numéros de téléphone ayant borné ce 5 septembre 2012 à côté du parking du Martinet. Il était bien du côté de Chevaline à cette date, sur sa moto, coiffé du bon modèle de casque à ouverture latérale. Malgré le tapage médiatique, il ne s’était jamais manifesté auprès des autorités, comme s’il était le seul dans la région à ne pas avoir entendu parler de la tuerie de Chevaline. Après deux ans et demi de traque, les gendarmes avaient de bonnes raisons de l’entendre, et pas mal d’espoir. L’homme leur avait alors raconté être venu faire un baptême de deltaplane. Après avoir atterri, il avait repris la route, encore chargé des émotions du vol, et décidé de rentrer chez lui, dans la région lyonnaise, à l’instinct, sans GPS. Il avait donc opté pour cette route en forêt dont il pensait qu’elle traversait le massif des Bauges et pouvait le ramener vers une nationale, puis son domicile. Quelques minutes à planer en altitude et un retour au ralenti pour mieux profiter des dernières gouttes de la montée d’adrénaline: voilà, en somme, sa version de l’histoire. Pour le reste, il n’avait rien vu, rien entendu, et n’avait donc pas jugé utile de se faire connaître des enquêteurs. Les gendarmes avaient bien tiqué quand leur homme n’avait pas su répondre au témoignage des gardes forestiers. Un premier groupe de l’ONF l’avait aperçu une première fois dans la Combe d’Ire. Puis une autre voiture d’agents l’avait croisé au-dessus du parking du Martinet, dans la portion interdite. Ils lui avaient alors conseillé de faire demi-tour. Avant, dans leur rétroviseur, de le voir rebrousser chemin et mettre le pied à terre sur le parking de la tuerie. Propriétaire gérant d’une entreprise de photocopies depuis 1996, sa personnalité ne semblait pas présenter d’aspérité, en tout cas pas le profil d’un zinzin de la gâchette fasciné par les armes. Il avait été libéré sans donner de réponse. “C’est un chef d’entreprise de Rhône-Alpes, honorablement connu et au-dessus de tout soupçon”, avait alors expliqué Éric Maillaud à la presse.

Six ans plus tard, le 30 septembre 2021, le motard est de nouveau convoqué sur les lieux du crime pour une remise en situation. Juges d’instruction et gendarmes souhaitent vérifier la cohérence des récits, s’assurer des positions des uns et des autres au moment des coups de feu, confronter encore une fois les dires aux études acoustiques, chronométrer les temps de passage. En plus du motard, sont présents les agents de l’ONF, un automobiliste de la région d’Annecy et William Brett Martin, le vététiste anglais, venu spécialement de Brighton. Ce dernier affirme que le chef d’entreprise lyonnais ne ressemble pas vraiment à son souvenir du motard. En revanche, les témoignages croisés des uns et des autres font naître un nouveau doute: vu la position du motard, les gendarmes ne croient pas qu’il n’ait, comme il le prétend, “rien vu ni rien entendu”. Le 10 janvier 2022, à 8h, ils se présentent donc à la porte de son domicile. Ils entrent, saisissent son téléphone, son ordinateur, et le placent en garde à vue. L’interrogatoire, préviennent-ils, est suivi en vidéo par leurs collègues du laboratoire de Cergy chargés de l’analyse comportementale. Et les premières minutes sont déroutantes. “Les enquêteurs lui demandent s’il est heureux ou s’il a le sentiment d’avoir réussi sa vie, décrit son avocat, Jean-Christophe Basson-Larbi. Mon client leur répond qu’il a l’impression de passer l’oral du bac de philo.” Viennent ensuite les questions qui découlent des “1 500 heures de travail” menées depuis la mise en situation. Les gendarmes sont clairs: soit l’homme est coupable, soit il sait quelque chose mais a peur de le divulguer. Le motard n’a rien de plus à dire. Il a songé à rencontrer un hypnotiseur pour essayer de faire remonter ses souvenirs, se rappeler pourquoi il se serait arrêté sur le parking du Martinet, mais rien n’est jamais remonté. Avait-il besoin d’uriner? De faire autre chose? Il convoque une nouvelle fois l’inconséquence des petites décisions de la vie sans autre justification. C’est à la fois limpide et frustrant. Le lendemain, les gendarmes assurent, selon Me Basson-Larbi, être maintenant certains que le chef d’entreprise n’est pas leur coupable. Qualifié de “rebondissement” dans la presse, la garde à vue du motard se termine sur une déception de plus.

En Savoie, ni Claire Schutz ni ses parents ne se sont jamais exprimés sur le drame. Une attitude que leur avocate lyonnaise justifie par le souci “de préserver une intimité de leur vie privée violemment malmenée au début de l’affaire”. Claire Schutz a refait sa vie: le garçon qu’elle avait eu avec Sylvain Mollier a maintenant un petit frère. À Grignon, on loue une “citoyenne active”, qui participe à l’association des parents d’élèves de l’école et tente de monter des événements avec les gens de sa classe d’âge. Elle a aussi coupé les ponts avec les Mollier. Sylviane, la jeune sœur de Sylvain, a elle mis du temps pour sortir la tête de l’eau après le meurtre. Elle vit toujours dans l’appartement de la cité des Nants Troubles que Sylvain occupait avant de rencontrer Claire Schutz. Depuis sa fenêtre, elle aperçoit le bâtiment où habite Danielle, la mère de Patrice Menegaldo. Non loin de là se trouve le cimetière où est enterré l’ancien légionnaire. Il y a peu, dit Christelle, des paparazzi anglais sont venus faire des photos. Dans quelques jours, cela fera dix ans que la tuerie a eu lieu.

Reste Zainab, celle qui en a le plus vu sur le parking du Martinet. Elle et sa sœur, Zeena, vivent désormais sous une fausse identité avec Fadwa, la sœur de leur mère. Leur oncle Zaïd les a vues pour la dernière fois en 2018. S’il a tenté à plusieurs reprises d’arranger des après-midi où elles pourraient, comme avant le drame, s’amuser avec ses petits-enfants, Fadwa a toujours refusé. Comme l’a révélé Le Parisien le 16 juillet dernier, Zainab, désormais âgée de 17 ans, a demandé à être entendue une nouvelle fois par les enquêteurs en juin 2021. Elle leur a expliqué qu’un homme l’avait saisie par derrière, qu’elle avait d’abord cru qu’il s’agissait de son père avant d’apercevoir sa peau, “blanche”. Le tueur, a-t-elle également raconté, portait un pantalon et un blouson en cuir. Aucun autre détail n’a filtré. “J’ai plutôt de l’espoir, se persuade le colonel Devigny. Les dizaines de milliers d’heures de travail effectuées depuis 2012 vont finir par porter leurs fruits. Un jour, on aura le détail qui nous manque, et on retrouvera le coupable.” Le 1er août dernier, le dossier a été transmis au pôle dédié aux crimes en série et aux affaires non élucidées –les fameux cold cases– à Nanterre. “C’est un choix de raison et pas de cœur”, explique Line Bonnet, la procureure qui a récupéré le dossier à la suite d’Éric Maillaud. Plus de moyens, plus de temps, et donc peut-être plus de chances de trouver enfin la clé du mystère de Chevaline. D’après Line Bonnet, notamment, la coopération internationale aurait beaucoup évolué en dix ans. Certaines commissions rogatoires délivrées en Irak pourraient enfin aboutir. Cela permettrait de fermer définitivement certaines portes et peut-être d’en ouvrir d’autres. – Tous propos recueillis par JB, LDC et CT