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True Story Award 2023

Affaire Christiane K : la mère diabolique

En septembre 2020, l’affaire Christiane K. bouleverse l’Allemagne. Entre deux confinements, cette mère de 27 ans tue cinq de ses six enfants, l’un des pires infanticides jamais commis dans le pays. En novembre 2021, elle est condamnée à la perpétuité, une sanction exceptionnellement sévère. Ses avocats ont fait appel devant la Bundesgerichtshof de Karlsruhe, la Cour constitutionnelle de justice, qui devrait rendre sa décision d’ici la fin de l’année. La journaliste Prune Antoine a rencontré en prison ce « symbole de la maternité monstrueuse ». Voici son enquête en cinq épisodes.

La première fois que j'ai entendu parler de Christiane K, j'essayais de télé- travailler en gardant ma fille qui avait choisi de faire son "Terrible Two" lors du confinement. C'était en septembre 2020 : on avait six mois de pandémie dans les pattes, mes journées ressemblaient à celle de la Femme Gelée d'Annie Ernaux, rythmée par les notifications des morts du Covid-19. Si la santé mentale globale a dégringolé pendant l'épidémie, les parents et surtout les femmes, ont payé le prix fort. Il n'y a pas une mère que je connais qui n'ait pas fini en burn out.

Christiane K elle, a vrillé dans les règles de l'art : entre deux lockdowns, elle a tué cinq de ses six enfants, l'un des pires infanticides qu'ait jamais connu l'Allemagne. La nouvelle a bouleversé le pays et fait le tour du monde, du Bild au Daily Mail sous ce titre : "Evil Mum" (la "mère diabolique"). En novembre 2021, au terme d'un procès durant lequel elle n'a pas prononcé un mot, elle a été condamnée par le tribunal de Wuppertal à la prison à perpétuité, 22 ans de réclusion incompressible. La plus lourde peine d'enfermement réservée en Allemagne aux terroristes et aux mauvaises mères de famille.

La sanction m'a intriguée. Quel danger cette femme représentait-elle pour la société au point de devoir passer le restant de ses jours en prison ? Même s'il n'existe pas de statistiques officielles, les infanticides ne sont pas rares : on estime qu'une centaine d'enfants sont tués
chaque année par l'un ou l'autre de leurs deux parents. Un tous les trois jours, un chiffre stable. On sait que l'infanticide reste l'un des crimes les plus féminins, à 90% pour les nourrissons tués dans les 24 heures suivant leur naissance. Les enfants plus âgés sont tués eux en majorité par leurs pères.

Qui était cette femme ? Qu'est-ce qui pousse une mère à tuer ses enfants ? Un épuisement physique et émotionnel ? Une maladie mentale ? Les homicides sur mineurs de moins de 15 ans ont des ressorts singuliers. Mais l'intime s'inscrit toujours dans un contexte social et politique plus large. Aujourd'hui, on sait que les lockdowns successifs ont eu un effet dévastateur sur les femmes avec une explosion des violences domestiques (+30% pendant le premier confinement dans le monde selon des chiffres de l'ONU) et des agressions contre les enfants. En Allemagne, les crèches et les écoles sont restées fermées pendant huit mois d'affilée, entre octobre 2020 et mai 2021.

Comme si les mesures de lutte contre la pandémie avaient été décidées par des responsables politiques ayant soit des balcons, soit pas d'enfants. Après l'avoir rencontrée en prison, Christiane K est devenue le symbole des violences feutrée qui se sont exercées dans des millions de foyers pendant les confinements. Et dans le tourbillon post-MeToo, mis à mal par deux ans de pandémie, j'ai commencé à me demander à quel point la justice pénale était genrée.

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EPISODE UN : "SUR WHATSAPP, ELLE REGARDE LA PHOTO DE PROFIL DE SON EX. SON COEUR FAIT UN BOND"

La journée avait commencé comme toutes les autres. Elle s'était réveillée vers 6h30 sur le canapé-lit installé dans salon. La lumière du jour filtrait déjà à travers les rideaux. Elle se frotte les yeux, prend son smartphone. Les messages et les notifications défilent comme autant de petites étoiles lumineuses. Lovescout24, un site de dating, où elle swipe quelques profils. Rheinisches Post, il ne se passe plus rien nulle part excepté le Covid-19. Elle ouvre WhatsApp : peut-être que Pascal, son ex, lui a laissé un message ? Il était encore là il y a trois jours, à jouer à la Playstation avec les enfants. Ils ont même couché ensemble, il lui a dit qu'il voulait un septième enfant. Mais Pascal disparaît toujours après l'amour. Comme les chats, on ne sait pas où il va. Quand il est dans l'appartement, leurs discussions se finissent dans des cris.
Elle pense souvent aux voisins, Christiane : les cloisons fines comme du papier à cigarettes, les plafonds bas, la promiscuité. Cela fait deux ans qu'elle a emménagé dans cet appartement social de 80 m2 au deuxième étage d'une tour HLM, en banlieue de Solingen. Des chichas et des chats derrière les fenêtres, des tapis de prières qui sèchent sur les balcons et des antennes satellites comme des grosses lunes. Les sonnettes portent des noms qui fleurent le Caucase, la Turquie ou l'ex-Union soviétique. Elle n'aime pas les escaliers étroits, les odeurs de nourriture qu'elle ne connait pas qui flottent entre les étages. Les voisins, si proches à travers les murs qu'on a l'impression de les toucher : leurs gémissements, leurs insultes, leur solitude avec la télé allumée à fonds. Elle entend tout de leur vie mais elle ne parle à personne. Ici, ce n'est pas le monde où elle a grandi. Celui de la Coupe du monde de football, de l'Abendbrot et de RTL2.
Elle se lève et va dans la salle de bain. Elle allume le petit chauffage électrique, les températures ont chuté dans la nuit.

Tous les couples traversent des mauvaises passes. Cela fait quoi, sept ans qu'ils sont mariés ? Quatre enfants plus ses deux premiers à elle que Pascal a adopté comme les siens. Trois garçons, trois filles. Il y a un an, elle a eu un vrai ras-le-bol : elle demandé la séparation. A quoi bon se traîner un boulet pareil ? Quand il revient, il a toujours des excuses : l'absence de boulot après l'armée, le manque d'argent, la vie en somme. Quand il se sent vraiment mal, tout devient sa faute à elle. Sa dépression, l'impression d'être un loser, les enfants qui braillent. Alors ils s'engueulent et il se barre. Il peut être injoignable pendant des mois. Parfois, il la frappe. Pas au point d'avoir des marques bleues et vertes sur le corps. Et puis, il ne touche pas aux enfants. Ces derniers mois, la police est venue au moins trois fois chez eux.

Dans le miroir, elle se maquille soigneusement. Noir charbonneux sur les yeux, mascara épais. Elle est blonde, plutôt pulpeuse. Elle sait qu'elle plait. Même avec ses poussettes ou ses sacs de courses, les hommes la regardent dans la rue. Ce n'est pas parce qu'on est une mère de famille nombreuse qu'il faut arrêter de faire attention à soi. Elle s'est ré-inscrite sur des sites de rencontres. Parler à d'autres hommes, s'évader un peu. Pascal est souvent jaloux. Ca l'amuse. Quand il s'énerve, elle a l'impression qu'il l'aime encore. Il la regarde au moins. Alors pourquoi ils n'y arrivent pas ? Dès qu'il est à la maison et qu'elle le voit, détendu, rire avec les enfants, elle se dit qu'ils sont ne pas si mal, tous ensemble. Il l'embrasse, il lui qu'il n'aime qu'elle, alors elle oublie le reste. La journée reprend des couleurs. Début août, Pascal a même commencé une thérapie. Il a changé de parfum, il passe beaucoup de temps sur son portable. Est-ce qu'il a rencontré quelqu'un d'autre ? Elle a réservé les vacances en Croatie en octobre. Dans un mois, ils seront dans l'avion. Après ça, la plage. Etre enfin une famille normale.

Elle prépare le petit déjeuner et elle va aller réveiller les enfants. C'est toujours la course le matin. Marcel, l'aîné, est déjà debout. Il se prépare pour aller à l'école, il doit prendre le bus devant la maison à 7 h 15. Elle regarde comme il a encore changé pendant qu'il s'habille. C'est drôle comme les enfants poussent d'un seul coup pendant l'été. Les petits sont encore dans leurs lits, tout ensommeillés. Leonie a 2 ans, Sophie, 3, Timo six et Luca huit. Il n'y a plus que Melina, 18 mois, qui soit encore un bébé avec ses petits plis et son odeur de lait : elle enfouit son nez dans son cou, il faut qu'elle la change rapidement. Six enfants, seule et à plein temps. Parfois, elle est tellement fatiguée qu'elle n'a qu'une seule envie : dormir. Sa mère vient toutes les semaines pour l'aider un peu mais elle sent bien que quelque chose est en train de craquer à l'intérieur d'elle. Elle a des moments où elle tombe dans les pommes. Comme ça, d'un coup, elle s'effondre comme une poupée de chiffon.

Dans la cuisine, la table est soigneusement dressée : müesli, cornflakes, petits pains au lait, des fruits frais coupés. Les enfants arrivent en traînant des pieds. Soudain, elle entend Timo qui tousse et Lukas dit qu'il a mal à la tête. Elle espère que ce n'est qu'un rhume. Depuis mars 2020, ils vivent suspendus à l'épidémie : le décompte des morts au journal télé, les menaces de lockdown, et même les caissières au supermarché qui s'improvisent virologues. Ils n'ont pas de température mais pas question de les envoyer à la crèche. Un nez qui coule en collectivité, c'est déjà criminel. Elle téléphone pour signaler leur absence. Marcel a fini son sac, il dit qu'il part. La porte claque. Elle commence à débarrasser, elle demande aux enfants d'aller s'habiller dans leur chambre. Après, ils sortiront faire de la balançoire ou se promener dehors. Encore une journée toute seule avec les cinq...Elle jette un oeil distrait à son téléphone. Elle a commencé à chatter avec un nouveau mec. Maurice.

Elle voudrait juste oublier Pascal. Sur WhatsApp, elle regarde à nouveau la photo de profil de son ex. Son coeur fait un bond dans sa poitrine : il a changé de photo. Il est enlacé avec une autre femme. Ses pensées s'embrouillent, elle n'y croit pas. Comme un automate, elle met une casserole à bouillir sur le feu. Il faut encore qu'elle prépare le repas de midi. Les enfants babillent dans leur chambre. Un voile noir s'abat devant ses yeux. Quelqu'un frappe à la porte. Elle pense que Marcel a oublié quelque chose à la maison. Elle ouvre la porte : un homme qu'elle n'a jamais vu, la quarantaine, grand, portant des gants et un masque chirurgical bleu, la fixe.
"- Nele ?
- Non, je ne m'appelle pas Nele. Je suis Christiane.
- Nele. Je vais détruire ta vie, comme tu as détruit la mienne."

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EPISODE DEUX : "OUI, ENVOIE LA POLICE A LA MAISON. LES ENFANTS SONT MORTS."

Quand on est flic ou pompier, il y a des jours où l'on regrette son job. C'est ce qu'il se passe le 3 septembre 2020 à 14 H lorsque la force d'intervention d'urgence débarque au 155, Hasselstrasse à Solingen. Boucler une scène de crime ou décrocher un pendu, on peut s'habituer. Mais un truc comme ça, on sait qu'on n'aura jamais les mots pour le décrire. Et qu'on passera le reste de sa vie à essayer d'effacer les images.

C'est la centrale d'urgence de la police de Wuppertal, dans le Land de Rhénanie-du- Nord-Westphalie, qui les a envoyés sur les lieux. Une certaine Claudia Urban, 54 ans, domiciliée à Mönchengladbach, a fait un signalement par téléphone : elle n'arrive plus à joindre sa fille, Christiane K, 27 ans. Celle-ci lui aurait laissé des messages préoccupants. Dans le combiné, l'opératrice sent la panique qui fait monter d'un cran la voix de son interlocutrice. Les gens s'inquiètent souvent pour pas grand chose. Depuis la pandémie, ils vrillent. La standardiste lui propose de rester au téléphone pendant qu'elle envoie une équipe de secours à l'appartement. Comme ça, elle saura ce qu'il se passe en temps réel.

Le convoi file comme une comète à travers les rues mornes de Solingen. C'est une ville plutôt tranquille de l'Ouest de l'Allemagne nichée dans le "Ruhrpott", le bassin de la Ruhr. Ouvriers, hauts fourneaux et industries. Bombardée pendant la Deuxième Guerre Mondiale, Solingen est comme une pieuvre de béton : deux centres, trois gares, sa topographie éclatée s'étire sur 90 kilomètres 2 pour 160 000 habitants. La ville natale d'Adolf Eichmann fait rarement les gros titres. Sauf en 1993, lorsque un incendie criminel xénophobe avait traumatisé le pays, en pleine réunification : quatre jeunes skinheads mettent le feu à une maison habitée par une famille turque. Cinq morts, dont trois enfants. La peine est emblématique de la tolérance de l'Allemagne à l'extrême droite : dix ans de prison.

Les lumières bleues de secours clignotent à travers une petite pluie fine au pied d'un ensemble d'immeubles HLM gris délavé. Les secours sont arrivés dans le quartier de la Hasseldelle, un peu en périphérie de la ville. Les journalistes qui raffolent des étiquettes disent que c'est un "soziale brennpunkt" (point chaud). Traduction : immigration et précarité. Les flics entrent au 155 et arrivent au deuxième étage. Ils frappent. Pas de réponse. Ils entrent de force. L'appartement est un peu en désordre. Dans l'air flotte une odeur bizarre qui ressemble au gaz. Ils ouvrent les fenêtres. Le salon est désert, dans la cuisine, la table est encore dressée pour un petit déjeuner. Des bols, tasses, de la nourriture. Le pire, c'est le silence qui enveloppe tout d'une trace épaisse. Les flics passent dans la première chambre. Sur la porte sont punaisés des accessoires de supporter du club de football du Bayer Leverkusen. Sur une commode, il y a un terrarium vide. Des jouets par terre, des vêtements, deux lits superposés. Les policiers s'approchent.

Quatre enfants sont allongés tête-bêche dans leurs lits. Ils sont bordés soigneusement et certains tiennent des peluches dans les bras. On dirait qu'ils dorment. Sauf qu'ils ont les cheveux mouillés, le teint cireux et un peu de mousse au coin du nez. Leurs corps nus sont emmaillotés dans des serviettes éponge. Dans une autre chambre, la tête d'un cinquième enfant, un peu plus âgé, dépasse des draps. Pas de pouls. Pas de respiration. Ils sont tous morts. L'information est transmise par l'opératrice à son interlocutrice. Au téléphone, la voix se brise. Les policiers, sidérés, sortent de l'appartement en pleurant. Une cellule psychologique est mise en place, le Parquet de Wuppertal ouvre une enquête.

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L'Allemagne avait eu Christiane F, l'ado droguée et prostituée de Berlin Zoologischer Garten en 1980. En 2020, c'est Christiane K. qui fait les gros titres dans le monde entier ensuite. "Christiane", alias le prénom des madones macabres outre-Rhin. Le nom qui se rapproche le plus du Christ. Une fois passés à l'acte, les criminels ici n'ont plus de noms de famille : ils ne sont reliés à rien, ni à personne. Ils deviennent des initiale pour qu'on ne les identifie pas. Et pour que l'on ne s'identifie pas à eux.

Pourquoi quand on est journaliste, on choisit de raconter une histoire et pas une autre ? Qu'est-ce qui nous amène à un sujet ? Je n'ai jamais été une fanatique de faits divers. Grandir dans les Vosges en pleine affaire Grégory vaccine probablement contre l'hystérie médiatique. Et la seule chose que j'ai retenue de mes études de droit, c'est qu'il y des lois mais rarement une justice. Que tout est une affaire de points de vue, de géographie et d'époque. Ce qui m'a attirée vers Christiane K, c'est le fait qu'elle ait le monde contre elle. Qu'elle ait perdu d'avance. Comme si la violence des femmes était plus inacceptable que celle des hommes. Comme si les femmes qui brisent le mythe de la maternité triomphante étaient les nouvelles sorcières du millénaires.

L'infanticide a longtemps été considéré comme une alternative à l'avortement avant de devenir un crime contre nature. A partir du Moyen-Age, il est puni par la peine de mort. Au 18è, les procès et les récits d'infanticides éclosent en Allemagne, comme en Europe. L'exode rural, les romantiques....Le "crime des servantes", dépeint par Goethe dans Faust, fait l'objet d'un paragraphe spécial 217 dans le Code pénal. Les peines sont allégées, avec une distinction s'il s'agit d'une femme célibataire ou d'une mère de famille. En 1998, le paragraphe 217 est supprimé. L'accouchement sous X n'existe pas outre-Rhin. Au début des années 2000, les autorités espèrent que la mise en place d'un système de "babyklappe" (boite à bébé) réduira le nombre de néo-naticides. A la même époque, la presse et l'opinion publique s'émeuvent des affaires de "mères tueuses" qui se "multiplient" en ex-RDA. En 2008, Wolfgang Böhmer, gouverneur du Land de Sachsen-Anhalt, déclare carrément que l'héritage du régime communiste a donné aux femmes de l'Est une approche plus désinvolte de la vie".

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Le 04 septembre 2020, l'Allemagne est sous le choc. Le maire de Solingen se rend sur les lieux de la tragédie. Minute de silence. Hordes de caméras. Voisins en larmes. L'entrée de l'immeuble gris croulent de bougies, de peluches et de petits mots dont celui-ci, écrit en majuscule : "Warum ?" (pourquoi). Des dizaines de paires chaussures sont encore alignées sur le palier au deuxième étage. L'enquête commence. Les indices sont collectés un par un par la police : aucune trace d'effraction ou de cambriolage ne sont relevées dans l'appartement. Des emballages de médicaments "Vomex" et de tablettes "Nurofen" sont retrouvés avec les restes du petit déjeuner. L'entourage de Christiane K est interrogé, ses habitudes, son passé sont passés au peigne fin. Les premiers rapports d'autopsie indiquent que les victimes ont été droguées par des médicaments avant d'être tuée par strangulation ou noyade. Une pile de vêtements retrouvés dans la salle de bains en témoigne : les enfants ont été tués l'un après l'autre dans la baignoire, les plus petits en dernier. Le matin du crime, Christiane n'a cessé de texter avec son ex et sa mère. Sa culpabilité ne fait guère de doute tant les chats WhatsApp, récupérés par les enquêteurs dans les téléphones portables, sont accablants.

(Extrait de l'enquête judiciaire Chat WhatsApp entre Christiane K et son ex-mari Pascal K)
03.09.2020
Christiane - "Tu te fous de moi avec la photo de ta nouvelle meuf ?
Pascal - J'ai rencontré quelqu'un et je veux un nouveau départ. Comment on se débrouille pour les enfants ?
C- Aucune idée. T'as qu'a en faire avec ta nouvelle."

11h30
C - "Sans toi, je n'y arrive pas. Je peux pas repartir de zéro. C'est simple. Je t'aime. (Pas de réponse)
C - Tu ne reverras plus jamais les enfants.
P - Quoi ? A cause de ma nouvelle copine ?"
12h45
P - Dis moi quand je pourrai venir voir les enfants.
C- Les enfants sont partis."

13h22
P- "C'est pas sérieux ? T'es malade ma parole.
C- Je n'en peux plus. Appelle la police et dis leur de venir a l'appartement.
P- T'es tarée.
C- Ils sont déjà au ciel, la ou je serai bientôt.
P- Arrête tes conneries.
C- Les enfants sont morts.
P- C'est pas comme ça que je reviendrai."

(Extrait de l'enquete judiciaire Chat WhatsApp entre Christiane K et sa mère)
Christiane "- Cela ne va pas du tout, je n'en peux plus.
Claudia - Qu'est-ce qui se passe ? (Pas de réponse)
Claudia - Qu'est-ce qu'il y a ? Réponds moi. (Pas de réponse)
Claudia - Je vais appeler la police !
Christiane - Oui, envoie la police a la maison. Les enfants sont morts"

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EPISODE TROIS : "CHRISTIANE A TROIS DEFAUTS : ELLE EST JEUNE, JOLIE. ELLE PALIDE NON COUPABLE."

Le 04 septembre 2020, Christiane Kias ouvre péniblement les yeux sur un lit d'hôpital. Elle est dans l'unité de soins intensifs des urgences de Düsseldorf après une tentative de suicide. Côtes cassée, éraflure du foie et traumatisme crânien de grade 3. Elle ne se souvient de rien. Son état psychique est jugé très instable mais la police ne fait pas de manière lorsqu'elle vient l'interroger. "Cinq de vos enfants sont morts. Les avez-vous tués ?" Elle secoue la tête, elle ne comprend pas. Elle n'a aucun souvenir, seulement d'avoir préparé le petit déjeuner la veille. Elle évoque un homme, masqué avec des gants, qui aurait frappé à sa porte. Et puis, c'est le trou noir. Les psychiatres qui l'examinent suspectent un épisode "d'amnésie dissociative". On ne sait pas si elle est liée au traumatisme crânien, à une maladie psychiatrique sous-jacente ou un mécanisme de décompensation psychique. Elle demande lequel de ses enfants a survécu. On juge préférable de ne rien lui dire.

Après avoir interrogé son fils, sa mère et son ex-mari, les enquêteurs peuvent reconstituer son emploi du temps. Vers 11 h du matin le jour du crime, Christiane aurait téléphoné à
l'école primaire de Marcel pour le récupérer, arguant auprès de la directrice d'un "deuil" dans la famille. Vers midi, elle l'aurait retrouvé devant la mairie de Solingen et expliqué que ses frères et soeurs étaient "morts dans un accident de voiture". Ils auraient pris le train pour Düsseldorf. Une fois arrivés à la gare, elle lui aurait demandé s'il voulait sauter avec elle sur les rails. Marcel aurait refusé, insistant pour aller chez sa grand-mère. Christiane lui aurait donné sa carte d'assurance maladie et mis dans train régional, destination Mönchengladbach. Sur son smartphone, elle fait un virement bancaire à sa mère. Objet : "Marcel". Elle écrit à son frère pour qu'il vienne le récupérer à la gare. Quelques minutes plus tard, elle se jette devant un train.

L'enquête est bouclée en quelques semaines. La police conclut à une "surcharge émotionnelle", liée à la séparation d'avec son ex-compagnon. Le Parquet de Wuppertal retient la "jalousie" comme mobile du crime. Dans la classification des affaires d'infanticide, on parle du "syndrome de Médée", lorsque l'un des partenaires tue les enfants pour se venger de l'autre. Fait assez rare, Christiane est accusée de "meurtre" ("mörder") et non "d'homicide" ("totschlag"). Elle risque la perpétuité. L'ampleur du drame, le nombre de victimes et la pression médiatique, appelle à une sanction exemplaire. Parce que Christiane a endormi ses enfants avec un cocktail de médicaments avant de les noyer, elle est accusée de "meurtre avec perfidie". Le Procureur fait référence au caractère "heimtükische" (perfide) de son acte pour qualifier une faute exceptionnellement grave. Ce caractère de "perfidie" est une bizarrerie du Code pénal allemand, héritée du régime nazi. Aujourd'hui, des associations de juristes feministes appellent à l'abrogation du terme de "heimtükische" qui selon elles, discriminent davantage les femmes en leur faisant encourir de plus lourdes peines. Selon le Dr Stefanie Bock, professeure de droit pénal à l'université de Marburg, "les femmes n'ont pas la force physique de confronter les hommes." Leur mode opératoire sera différent et si elles tuent, elles le feront davantage avec l'empoisonnement par exemple. "Ainsi une femme victime de violences conjugales qui tue son mari pendant son sommeil sera automatiquement inculpée pour "meurtre avec perfidie" et risquera la prison à vie. Alors qu'un père qui tuerait ses trois enfants en les battant à mort serait inculpé pour "homicide" et moins lourdement condamné".

Lentement, ma question de départ "comment une mère peut-elle tuer ses enfants ?" commence à glisser. Le traitement médiatique et judiciaire des infanticides est le miroir de la place des femmes dans la société. Il n'y a pas plus tabou que ce crime qui remet en cause les fondements de la société patriarcal : la "mère parfaite". Or, je crois que devenir mère, c'est plonger dans un grand mytho collectif. Des règles déguisée en instinct, une "expérience" vendue comme la plus naturelle qui soit. Vivant depuis près de quinze ans en Allemagne, j'ai compris qu'il n'y a pas de construction sociale et politique plus élaborée que la maternité : elle est façonnée par la culture, les lois et la morale. Comment une femme qui en arrive là peut-elle être jugée aussi sévèrement ?

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Lors de son procès qui se tient en novembre 2021 à la cour d'Assise de Wuppertal, l'Allemagne découvre avec stupeur la "Todesmutter de Solingen", la "mère Mort" : une petite blonde aux airs de baby doll, des chemises à carreaux et ces yeux clairs qui affrontent les flashs sans sourciller. Son premier avocat l'a traitée de "menteuse" avant de refuser de la défendre. Le second la juge "impénétrable" tandis que le troisième dit du bout des lèvres qu'elle est "difficile". Christiane a trois défauts : elle est jeune et jolie. Elle plaide non coupable. Et durant les dix huit jours d'audience, elle ne pleure pas et surtout, elle se tait. Julie Ancian, auteure du livre remarquable "Les violences inaudibles. Récits d’infanticide" (éditions du Seuil, 2022) me raconte que la "silenciation" est une caractéristique récurrente des mères infanticides. Elles sont réduites au silence par la justice, par la société. Parce qu'elle ébranle l'un des fondements même de la société patriarcale, le mythe de la mère parfaite, la "maternité monstrueuse" ne ne se raconte pas.

Mâchoire serrée derrière son masque, l'accusée ne demande pas d'aide, ni de pitié, ni de pardon. Il y a quelque chose d'inflexible chez cette femme. Elle rappelle Magda Goebbels qui a empoisonné ses six enfants avant de se suicider dans le bunker du Führer à Berlin. Comme elle garde le silence, on va parler à sa place. Rapports d'autopsie, vidéo des enfants qui jouent et rient avec leur père, chats WhatsApp et témoins à charge se succèdent à la barre. Les médias se livrent à un "slutshaming" en règle, épinglant ses décolletés plongeants et les sites de dating qu'elle fréquente. Pendant ces dix huit jours de novembre 2021, la scène du procès de la "mère tueuse" de Solingen sera essentiellement occupée par des hommes. A quel point cette vision andro-centrée peut-elle influencer le jugement ?

Sabine Maguire, chroniqueuse judiciaire pour le Rheinisches Post me dépeint un procès "équitable" dans une ambiance de "chasse aux sorcières". Dans un pays dirigé pendant quinze ans par une Chancelière sans enfants, la maternité cristallise toutes les crispations. Des attentes irréalistes héritées du IIIe Reich. Et puis les ratés de la réunification et les divergences Est-Ouest : Kita (crèche) ou pas, rester à la maison ou repartir travailler, être une "Rabbenmutter" (mère corbeau) qui pense qu'à elle ou une "SuperMama" qui se sacrifie pour sa progéniture. Aucun débat n'a eu plus d'écho en Allemagne que celui sur le "regret maternel".

Ce que l'on comprend encore moins dans cette salle d'audience de Rhénanie, ce qui fait frémir, c'est que Christiane fait plutôt partie des "mères parfaites". Son appartement est "tenu et rangé". Ses enfants sont "bien élevés, bien habillés, prêts à aider". C'est une mère qui fait attention à l'alimentation de ses enfants, qui achète des produits frais et cuisine tous les jours, une mère économe qui tient un budget hebdomadaire rigoureux, une mère qui propose des activités et organise des vacances pour toute la famille. Une mère qui ne boit pas, qui ne fume pas, qui ne travaille pas. Dans la salle, alors que chacun porte un masque FFP2, c'est comme si la pandémie était absente des débats. On se donne du mal pour comprendre. Christiane K est-elle une psychopathe, froide et dépourvue d'empathie ? Ou une mère obsédée par la perfection, débordée par son quotidien, qui a craqué ?

Dans la bouche de l'un des deux experts psychiatriques mandatés par la Cour, Christiane Kias devient une "personnalité dominante, froide et manipulatrice." Le professeur Pedro Faustmann est une sommité, il est de tous les procès importants outre-Rhin, c'est même lui qui a "expertisé" Beate Zschäpe, la criminelle du trio néo-nazi de la NSU. Son rapport sur Christine fait près de 200 pages, basé sur une procédure rigide, des questions lapidaires, des enregistrements incomplets et une grille de lecture très cadenassée. Conclusion : Christiane K ne souffre d'aucune maladie ou trouble mental susceptible d'avoir affecté son discernement. Ni dépression, ni syndrome dissociatif, ni épuisement. Elle n'a absolument aucune circonstance atténuante.

Selon le Professeur Norbert Nédopil, "la psychiatrie judiciaire est une discipline qui se développe lentement et dont les ténors restent majoritairement des hommes." Difficile de contester des hommes qui parlent bien, qui savent, qui ont une réputation. En psychiatrie, tout est affaire d'interprétation. Or, certains critères d'appréciation des troubles mentaux, censés être "universels" (et répertoriés dans le Manuel diagnostique et statistiques des troubles mentaux, l'unique livre reconnu, le DM-5), sont difficilement applicables aux femmes. La psychopathie par exemple présente des différences selon qu'il s'agisse d'un homme ou d'une femme. Ou la dépression : il est désormais avéré que les femmes ne développent pas les mêmes symptômes que les hommes. Quant au "trouble dissociatif", invoqué aux Etats-Unis ou aux Pays-Bas, il n'est pas reconnu par les cours de justice allemandes parce qu'il se base sur le témoignage de l'accusé et qu'il est difficile de trouver des preuves. "Nous vivons tous dans une certaine continuité des expériences et des émotions. Le syndrome dissociatif arrive lorsque cette continuité est brisée, par une menace, un stress ou une peur intense," m'explique Nédopil. "Il n'est pas rares que les criminels ou ceux qui vivent un traumatisme souffrent d'amnésie dissociative. Nous possédons tous ce mécanisme psychique d'effacer une mémoire traumatique. Sans cela, on ne peut pas survivre." Reconnaître le trouble dissociatif comme circonstance atténuante rendrait plus difficile la condamnation des derniers criminels nazis. Car le passé de l'Allemagne est aussi l'histoire d'une dissociation collective.

Durant ce procès, ce que personne ne veut entendre ce sont les "violences inaudibles" subies par les mères infanticides, selon la formule de Julie Ancian. Je décide d'aller rencontrer Christiane K en prison. Pour cela, je dois contacter son avocat. Elle en a deux, peut-être comme les deux faces de sa personnalité : l'un a tout à gagner, l'autre rien à perdre. L'un est du coin, l'autre est étranger, avec un cabinet en Belgique. L'un est jeune et aime trop la lumière, l'autre, plus âgé, connaît tout de l'ombre. Le premier m'envoie paître. Le second, Maître Thomas Seifert, 40 ans de plaidoiries pour les criminels en tous genres et un bagout à toute épreuve, m'obtient une autorisation. En mars 2022, je franchis avec lui les portes de la prison de Cologne, un bâtiment bleu pâle surmontés de barbelés qui ressemble à un OVNI architectural des années 50. Dépouillée de mon portable et de mes notes, je me retrouve après de nombreux couloirs et portes cadenassées, dans une étroite cellule verte, deux tables d'écoliers séparée par une vitre en plexiglas. L'air est lourd, les sons étouffés. Bruit de clés dans la serrure en face, elle apparait enfin. Lentement, elle s'avance avant de déplacer la chaise qui grince sur le sol. Elle est toute petite. Visage de poupée, pupille agrandie par les anti-dépresseurs, Christiane commence à parler.

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EPISODE QUATRE : "A 16 ANS, CHRISTIANE EST UNE ADOLESCENTE QUI COULE. MAIS ELLE NE CRIE PLUS."

Christiane ne va pas bien. Pas d'Internet, aucun contact avec l'extérieur, elle passe 23 heures sur 24 en cellule. Ici, elle est "l'ennemie numéro un. Les autres détenues disent que j'ai tué mes enfants," s'exclame t-elle en colère. Chaque semaine, 10 minutes par téléphone avec sa mère. Le courrier n'arrive pas. Elle doit formuler des demandes d'autorisation pour à peu près tout, même aller aux toilettes. Christiane Kias n'a pas d'ami, ni d'alliés. Elle avait ses enfants, il reste sa mère. Et une vie en miettes qu'elle me raconte, en me regardant bien en face à travers la vitre en plexiglas.

Elle naît en 1993 à Mönchengladbach, une ville-dortoir non loin de la frontière hollandaise. Classe moyenne, banlieue coquette avec ses fenêtres fleuries et ses maisons bien alignées. L'Allemagne nage en plein tourbillon de la réunification mais les rôles dans l'Ouest sont encore solidement répartis. Mère sans diplôme et au foyer, père directeur du Aldi, un supermarché discount. Un frère, né deux ans après elle. S'ils ne manquent de rien matériellement, il n'y a pas de vie de famille. Chacun mange dans son coin ou devant la télé. On ne part jamais en vacances : le père dit qu'il n'y a pas d'argent ou alors que la météo est mauvais. Lui est solitaire et fermé, sa mère compense comme elle peut. Elles ne sont pas très proches. Ses parents se disputent beaucoup. Dès qu'il rentre du travail, le père s'enferme seul dans son bureau devant son ordinateur. Depuis tout petite, elle ne l'aime pas. Ce sont les mots qu'elle utilise. Le dégoût est physique : elle ne supporte pas d'être près de lui, sans pouvoir expliquer pourquoi. Le bonheur, c'est l'été pendant les grandes vacances qu'elle passe chez ses grands-parents maternels. "Chrissie" est l'enfant chérie de la famille. Ils lui passent tout : ses caprices, ses colères, on la gâte avec des vêtements ou des jouets, elle a même un petit chat. Vive, souriante, potelée, elle est bonne en classe, douée en maths et en langues. Elle a des copines, Tokio Hotel à la radio et l'avenir devant elle. Jusqu'à douze ans, où sa vie bascule.

C'est l'année 2005, Angela Merkel devient Chancelière. Chrissie ne sourit plus, son visage s'est figé. Elle commence à décrocher des cours, s'isole de ses copines. Son institutrice s'inquiète : Chrissie lui aurait parlé d'un viol qu'elle aurait subi l'été précédent chez ses grands-parents. Un jour où tout le monde est parti faire des courses, elle est toute seule, assise sur un matelas en train de lire. L'homme qui est un ami de son oncle rentre dans sa chambre, s'asseoit à côté d'elle. Il commence à lui toucher la cuisse. Puis remonte sa jupe jusqu'à sa culotte. Lui dit de se taire sinon quelque chose de terrible va se passer. Ensuite, il la viole. Christiane a tellement honte qu'elle se tait. Elle n'ose en parler à personne. Alors, elle s'enterre.

Et puis, elle a cette impression d'être suivie par un homme en noir sur le chemin de l'école. Elle ne veut plus y aller seule, alors sa mère l'accompagne. A la maison, elle a mal au ventre, elle pleure souvent, elle se plaint de harcèlement scolaire. L'école suggère un séjour à la clinique de Viersen, juste à côté. Réputée dans tout le pays, la clinique est spécialisée dans les troubles psys des ados. Sa mère refuse. Christiane se scarifie dans la salle de bains. Elle a des troubles alimentaires. En 2006, elle va manquer 200 heures de cours. La bouffe horrible à la cantine, le sport obligatoire quand on a ses règles, les autres filles jalouses qui lui cherchent des noises, elle n'en peut plus. Le "Jugendamt", le service de la protection de l'enfance, met en place une surveillance étroite avec des visites régulières et des entretiens téléphoniques. A un moment, sa mère craque : Christiane passe trois mois en unité fermée à Viersen. Ce n'est pas une simple crise d'ado. Au vu du stress massif et de la détresse qu'il constate chez l'adolescente, le psychologue qui la suit juge "plausible" qu'elle ait été abusée sexuellement. Dans son dossier médical, il écrit "troubles du comportement, troubles de l'émotion et comportement suicidaire". Christiane voit bien que les médicaments, les sessions de psys, les ateliers d'art thérapie, c'est juste pour la "calmer". Personne n'aborde de front le vrai problème : son agression sexuelle. Christiane rentre à la maison et elle répète qu'elle veut se tuer. Un jour, elle avale des médicaments après s'être entaillé les veines dans la salle de bains. Re-internement en clinique. Retour à la maison. Auto-mutilation. Harcèlement. On pense qu'elle veut attirer l'attention, les gens commencent à jaser, sa mère la change d'école. Le frère de Christiane aussi est victime de harcèlement scolaire : à 12 ans, il mesure 1m65 et pèse 180 kilos. Il mange et il joue à sa Playstation. Les voisins s'interrogent : que se passe t-il dans cette famille ?

Des mois plus tard, Christiane finit par aller au commissariat et déposer une plainte pour viol. Lorsque la police l'interroge, tout devient flou, elle mélange les dates, elle n'est plus sûre. L'homme qu'elle accuse nie. Il n'y a pas de preuves, pas de traces ADN, pas de marques de violences. En 2007, l'Allemagne n'a pas encore réformé sa législation sur les violences sexuelles. Le viol dans le mariage a été interdit en 1997, le consentement n'existe pas et pour le reste, c'est un peu le Moyen-Age : un viol est défini comme une relation obtenue "par la violence ou par une menace portant sur la vie ou l’intégrité corporelle". Rien dans l’article 177 du code pénal allemand ne protège les victimes inconscientes ou tétanisées – c'est-à-dire incapables de résistance face à leurs agresseurs. A l'époque, on estime que seules 15% des victimes portent plainte outre-Rhin. Et la procédure mène rarement à une condamnation ; en 2016, 7,5 % des dénonciations mènent à une sanction.

Cela fait presque deux ans que Christiane appelle à l'aide pour une agression sexuelle qui selon la loi, la police et ses proches, n'existe que dans sa tête. Le travailleur social qui suit la famille pense activer le plan "Zornröschen" (roses à épine), un programme spécifique d'aide aux mineurs victimes d'abus sexuels. Finalement, cette institution de protection de la famille souvent critiquée pour son interventionnisme à la limite de l'abus de pouvoir, ne bouge pas. En 2008, la situation s'améliore. Christiane dit qu'elle se sent mieux : elle a arrêté de vouloir se tuer. A seize ans, Christiane est une adolescente qui coule. Mais elle ne crie plus.

Elle retourne à l'école, flirte avec son premier petit ami. Première relation sexuelle, accident de capote, grossesse. Cela fait à peine trois mois qu'ils sont ensemble. Il ne veut pas de l'enfant, la pousse à avorter. Intuitivement, elle voit dans la maternité une possibilité d'échapper à ce destin qui lui échappe. Une planche de salut. Un passeport vers l'âge adulte. Un re-boot de sa vie qui à peine commencée, part déjà en vrille. Elle refuse l'IVG, il la largue par texto. Marcel nait. Tout le monde lui avait dit que ça serait difficile, qu'il ne dormirait pas, qu'elle serait fatiguée. Marcel est un bébé en or, facile, toujours calme. Elle kiffe être mère. Elle prend son rôle très au sérieux, les responsabilités la stabilisent. Elle se débrouille bien. Elle s'est installée dans une dépendance juste à côté de la maison familiale. Sa mère l'aide. Comme elle veut tout voir de son bébé, comment il apprend à marcher, à parler, elle arrête le lycée. A trois ans, il va à la crèche, elle réfléchit à reprendre un apprentissage de fleuriste ou quelque chose avec les animaux.

Très vite, elle rencontre un nouvel homme. Retombe enceinte au bout de six mois. Elle n'a pas de contraception et elle me dit qu'elle hésite beaucoup à avoir cet enfant. En Allemagne, l'IVG est dé-criminalisé mais toujours illégal en vertu du paragraphe 218 et selon des dispositions archaïques, votées sous le régime d'Hitler. Tabou, l'IVG reste un chemin de croix, on trouve difficilement des informations, surtout dans une petite banlieue conservatrice de l'Ouest. Elle devrait aller à la ville, trouver un médecin, de l'argent. Elle pense que c'est mieux d'être une fille-mère plutôt qu'une femme qui avorte. Elle garde l'enfant, alors le père à venir coupe tout contact, dénie sa paternité et la traite de "pute". Pendant cette deuxième grossesse, son propre père est arrêté par la police dans une enquête sur un réseau pédophile. Des milliers de clichés pédo-pornographiques sont retrouvés dans son ordinateur. Il est arrêté. Christiane se souvient des étés où il fallait courir nu dans les jardin, de son père qui les prenait sans cesse en photo son frère et elle. Elle se souvient de son dégoût physique quand il s'approchait d'elle. Est-ce qu'il a abusé d'elle ? A t-elle été victime d'inceste ? Christiane n'est pas sûre. Elle a beau chercher dans sa mémoire, elle ne trouve rien. Son avocat l'a poussée à déposer une plainte pour "abus sexuels". Mais quelles preuves pourraient-elles être retrouvées, alors que la prescription de trente ans est presque écoulée ? Le tribunal condamne son père un an de prison avec sursis. Peine légère mais le stigmate social est lourd. Ses parents divorcent, il quitte la maison familiale.

Christiane n'a même pas 20 ans mais dans cette banlieue étriquée et conservatrice, elle se sent étiquetée en permanence. "Pute" si elle tombe enceinte, "bimbo" si elle se teint les cheveux en blond. Quoiqu'elle fasse, elle se sent à la marge. Ici, rien ne doit dépasser. Il suffit de porter un jean moulant pour être taxée de "Rabbenmutter" (mère corbeau, sous- entendu mauvaise mère). Il suffit d'avoir six enfants pour être taxée de "cas social". Christiane pense que sa vie ne regarde personne. Alors elle se mure dans le silence. Elle n'a pas d'ami, elle flirte en ligne.

Elle rencontre Pascal K à l'été 2011. Il est caporal-chef des troupes de transmission à Cologne. Depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, l'Ouest de l'Allemagne est un vivier de la Bundeswehr. A Mönchengladbach, il y a des casernes, des armes et des hommes. Au début, elle ne veut pas vraiment de relation, il s'écrivent et se voient une ou deux fois comme ça, pour voir. Lui s'enflamme : elle est "l'amour de sa vie" après deux semaines, il ne peut pas vivre sans elle. Tout va un peu trop vite, elle coupe le contact. A l'automne, elle lui re-donne une chance. Il gagne sa vie et il pourrait être un bon père. En décembre, il la demande en mariage. Le choc est tellement grand qu'elle dit oui rapidement, presque sans réfléchir. La relation tourne rapidement au vinaigre. Pascal pète souvent les plombs pour des détails. Tout d'un coup, il monte dans les tours et on ne sait pas pourquoi. Ils décident pourtant d'avoir un enfant tous les deux, parce que Pascal veut le sien, et elle rêve enfin d'une petite fille après deux garçons. Durant la grossesse, Pascal la quitte. A la naissance de l'enfant, il revient et tout va bien. Et puis, il se volatilise de nouveau.

Les six années qui suivent sont l'exacte répétition de la première. Avec trois enfants en plus. Promesses, grossesse, disputes, disparition. Elle qui tombe enceinte comme d'autres tombent amoureuses : chaque année et sans réfléchir. Pascal Kia perd son poste dans l'armée, boit plus que de raison et passe ses nerfs sur Christiane. Le reste du temps, il se barre chez sa mère à quelques kilomètres. Elle dit de son mari que c'est comme avoir un septième enfant. Christiane n'a pas le temps de gamberger, elle gère tout : le quotidien, les vacances, l'école, les allocations, les revenus, les petits bobos, les courses avec six enfants. C'est une relation de merde, toxique pour les deux, mais Pascal lui a l'excuse de sa "dépression" pour être un père absent et un mari violent. Le Jugendamt, alerté par un pédiatre, suit la famille. Ils savent que le couple est en séparation conflictuelle mais ne bougent pas puisque l'appartement est "propre", que la mère a l'air "posée" et surtout qu'elle décline les offres d'aide. Bien sûr qu'elle y arrivera. Ils ont oublié que Christiane est une enfant de l'ère Merkel : "wir schaffen das" (on va y arriver). Elle ne peut que tenir et serrer les dents. Il y a les gens qui craquent, les gens qui disparaissent et puis il y a les mères. Dans l'Allemagne de Merkel, elles n'ont droit ni à l'un, ni à l'autre.

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Christiane parle lentement mais sans interruption, la diction un peu pâteuse à cause des médicaments. A son bras, elle porte un large bracelet en éponge sur lequel sont inscrits les prénoms de tous ses enfants. Les aiguilles de l'horloge tournent. Je lui demande de me raconter sa version des faits. Ce qui se passe après que l'inconnu masqué ait frappé à sa porte le 03 septembre.

Elle croit d'abord que c'est un homme qu'elle a rencontré en ligne, un stalker. Il l'appelle "Nele" : c'est le pseudo qu'elle utilise en ligne. Il lui arrive de poster des nudes d'elle, des vidéos un peu chaudes sur des sites d'escort. Elle se fait un peu d'argent et puis, ça excite Pascal que d'autres hommes la désirent. D'ailleurs elle s'est inscrite avec sa carte d'identité à lui. Qu'est-ce qu'il fait chez elle ? Il est grand, les cheveux et les yeux sombres. Il porte des gants et un masque d'opération. Elle me parle de sa sidération. Elle ne comprend pas pourquoi il est là, pourquoi il la regarde, pourquoi il lui dit qu'il veut la détruire. Est-ce qu'elle a fait quelque chose de mal ? Pourquoi devrait-elle être punie ? Son débit ralentit, sa voix tremble. Je vois la panique pointer au fonds de ses yeux bleus.

La scène qu'elle me décrit ensuite pendant une vingtaine minutes et qui la fait trembler, cet homme qui la bascule sur un canapé, lui attache les mains, lui baîllonne la bouche, cet homme qui la contrôle physiquement, qui s'énerve, la menace, cet homme qui lui dit de "faire taire" les enfants, qui lui donne les médicaments et la force à les noyer dans la baignoire, cet homme qui la caresse et qui lui dit une fois que tout est terminé, "on va pouvoir s'amuser un peu maintenant" ... cette scène, c'est un viol.

J'ignore si Christiane K a jamais été victime d'inceste ou d'une agression sexuelle. Ce que j'entends, c'est une femme accusée d'avoir tué ses enfants qui me décrit une scène où quelqu'un la force à faire quelque chose qu'elle ne veut pas. Une histoire comme une assurance-vie. Une histoire qui la fait tenir quand tout menace de craquer.Une histoire qui l'empêche de se tuer. Toute sa vie, Christiane a été nourrie par la violence, celle des autres, des violences impunies, tolérées, systématisées, une violence qui l'a submergée, une violence qu'elle a finalement retournée contre elle et ses enfants. Christiane est une femme qui se noie. Et même si ce n'est pas une excuse, c'est un début d'explication.

A un moment, sa voix se brise derrière le plexiglas. "Cela me fait tellement mal d'en parler. J'ai ces horribles images, ces images affreuses qui me poursuivent sans cesse. C'est atroce. Je les vois sans cesse, quand je vais me coucher, je n'arrive plus à dormir. C'est impossible à croire." Elle s'énerve. "Et c'est moi qu'on accuse d'avoir fait ça. Mais comment j'aurais pu faire du mal à mes enfants ? Et j'aurais fait ça pour me venger de mon mari ? Comme s'il avait tissé une vraie relation avec eux...il n'était jamais là." Elle sanglote : "J'ai toujours aimé mes enfants. Rien n'aurait pu me forcer à leur faire quoique ce soit."

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EPISODE CINQ : "LA HASSELSTRASSE OU ELLE VIVAIT EST LE TERMINAL DE LA LIGNE DE BUS"

En avril 2022, une demande en appel a été déposée par Maître Seifert devant la Bundesgerichtshof, la Cour fédérale de cassation, l'une des plus hautes juridictions du pays. Elle devrait se prononcer sur une éventuelle révision d'ici la fin de l'année. Je suis retournée sur les traces de Christiane à Mönchengladbach pour voir où elle avait vécu. Des petites villes dortoirs, endormies et ennuyeuses de l'Ouest. Rasée, reconstruite, des satellites des capitales Düsseldorf ou Cologne. Quelques jolies façades "Gründerzeit" rappelant la prospérité de la révolution industrielle, un kebab, un Eisdielen (glacier) et un Woolworth, la triplette incontournable de l'Allemagne des années 2000. Le "Multikuti", les seniors et la classe moyenne. On n'y vit pas, on y dort.

La pandémie a laissé des traces : un magasins sur deux est à vide ou à vendre. Christiane a grandi dans le quartier excentré de Neuwerk, presque un village dans la ville. Maisons bien entretenues, grosses voitures brillantes, poubelles alignées dans la rue. Un bus écologique passe toutes les 20 minutes et il y a des fanions dans les platanes en fleur. Le rythme est très lent, l'été arrive doucement. Le taxi me regarde avec effroi dans le rétroviseur : "Christiane K ? La folle qui a tué ses enfants ? "

Je suis devant son ancienne école primaire, une grande cour de récré avec des arbres, un terrain de basket et des adolescents qui fument habillés comme dans Beverly Hills 90210. J'ai écrit à son ancienne professeur, celle qui a assisté à la transformation de son élève. Qui aurait pu me raconter comment une petite fille sans histoire et prometteuse, bascule dans le noir. Comment une petite fille qui se scarifie, a des troubles alimentaires et se plaint d'une agression sexuelle, se retrouve isolée, et victime de harcèlement. Elle ne m'a jamais répondu. Lorsque j'arrive au secrétariat, un petit bureau au sous-sol, une femme me bloque le passage. "Je suis la directrice de cet établissement. Nous ne voulons pas nous exprimer sur ce sujet. Quittez les lieux immédiatement ou j'appelle la police." Un peu plus loin, à la clinique de Viersen, le psychologue qui l'a suivie, désormais en retraite, invoque son "devoir de réserve".

A Solingen, le maire non plus ne souhaite pas évoquer l'affaire. Personne n'a envie de reparler de la tragédie. "Christiane K" est un stigmate, un nom qui fait fermer les portes et regarder ailleurs. La honte, le désaveu, pas quelque chose qu'on ne peut comprendre, quelque chose qu'on veut oublier. Cette affaire est comme une tâche dont on n'arriverait pas à se défaire. La Hasselstrasse où elle vivait est le terminus de la ligne de bus. C'est un cul de sac. Au propre comme au figuré. A l'horizon, il n'y a rien, seulement des champs à perte de vue. J'aperçois les blocs d'immeuble défraichis, les satellites aux balcons, les corneilles qui croassent dans les marronniers. 30% des habitants vivent des allocations sociales. Sur le palier du deuxième étage, il y a des dizaines de chaussures d'enfants dans le couloir. J'apprends que son appartement a été attribué à une famille de réfugiés syriens.

Christiane K avait déposé une demande de séparation en 2019. Elle avait engagé une procédure pour obtenir la garde parentale exclusive des enfants quelques mois avant le
drame, avant de la retirer. Avec Pascal, ils sont dans une séparation conflictuelle avec tout ce qu'elle implique d'emprise, de manipulations et de violence. Le Jugendamt qui connaît tout de la situation estime que les enfants ne sont "pas en danger". L'épidémie de Covid, l'isolation, l'absence d'aide, a probablement été la goutte d'eau faisant éclater une situation devenue intenable. Une lente escalade de la violence que personne n'a pu ou voulu empêcher. Entre avril et août 2020, la police est intervenue au domicile près de trois fois pour des violences conjugales : il l'avait frappé et jeté contre un meuble parce qu'elle l'empêchait de sortir, il avait menacé de se suicider en sautant du balcon et une dernière fois, elle s'était effondrée sans connaissance pendant plusieurs minutes dans la salle de bains.

Si la "jalousie" avait été retenue comme mobile du crime par le procureur, elle n'était en réalité que l'étincelle. Il n'y a jamais une seule manière de regarder les choses. C'est ce qui rend le travail de la justice si délicat. Que se serait-il passé si le viol de Christiane avait pu être prouvé ? Que se serait-il passé si les services sociaux avaient mené une enquête pour abus sexuel ? Que se serait-il passé si les violences domestiques avaient donné lieu à une enquête ? En serait-elle arrivée là ?

Sur Facebook, j'ai regardé la nouvelle copine de Pascal. C'est le portrait craché de Christiane, avec dix ans de moins. Même chevelure blonde, visage angélique et des enfants en bas âge, déjà. Peut-être que pour elle, Solingen sera le début de quelque chose et pas le terminus.