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True Story Award 2024

Dans les geôles du régime syrien

Malheureusement, les souvenirs ne peuvent pas être considérés comme une tumeur qu’un médecin pourrait enlever, ou comme une maladie à soigner. Les souvenirs sont comme un cancer qui se propage à toutes les parties du cerveau et ne peut pas être arrêté. La seule solution est de l’affronter avec un peu de courage, raconter ses histoires peut être une dose de morphine qui apaise la douleur même un court instant.

Dans les geôles du régime syrien: la « fête » dont nous sommes les cadeaux (1)

Je me souviens encore du premier jour où je suis arrivé dans cette prison du désert syrien. Nous étions environ 40 prisonniers entassés dans une voiture nous transportant de la prison de Homs à la prison militaire de Palmyre. En cours de route, certains chuchotaient sur la réception qui serait organisée pour nous accueillir. Nous savions encore que cette fête était pour les geôliers et les bourreaux où nous ne serions que des cadeaux.
Certains prisonniers donnaient des conseils pour soulager la douleur qui allait nous submerger pendant la torture: « Ne regardez pas le geôlier dans les yeux – lorsque la douleur atteint son paroxysme, chantez l’hymne du parti « Le parti au pouvoir en Syrie », cela obligera le geôlier à arrêter de vous battre jusqu’à ce que vous ayez fini l’hymne- Ne retirez pas vos mains de vos testicules lorsque vous êtes à l’intérieur de la roue, afin de ne pas perdre votre capacité à avoir des enfants ». Le bruit des rires s’éleva, la voiture s’arrêta brusquement, la grande porte de fer s’ouvrit. Le geôlier est apparu portant un fouet de câbles électriques et a commencé à battre et à donner des coups de pied aux corps presque nus des prisonniers. Il criait avec colère : « Vous riez, fils de putes ? Ce sera votre dernier rire! ». Il n’a pas arrêté de nous battre jusqu’à ce que l’officier responsable lui ordonne d’arrêter.
Avant que la voiture ne reparte, les gardes ont fermé toutes les vitres en fer, même celle de la porte de la voiture, de sorte que le jour se transforme en nuit. Quelques minutes seulement se sont écoulées avant que nous nous sentions étouffer. Certains ont perdu connaissance, le moment était comme une exécution de masse. Nous avons commencé à crier et à implorer d’ouvrir les fenêtres. La voiture s’est arrêtée de nouveau. Le geôlier est monté dans la voiture et a marché sur la tête et le corps des prisonniers jusqu’à ce qu’il atteigne pour les battre ceux qui avaient perdu connaissance. La scène était terrifiante. Lorsque le fouet tombait sur le corps, la chair gonflait de 2 cm, et après le deuxième coup de fouet, elle était arrachée.
J’ai essayé de protéger de mes propres mains un jeune homme au corps élancé et à la carrure faible, et j’ai reçu deux fois plus de coups que le jeune homme, le geôlier considérant que je défiais les ordres de son commandant. Cela ne s’est pas arrêté à moi seul ; tous les prisonniers ont reçu une part des coups, et ce n’était que le début de la réception.
Le supplice du pneu
Quand nous sommes arrivés à la prison, nous nous sommes alignés sous un arc en plein cintre et ils nous ont ordonné de nous déshabiller complètement pour être fouillés. Tout ce à quoi je pouvais penser était : pourquoi les geôliers portent-ils des épées noires brodées de mots blancs que je ne sais pas lire ?
Des pneus ont été placés au milieu de la place, et les bourreaux ont commencé à trier les prisonniers par lots, cinq dans chaque lot, et à les mettre à l’intérieur des pneus (le prisonnier insère ses pieds jusqu’aux cuisses dans la roue, puis il entre sa tête et ses épaules, tourne la roue sur le sol, de sorte que la tête soit entre les genoux et les pieds levés vers le ciel). Deux anciens prisonniers travaillaient avec la police pour stabiliser les pieds du prisonnier avec une corde attachée à un bâton d’environ un mètre de long que l’on nomme « Al Qaris ». Le couloir (nom donné aux prisonniers auxiliaires de police) commençait à enrouler la corde autour des chevilles du prisonnier jusqu’à briser presque l’os, car la corde transperçait la chair. Le premier cri fusait toujours lorsque la corde était enroulée ainsi. Deux geôliers tenant deux épées commençaient à frapper les pieds du prisonnier, chacun sur un pied et de manière coordonnée. Quand le fouet tombait sur le pied droit, l’autre fouet était haut dans les airs, et vice versa. Les épées n’étaient rien d’autre que des morceaux de gros pneus conçus en forme d’épée, sur chacun desquels était écrite une phrase ou un mot prononcé par les prisonniers au moment de la torture, tels que : « Oh ma mère – oh mon père – oh Dieu – oh Muhammad… » Chaque fois que le prisonnier hurlait quelque chose, le bourreau remplaçait son fouet par le fouet du nom ou de la phrase prononcés.
Aucun des conseils que j’ai entendus dans la voiture n’a aidé à soulager la douleur. Plus l’hymne du parti au pouvoir était chanté, plus les passages à tabac et les tortures se produisaient.
Le geôlier avait l’intention de me laisser le dernier de la fête, afin que je puisse voir et entendre ce qui se passait en pleine conscience. Le couloir m’a tiré vers le pneu pendant que les policiers riaient bruyamment en scandant : « C’est le dessert ». Je pensais à ces lettres d’amour que le policier avait déchirées sous mes yeux alors qu’il me giflait et se moquait de l’histoire qu’elles racontaient. Je ne pourrai plus jamais sentir le parfum du jasmin de ces lettres, mais je me souviens encore des détails du visage de mon amour comme s’il était devant moi ; même si notre dernière rencontre remontait à quatre longs mois. J’essayais de rêver de ma petite amie pour m’éloigner de l’enfer dans lequel j’étais… Je ne me suis même pas rendu compte quand Le couloir m’a mis dans la roue ; j’essayais d’être dans un autre monde. Mon premier cri a atteint le ciel quand mes pieds ont été fixés à « Al Qaris ».
« Sois courageux »
Je me suis évanoui deux fois pendant ces minutes. Je ne sais pas comment je me suis réveillé, mais la douleur était trop difficile à décrire. Il n’y a rien de tel du tout, ou, du moins, c’est ce que je pensais. A chaque coup de fouet sur mes pieds, je sentais que ma tête allait exploser, j’essayais de m’échapper loin de la douleur en me réfugiant dans mon imagination. Je crois que j’ai passé ainsi quelques secondes. Ce sont les secondes où j’étais dans le coma. Ils ont terminé leur fête après que mes pieds se soient fissurés et qu’une tache de sang se soit formée sous moi. Le couloir m’a traîné près du robinet d’eau. J’étais presque inconscient. Ou, plus précisément, j’étais entre la vie et la mort. Ils ont versé de l’eau froide sur moi. C’était la plus grande douleur, comme si un courant électrique de haute puissance traversait mon corps. Je jure que j’ai entendu mon cœur battre dans ma tête. Je me suis réveillé dans une grande cellule avec une douleur aux pieds, qui étaient recouverts d’une serviette humide. Un jeune homme costaud était assis près de ma tête en souriant. Sarcastique, il s’est moqué de moi : « Lève-toi, sois courageux, seuls les hommes vont en prison » Puis il a regardé le trou dans le plafond de la cellule et a dit en riant : « S’il vous plaît, faites-nous sortir ».

Dans les geôles du régime syrien. Humilier et frapper les corps pour tuer la volonté (2)

Malgré l’horreur des photos divulguées de 11 000 prisonniers tués sous la torture dans les prisons du régime d’Assad (photos César https://www.google.com/) et avec toutes ces cicatrices, blessures et traces de torture, je n’ai pas été affecté comme tout le monde. Pour moi et beaucoup d’autres comme moi, mourir sous la torture signifie que vous n’avez pas vécu le pire. Seuls ceux qui ont vécu des moments de torture dans ces sous-sols humides et pourris comprendront ce que je veux dire.
L’épreuve du rasage du pubis
Quand un fouet frappe un corps nu, la douleur qu’il provoque est souvent plus facile à supporter qu’un acte que vous jugez scandaleux. Je me souviens de la première fois où j’ai atteint la sixième cour. Là, il y a un endroit pour le rasage du pubis des prisonniers. Nous avions l’habitude de nous déshabiller avant d’arriver à la prison du désert de Palmyre, mais nous n’avions pas l’habitude de lever la main et de laisser le geôlier s’amuser à nous torturer avec des mots obscènes si le prisonnier a un petit pénis. Ou à frapper la zone sensible avec un fil électrique s’il a un gros pénis.
Nous sommes arrivés dans la cour complètement nus, faisant la file pour le rasage du pubis. Le temps était très froid et c’était encore le matin lorsque le geôlier a commencé à fouetter nos corps après que nous avons mis nos mains pour couvrir nos zones sensibles. Ses paroles et ses malédictions étaient plus dures que la douleur d’un fouet qui déchire notre chair tendre. Malgré toute la douleur, beaucoup d’entre nous ont continué à couvrir nos zones sensibles, refusant de nous soumettre aux ordres des geôliers. Le dilemme dure quelques instants : couvrir notre sexe – geste naturel conforme à nos coutumes et traditions – ou subir le fouet sur les fesses, les cuisses et le dos. Mais les coutumes, traditions et même religion s’estompent petit à petit à mesure que vous assistez au rasage du pubis.
Plus tard, personne ne prendrait la peine de couvrir sa partie intime, et demander au barbier de raser autant que possible cette zone serait la norme. Certains des prisonniers riches (ils avaient des paquets de cigarettes étrangers) ont même payé un pot-de-vin pour cela. C’est exactement ce que j’ai fait le plus souvent. Mais à cette époque je n’avais pas de cigarettes, je ne fumais même pas encore. J’étais faible et j’avais encore besoin d’aide pour marcher, mes pieds étaient toujours enflés et fissurés. Mais mes blessures ne m’ont pas dispensé de recevoir beaucoup de coups sur le dos, les fesses et les testicules. Le défi le plus difficile était de ne pas crier à haute voix car alors le geôlier continue de frapper plus fort.
Quand mon tour est venu d’être rasé, le barbier n’a pas changé la lame. Je lui ai demandé de la changer, il m’a regardé avec étonnement et s’est mordu la lèvre inférieure pour me conseiller de me taire. Je n’ai pas compris son signe, j’ai regardé l’un des gardiens et je lui en ai parlé. Il a éclaté de rire et appelé les autres gardiens pour leur raconter l’histoire. Ce fut le moment le plus dur de ma vie. Le geôlier a demandé au barbier de finir de me raser en dix secondes, sinon il serait battu et enfermé dans la cellule d’isolement. Vous pouvez imaginer ce que j’ai ressenti lorsque le barbier a commencé à travailler sans mettre d’eau sur les poils, et avec une lame utilisée pour raser des dizaines de prisonniers avant moi. Ce dont je me souviens à ce moment-là, ce sont les pleurs de nombreux prisonniers quand ils ont vu ce qui m’était arrivé, et ils ont entendu mes cris, qui, je pense, avaient atteint les monuments de Palmyre à plusieurs kilomètres de la prison. Les blessures laissées par le barbier sur ma zone sensible m’ont fait souffrir pendant de longs mois.
Les poux et les coups
Cependant, j’ai eu plus de chance que certains prisonniers qui souffraient d’avoir des poux. Et j’ai été témoin de ce qui est arrivé à un prisonnier infecté par des poux. À l’heure du déjeuner, il a été emmené dans la troisième cour, la plus grande de la prison. Là, il fut allongé complètement nu sur le ventre, et contraint de lever les fesses pour que deux autres détenus puissent chercher des poux entre ses fesses. Pendant ce temps, le geôlier forçait les prisonniers dans la cour à frapper le prisonnier. De plus, les geôliers continuaient à le frapper sur les fesses avec un fouet chaque fois qu’ils s’ennuyaient.
Un de mes amis qui a vécu cette dure expérience m’a dit que tous les coups et les gifles ne sont rien comparés à la blessure psychologique infligée par ce traitement. Il m’a dit qu’il avait perdu confiance en lui et qu’il faisait des cauchemars sur sa virilité. Je peux le comprendre, et je sais que toutes ces punitions n’étaient rien d’autre qu’une politique systématique pour transformer les prisonniers en personnes sans leur volonté. Juste des numéros dans les registres de l’histoire noire sous le règne de la famille Assad.
Dans les geôles du régime syrien : le cancer incurable des souvenirs (3)

Malheureusement, les souvenirs ne peuvent pas être considérés comme une tumeur qu’un médecin pourrait enlever, ou comme une maladie à soigner. Les souvenirs sont comme un cancer qui se propage à toutes les parties du cerveau et ne peut pas être arrêté. La seule solution est de l’affronter avec un peu de courage, raconter ses histoires peut être une dose de morphine qui apaise la douleur même un court instant.
Tuer pour le plaisir
En ce matin froid, nous étions assis dans la sixième cour de la prison de Palmyre (lire les précédents récits), près des murs d’une des cellules. Nous étendions nos corps au soleil, comme si nous étions des hirondelles sur un fil électrique. C’est la seule heure où nous étions autorisés à rester hors de la cellule. Devant nous, des prisonniers d’une des cellules de « Al-Wazzawiz » passaient (Al-Wazzawiz, le nom donné aux jeunes et beaux prisonniers, car ces garçons sont utilisés comme domestiques pour répondre aux besoins des policiers et des bourreaux). Ils étaient nus et se dirigeaient vers les bains dans une longue file. Parmi ces corps élancés, j’ai vu « Mohammed », le jeune homme maigre que j’ai essayé de protéger dans la voiture de transport de prisonniers le jour où nous sommes arrivés dans cette prison humide et pourrie. Mohammad me regarda avec des yeux enfoncés et dessina un large sourire sur ses lèvres craquelées. Son visage était très fin. Quant à son corps, on peut dire qu’il s’agissait d’une momie vivante. Mohammad essayait de courir à pas courts et déséquilibrés pour se rattraper dans la file, mais il était si faible qu’il pouvait à peine marcher. Il courait partout comme un ivrogne. Deux de ses codétenus ont tenté de l’aider, mais le fouet du gardien les a forcés à partir et l’a laissé face au gardien et aux insultes. Le fouet a mangé ce qui restait du dos et des fesses de Mohammad. Les cris de Mohammad se sont arrêtés après que le geôlier lui ait donné un coup de pied dans l’estomac et les testicules. Le sang couvrait la majeure partie de son corps allongé sur le sol sans aucune réaction aux coups du geôlier. Celui-ci a crié « couloir. » Les deux grands prisonniers (Le couloir) sont venus et ont porté Mohammad et sont allés aux bains. Cela n’a pas pris plus d’une minute ou deux jusqu’à ce que le couloir revienne, traînant Mohammad à travers la cour de la prison jusqu’à la cour de police, là où se trouve le seul point médical de la prison. Là où Mohammad a disparu à jamais.
Je ne pouvais pas croire à ce moment-là que Mohammad avait été tué, même si tous ceux qui étaient près de moi chuchotaient les prières récitées sur les morts. Je ne pouvais pas le croire, d’autant plus que le geôlier qui a battu Mohammad est revenu au troisième carré où nous étions assis, avec une pomme à la main. Il la mangea avidement et gloussa bruyamment. Comment une personne peut-elle tuer une personne innocente et rester indifférente ? Comment un geôlier peut-il être humain ?
Le geôlier demandait aux prisonniers de venir à lui pour prendre la pomme. Et quand ils arrivaient, il les giflait et leur donnait des coups de pied. Il a essayé de nous torturer juste en regardant des pommes. Les fruits sont interdits aux prisonniers, ainsi que de nombreuses sortes de fruits et légumes, et même les plats traditionnels syriens étaient interdits en prison.
Quand le rêve du prisonnier est le petit-déjeuner
Mon ami Yassine m’a dit à l’époque qu’il ne se souvenait plus du goût des pommes et du reste des fruits, et qu’il ne s’en souciait pas du tout, tout ce qui lui importait était «fattah halawa (petit-déjeuner)». Il m’a dit alors qu’il avait passé cinq ans dans cette prison froide. Cinq ans pendant lesquels il ne s’est jamais senti rassasié. Et chaque nuit, il se recroquevilla sur lui-même et sourit, les lèvres craquelées, sous la couverture de laine militaire qui s’effilochait comme son cœur. Il rêvait les yeux ouverts. Il est dans le jardin de la maison, assis sur sa vieille chaise en bois. Il tient un bâton dans sa main qui soulève une théière est placée au-dessus d’un poêle à bois. Les mains de sa mère coupent le pain en bouchées sur la table basse en bois. La silhouette d’une femme tenant une bonbonnière est en fait sa femme. Mais il a oublié les détails de son visage, car il n’a vécu que dix-neuf jours avec elle après leur mariage. Avant qu’il ne soit traîné dans cet endroit vide, où résonnent de grands cris dans l’espace désertique).
Il m’a dit que toutes les nuits il rêvait de Fatteh Halawa . Et grâce à l’image du visage de sa mère, il imaginait que le repas devenait délicieux. Je me souviens encore du mouvement de ses mains après avoir fermé les yeux et savouré le goût comme s’il mangeait à ce moment-là. Comment le petit-déjeuner peut-il être le rêve de quelqu’un ? » Fatteh Halawa » est le repas qui est préparé quotidiennement à la prison militaire de Palmyre. Une demi-tasse de ce qui ressemble à du thé froid, une cuillère à café de sucreries syriennes. On dirait une alimentation animale, mais avec un goût sucré. Un petit pain et trois olives amères. Le pain est coupé en petites bouchées, une cuillerée de douceur y est ajoutée, puis le thé est versé. Les matériaux sont bien mélangés jusqu’à ce qu’ils prennent leur forme finale, qui ressemble un peu au « vomissement d’un vieil homme ». Les olives restent sous le nom de «le dessert ». Cinq ou six personnes préparent le repas puis le mangent. Chacun à notre tour, nous prenons une bouchée. De nombreux prisonniers préfèrent vingt coups de fouets aux pieds et sur le corps en échange d’une bouchée de plus que le reste des participants au repas. Vous échangez cette bouchée contre une séance de torture qui peut durer dix minutes.
Dix minutes
Dix minutes, c’est le temps que j’ai passé à écouter l’histoire de mon ami, Dix minutes ont suffi pour oublier Mohammad, tué sous mes yeux. Et je n’ai pas bougé. Dix minutes dans la troisième cour de la prison avaient tracé le cours de ma vie restante. Dix minutes ont suffi pour implanter dans mon esprit le cancer incurable des souvenirs.
Dans les geôles du régime syrien. La torture pour changer la nature humaine (4)

La cellule dans laquelle j’étais enfermé comprenait trois pièces intérieures avec de hauts murs et une fenêtre circulaire au plafond de chacune des pièces permettant ainsi aux gardiens de nuit de surveiller les mouvements de chacun des prisonniers. La superficie d’une cellule était d’environ 16 m2, la surface totale était d’environ 50 m2. Nous étions 190 prisonniers à partager la cellule numéro 12, située dans la deuxième cour. La première pièce était la plus fréquentée, car elle était la seule à avoir une toilette. Il y avait toujours une file de prisonniers attendant leur tour.
Hafez al-Assad, « un modèle à suivre »
A huit heures précises, et du haut des toits de la prison, les gardiens donnaient l’ordre de nous préparer à dormir. Nous avions dix minutes et pas une de plus. En dix minutes, tous les prisonniers devaient être en position couchée et prêts à écouter l’histoire du jour. L’un des prisonniers nous racontait une histoire (comme une sorte de divertissement psychologique pour les détenus, du moins selon la police), celle-ci concernait souvent l’héroïsme du Président Hafez al-Assad, de l’un de ses fils ou de son entourage proche. L’histoire de la victoire diplomatique de Hafez al-Assad sur le secrétaire d’État américain était la préférée de la police. Nous étions forcés de l’écouter au moins trois fois par semaine, et tout tournait autour du sens diplomatique d’Assad, de son courage et de sa force de caractère. Nous apprenions ainsi que le président Assad était capable de tenir 9 heures sans uriner ! Ce que Kissinger ne pouvait pas faire. Voilà la plus grande victoire de la diplomatie syrienne sur l’impérialisme américain et le sionisme mondial. De quoi étonner les dirigeants de l’Ouest et de l’Est, comme l’ont décrit la presse et les dirigeants du régime syrien à l’époque. Cette histoire était censée nous inspirer. Nous, les prisonniers, devions suivre l’exemple de notre Président. Ce que le directeur de la prison exigeait consistait donc à passer les 12 prochaines heures sans uriner. Si nous ne le faisions pas, nous trahirions les valeurs et les principes de notre « leader » Hafez al-Assad.
Les responsables de la prison savaient ce qu’ils faisaient et c’était irréaliste. Il suffit d’imaginer 190 personnes dormant dans 50m2 pour comprendre la folie de cette injonction. Ils ont donc proposé que les actions du Président soient notre source d’inspiration. Les ignorer équivalait à une trahison punissable par la loi.
En position, sardine !
La solution magique au problème du sommeil, malgré la surpopulation à l’intérieur des prisons, était que les prisonniers dorment entassés comme des sardines dans une boîte de conserve. Avec une subtilité : chaque prisonnier devait dormir sur un côté du corps durant toute la nuit. Impossible de changer de côté, de se lever, ni même de bouger.
Le chef de cellule, un ancien prisonnier, commençait par placer le prisonnier sur son côté droit dans un coin de la pièce, de sorte que sa tête soit adjacente au coin et que son visage soit tourné vers l’intérieur de la cellule. Tandis que le deuxième prisonnier était placé sur son côté droit, mais avec la tête aux pieds du premier prisonnier et ses pieds contre le visage de celui-ci. Le troisième prisonnier était dans une position similaire à celle du premier prisonnier, et le quatrième à la position du deuxième prisonnier, et ainsi de suite jusqu’à ce que la rangée atteigne le mur opposé. La deuxième rangée était identique à la première, mais dans la disposition inversée. Et ainsi de suite jusqu’à ce que le dernier détenu de la cellule soit couché (voir l’illustration).
Les prisonniers qui dormaient près du mur étaient parmi les plus riches, ils versaient un pot-de-vin aux geôliers afin d’obtenir ce privilège. Quant au chef de cellule, il avait une position particulière qui lui permettait de dormir dans le petit espace devant les toilettes.
Une toilette, 190 prisonniers
Le plus gros problème de la journée démarrait le matin : laisser 190 personnes se soulager dans une seule toilette. Et rapidement car nous devions quitter la cellule à neuf heures précises pour le petit-déjeuner et la promenade quotidienne. Nous n’avions pas assez de temps pour utiliser les toilettes seuls, il fallait donc uriner en même temps que deux ou trois personnes.
De nombreux prisonniers, surtout les nouveaux, n’arrivaient pas à attendre leur tour et se soulageaient dans leurs vêtements. Ils attendaient jusqu’à midi pour se doucher dans la toilette ou, pour être plus précis, se verser de l’eau froide sur le corps pendant une durée n’excédant pas une minute. Ce manque d’hygiène explique la propagation des poux et des maladies de peau telles la gale et les champignons qui se propageaient entre les jambes et parfois sur tout le corps. L’après-midi, nous nous précipitions pour entrer dans la toilette pour nous laver ou pour déféquer, ce qui rendait l’odeur de la cellule pestilentielle et irrespirable. Avec des conséquences désastreuses sur la santé des détenus. De très nombreux prisonniers étaient atteints de tuberculose, d’autres souffraient de bronchites chroniques ou de graves maladies pulmonaires. Le nombre de décès à l’intérieur des prisons du régime d’Hafez al-Assad était considérable. Ceux qui parvenaient à en sortir en vie étaient marqués à tout jamais.
Dans les geôles du régime syrien : la chambre de la mort lente (5)
En ce jour froid et pluvieux à la prison militaire de Palmyre, alors que j’attendais ma ration de nourriture dans la cour, les gardiens nous ont ordonné de baisser les yeux vers le sol pour ne pas voir passer les prisonniers les plus dangereux qui allaient à la douche. Ceux-là avaient une cellule avec une sécurité renforcée, et personne n’était autorisé à les voir ou à se mêler à eux sans l’autorisation personnelle du directeur de la prison. Mais j’ai regardé les visages de ces prisonniers. Je cherchais un visage familier car quelqu’un que je connaissais auparavant était parmi eux. C’était un homme de mon village, que j’avais rencontré à la prison militaire de Homs lorsque j’étais en chemin vers la prison de Palmyre. Ce prisonnier avait dix ans de plus que moi et avait passé les dix dernières années dans diverses prisons syriennes.
Première rencontre avec Abu Sharif
Dans la prison militaire de Homs (Al-Baloona), j’avais rencontré Abu Sharif pour la première fois par hasard. Quand il a su que j’étais le frère cadet de son ami, il a passé environ une heure avec moi dans une cellule crasseuse. Il m’a aidé à dormir cette nuit-là sur le dos, ce qui était un miracle pour les nouveaux détenus comme moi. Je n’ai pas compris à l’époque pourquoi Abu Sharif avait cette autorité à l’intérieur de la prison, alors qu’il était détenu. Il m’a dit que nous nous reverrions à la prison de Palmyre à son retour du tribunal militaire de Damas et qu’il m’expliquerait tout. J’ai appris plus tard, par un autre prisonnier, qu’Abu Sharif était considéré comme l’un des prisonniers les plus dangereux parce qu’il avait commis plusieurs actes graves lors d’un premier séjour à la prison de Palmyre. Il avait pris en otage un gardien, avec la complicité d’autres détenus, pour faire changer le régime carcéral injuste de l’époque. Bien qu’Abu Sharif ait reçu plusieurs coups de feu d’une arme militaire au cours de cet incident, il est resté en vie, tandis que tous ceux qui avaient participé à l’enlèvement du geôlier ont été tués. La raison pour laquelle il avait eu la vie sauve restait mystérieuse.
Rencontre renouvelée à Palmyre
A Palmyre, nos regards se sont croisés dans la troisième cour. Abu Sharif s’est dirigé vers moi, mais l’un des gardes l’a empêché de s’approcher de moi, tandis que l’autre garde m’a traîné dans la cour de la police où je serai puni pour avoir enfreint le règlement de la prison qui interdit d’approcher ou de parler avec des prisonniers dangereux. Pendant que le geôlier me traînait, j’ai crié à tue-tête « 12 », pour répondre à la question d’Abu Sharif sur le numéro de ma cellule.
Deux jours seulement se sont écoulés avant qu’Abu Sharif me rende visite dans ma cellule. Mes pieds étaient fissurés et enflés, en plus d’un gros gonflement autour de mon œil gauche à la suite des coups des gardiens. Ce jour-là, Abu Sharif m’a tout raconté. Il m’a parlé de l’enlèvement du geôlier et de ses trois blessures par balle. Et pourquoi il avait été soigné sur ordre du ministère de la Défense qui voulait obtenir des informations sur d’autres opérations prévues par les prisonniers. Il m’a expliqué comment l’administration pénitentiaire avait pris la décision illégale de le tuer d’une mort lente dans « la cellule de la mort » ( Al monfareda), qui est l’histoire la plus terrible que j’aie entendue à l’intérieur de la prison.
L’invention d’un officier nazi
Al monfareda est une cellule d’un mètre cube, avec une porte en fer à deux ouvertures. La première, située à mi-hauteur de la porte, d’une superficie de 25 centimètres carrés, s’ouvre une fois par jour pendant 20 minutes, pour la respiration. L’autre ouverture, dans le bas de la porte, mesure 15 cm2. Elle s’ouvre deux fois par jour pour le passage des aliments. Dans un coin du plancher de Al monfareda, une petite ouverture sans aucun ajout sert de toilette. Les murs et la porte sont recouverts d’un tissu épais pour empêcher l’invité de se suicider en se cognant la tête. Il n’y a pas non plus de fils électriques ou d’ampoules. Il n’y a pas non plus de fenêtre. La durée du séjour dans cette cellule n’excède généralement pas un mois, un temps suffisant pour que le détenu perde la tête ou contracte une maladie mortelle comme le cancer, la tuberculose, la peste, le paludisme et autres.
On dit que la personne qui a inventé cette méthode de mort lente était le nazi Alois Brunner, le bras droit d’Adolf Eichmann, un officier nazi notoire et l’un des organisateurs de l’Holocauste. Brunner a obtenu l’asile en Syrie en 1961. Après le coup d’État de septembre qui a dissout la République arabe unie (Syrie et Égypte), il y est resté jusqu’à sa mort en 2010.
Survivre grâce à un rat
« La première fois que Marmar m’a rendu visite, c’était un jour après être entré dans la chambre de la mort, m’a raconté Abu Sharif. J’étais dans un état psychologique dangereux, je cherchais un moyen rapide de me suicider, après l’échec de ma première tentative où je me cognais la tête contre le mur. Marmar, le rat, est entré par le trou des toilettes à la recherche de quelque chose à manger. Il y avait deux miches de pain sur le sol de la cellule. C’était un trésor pour mon ami Marmar. Il a cassé une partie du pain et s’est enfui par où il était venu, pour revenir quelques heures plus tard prendre le reste du pain, cette fois en restant plusieurs minutes à errer autour de mes pieds. La situation s’est répété plus d’une fois, et chaque fois Marmar est resté plus longtemps, jusqu’à ce que je m’y habitue et que j’aime sa présence. J’ai commencé à lui parler et à le toucher comme un animal de compagnie. Je lui ai offert ma nourriture parce que j’avais pris la décision de mourir en faisant une grève de la faim. Je pensais que le rat m’aiderait en emportant la nourriture car je devais prouver au gardien que je mangeais, sous peine d’y être forcé. Après quelques jours, la maladie a commencé à s’infiltrer dans mon corps. La toux était la pire à ce moment-là. J’ai remarqué que Marmar ne prenait plus la même quantité de pain, ce qui mettait mon plan en danger si du pain restait au sol. J’aie essayé d’en jeter dans le trou des toilettes mais le gardien a découvert l’astuce et il m’a forcé à manger. J’ai commencé à cacher du pain dans mon pantalon pour le présenter à mon ami Marmar, qui a fait de Al monfareda sa résidence permanente. Il prenait du poids, contrairement à moi maintenant. Je ne connaissais pas la raison de cette prise de poids et la surprise a été totale quand Marmar a mis son fils dans le coin de la cellule. Il ne m’était jamais venu à l’esprit que l’animal était une femelle. J’éprouvais des sentiments contradictoires, mais ce qui a dominé, c’était l’amour.
J’aimais beaucoup le petit et je l’appelais Kifah parce que c’est un nom qui peut être donné aussi bien aux mâles qu’aux femelles. Marmar et Kifah étaient ma petite famille dans ce cachot. Ils m’ont donné l’espoir de survivre et la confiance en moi, à croire que je peux encore donner de l’amour, celui que je dois donner à ma famille et à celle que j’entends former après ma sortie de prison.
Après six mois d’enfermement, j’ai refusé de sortir de la cellule. Chaque fois qu’ils essaient de me faire sortir, je frappais le gardien comme si j’étais devenu un monstre humain difficile à apprivoiser. Le directeur de la prison n’a pas compris mon comportement et il décida de me garder à l’intérieur de Al monfareda indéfiniment.
Pot-de-vin pour sortir… et revenir chaque jour
Abu Sharif a quitté la chambre de la mort après que sa famille ait payé un kilo d’or et une grosse somme en pots-de-vin pour lui rendre visite pendant 5 minutes. Cette visite de cinq minutes avec sa mère a changé sa vie dans les années suivantes. Il a été convenu avec le directeur de la prison qu’Abu Sharif quitterait Al monfareda, avec le droit d’y entrer chaque jour pour voir Marmar et Kifah, en échange d’une somme d’argent mensuelle fournie par la famille au directeur…