Show Menu
True Story Award 2024

Procès du 28 septembre à Conakry : « C’est devenu comme une série télé »

Multi-diffusée, la comparution des accusés du procès du massacre commis le 28 septembre 2009 captive les Guinéens depuis plusieurs semaines, avec un double effet. Cette large exposition a permis d’accorder à ce moment historique toute l’importance qu’il méritait, mais elle met le tribunal sous pression.

Sur les réseaux sociaux, le procès fait l’objet de plaisanteries. On raconte qu’il aurait provoqué une chute de l’activité économique. A la radio, à la télévision, sur leur portable, les Guinéens, qu’ils soient au café, au bureau ou dans la rue en train de marcher, suivent les audiences du procès du massacre du stade de Conakry. Il y a treize ans, les forces de sécurité interrompaient par les armes un meeting de l’opposition. La répression sanglante fait plus de 150 morts. Le 28 septembre 2009 et les jours qui suivent, une centaine de femmes sont violées. L’affaire a traumatisé le pays. Le procès avait été annoncé plusieurs fois, mais toujours reporté, jusqu’à l’accélération surprise des préparatifs ordonnés par le président de la transition et son ouverture, le 28 septembre dernier.

L’attente était donc très forte et de nombreux Guinéens comptent sur ce procès pour faire avancer le respect des droits humains dans le pays. A la hauteur de l’enjeu, les médias guinéens se mobilisent, notamment la Radiodiffusion télévision guinéenne (RTG), qui a installé dans deux pièces du bâtiment du tribunal spécialement construit pour le procès, ses régies télé et radio. Une équipe d’une vingtaine de personnes est sur le pont chaque jour : trois journalistes dont deux pour la télé et un pour la radio, quinze techniciens dont des cameramen et des techniciens radio. La RTG est le seul média à avoir accès au rez-de-chaussée de la salle d’audience. Trois caméras filment, l’une d’elle braquée constamment sur le président du tribunal, les deux autres mobiles. Les grandes télévisions privées du pays se trouvent au niveau de la mezzanine : Evasion TV, Djoma TV, Espace TV. La presse en ligne, de son côté, rend compte au fur et à mesure de la journée, dans de courts articles et sur les réseaux sociaux, des faits saillants des audiences.

Après l’ouverture en grande pompe du procès, qui a rassemblé des dizaines de journalistes, les médias ont commencé à réduire leur couverture. Les premiers débats portent sur les exceptions soulevées par les avocats de la défense, et ne passionnent pas le public. Suivent ensuite les comparutions de Moussa « Tiegboro » Camara, ancien secrétaire d’État chargé de la lutte contre la drogue et le grand banditisme, puis de Marcel Guilavogui, à l’époque garde du corps du chef de la junte, qui ne créent pas non de réel engouement. Des témoins et victimes accusent les deux hommes d’avoir participé à la répression, mais devant le tribunal, ils s’enferment dans le mutisme.

« C’est lorsque Toumba est venu à la barre que les gens ont commencé à se focaliser sur le procès. On a commencé à regarder du matin jusqu’au soir », retrace Albert, un jeune de Conakry. Il est assis sur un banc, sous une structure légère coiffée de tôle, dans le quartier de la Camayenne à Conakry. Dans ce coin télé en plein air, on vient d’habitude regarder les matchs de foot. Depuis la comparution d’Aboubacar Sidiki Diakité, dit « Toumba », ancien aide de camp du chef de la junte guinéenne Moussa Dadis Camara, c’est le procès qui réunit les jeunes tous les lundis, mardis et mercredis, jours des audiences. « Son nom a pris de l’ampleur, partout on parle de lui. C’est le sujet de tous les débats actuellement », analyse de son côté Ibrahim.

Pour lui, l’ancien aide de camp du chef de la junte est « plus qu’une star » aujourd’hui. Sur Internet, chacune des vidéos dans lesquelles le médecin militaire apparaît cumule des milliers de vues. En acceptant de dire « sa part de vérité », en décrivant l’ascension au pouvoir de la junte, le CNDD (Conseil national pour la démocratie et le développement), Toumba a levé un coin du voile sur cette histoire que les Guinéens ne connaissaient pas. Depuis, ils sont scotchés devant leur écran. « Pour moi, c’est devenu comme une série. Quand je ne regarde pas je me mets à jour auprès des autres pour savoir ce qu’il s’est passé », lance Jibril, un jeune de La Camayenne.

Le politologue guinéen Kabinet Fofana évoque « une hypermédiatisation ». Même si le pays a déjà connu plusieurs affaires pour lesquelles des caméras ont été admises à l’audience, notamment le procès dit « des gangs » dans les années 1990 ou plus récemment celui de l’attaque du domicile de l’ex-président Alpha Condé, « il n'y avait pas autant de médias et d’internautes » à l’époque.

L’enjeu est immense pour les médias. « C’est vrai que nous avons l'habitude de couvrir les procès mais un procès de cette envergure c'est une première, en tout cas pour beaucoup de membres de notre équipe », précise Almamy Kalla Conté, journaliste radio de la RTG. « Beaucoup versent dans le divertissement », alors que ce procès doit permettre à la Guinée de tirer les « leçons » de son passé, dénonce-t-il. Il note aussi une méconnaissance des termes juridiques. « Ces problèmes ont tous la même origine. Pour le moment, il n'y a pas de journalistes spécialisés. C’est pour cette raison qu’il y a quelques années, j’ai créé l'association des journalistes pour la promotion du droit. On a tout fait auprès des partenaires, des chancelleries occidentales pour trouver des financements afin de former les journalistes à la couverture des procès, mais malheureusement sans succès. »

Sur les réseaux sociaux, certaines phrases prononcées par les accusés sont devenues virales et sont partagées sur le ton de la blague : « Ramenez-moi dans la salle » ; « Je ne réponds pas à cette question maître » ; « La cour appréciera ». Grâce à ces plaisanteries, les Guinéens se sont approprié le procès. Appelé sept jours durant à la barre, Toumba a pris un malin plaisir à ridiculiser les avocats des parties civiles et ceux de ses co-accusés, provoquant régulièrement l’hilarité du public. Le procès est devenu populaire. Des t-shirts à l’effigie de Toumba sont vendus sur Internet, et une drogue a même été surnommée la « Toumba et Dadis » en Guinée forestière.

La Guinée compte désormais autant de juges que d’habitants. Tout le monde a son avis sur le procès. Alors que quatre prévenus sur onze seulement ont été entendus, chacun croit déjà savoir qui est coupable. Des camps irréconciliables s’opposent. Il y a d’un côté les partisans de la première heure de Dadis Camara, de l’autre, ceux, désormais plus nombreux, qui ont été convaincus par la version de Toumba. « Quand tu le vois, tu sais que c’est un homme honnête, sincère. C’est quelqu’un qui est brave, qui dit la vérité », assure Albert du coin télé de La Camayenne. Les débats sont parfois houleux. « Même nous on s’est disputés ici. Certains soutenaient le clan de Toumba, les autres celui de Dadis… »

« J'aurais aimé qu'il y ait plus de sérieux », regrette Asmaou Diallo, présidente de l’Association des victimes, parents et amis du 28 septembre (Avipa). Selon Kabinet Fofana, « les juges ne doivent pas se laisser distraire par les orientations de l’opinion ». La pression sociale se fait de plus en plus forte sur la justice guinéenne. Va-t-elle résister à cette hypermédiatisation ? Si le verdict n’est pas celui attendu par la rue, quelles en seront les conséquences ? « Je respecterai la décision finale. Je ne suis pas juge. Je laisse les professionnels faire leur travail », assure Jibril du coin télé de La Camayenne. Asmaou Diallo se dit elle aussi confiante dans la justice de son pays : « Ibrahima Sory II Tounkara (le président du tribunal, NDLR) cadre très bien les débats pour le moment. Je pense que les juges aussi seront à la hauteur. »

Sur Evasion TV, durant le procès, un bandeau s’affiche régulièrement à l’écran, « profitez de la grande audience du procès en passant vos annonces et publicités ».

Interrogé depuis le 19 octobre, Aboubacar Sidiki Diakité, dit « Toumba », ancien aide de camp du chef de la junte guinéenne Moussa Dadis Camara, a donné sa version des faits sur le massacre de 2009.

« Le matin du 28 septembre [2009], vous avez trouvé un Dadis surexcité ? » demande le procureur. A la barre, Aboubacar Sidiki Diakité, dit « Toumba », répond en se lançant dans une imitation de l’ex-chef d’État guinéen Moussa Dadis Camara, marchant nerveusement au milieu de la salle d’audience et suscitant des rires dans le public. Dadis « n’était plus le même » ce jour-là, dit Toumba, qui est aujourd’hui accusé dans le même procès que son ancien chef. En apprenant que l’opposition a décidé d’organiser son meeting coûte que coûte, raconte-t-il, Dadis est entré dans une colère noire. « Ils vont le regretter, le pouvoir est dans la rue, il faut les mater ! » aurait lâché celui qui est alors depuis seulement neuf mois à la tête d’une junte militaire, donnant ainsi le signal, selon Toumba, de la répression sanglante.

Personnage clé du massacre qui a endeuillé et choqué la Guinée - plus de 150 morts et une centaine de femmes violées lors d’un rassemblement d’opposants au grand stade de Conakry -, la comparution de Toumba était très attendue dans ce procès ouvert le 28 septembre dernier dans la capitale guinéenne, treize ans après le drame. Lorsqu’il s’avance à la barre pour la première fois, mercredi 19 octobre, la salle bruisse soudain de conversations. Son interrogatoire va-t-il tenir toutes ses promesses ? Certains témoins affirment avoir vu Toumba frapper des manifestants et même tirer sur des personnes dans les tribunes couvertes, mais il plaide non coupable et rejette toutes les accusations portées contre lui.

D’emblée, il promet de dire « sa part de vérité » et se met à narrer en détail une histoire jusqu’ici inconnue des Guinéens. Durant plus d’une heure, il raconte la prise de pouvoir du Conseil national pour la démocratie et le développement (CNDD), en décembre 2008. L’assistance est captivée. Toumba décrit comment une poignée de militaires, réunis autour de Dadis Camara, ont manœuvré pour s’emparer de l’État à la mort du général-président Lansana Conté, au pouvoir depuis 24 ans. Par la violence, l’intimidation et un habile jeu d’influence, le petit capitaine devient alors le chef d’une junte régie par la brutalité, l’humiliation et le népotisme. Marcel Guilavogui, le neveu de Dadis aujourd’hui parmi les accusés, en serait l’illustration parfaite. Sans attribution officielle, il pouvait faire ce qu’il voulait, estime Toumba, qui le présente comme « un électron libre ».

Au sein de l’armée et de la junte existait un organigramme officieux, raconte Toumba. La puissance des uns et des autres se mesure à leur proximité avec son chef colérique et imprévisible. Toumba dit avoir été écarté après cent jours de pouvoir. Certes, il reste auprès du chef de l’État, veille sur lui en tant qu’aide de camp, mais il n’est plus associé à toutes les prises de décision, dit-il.

Avant leur coup d’État, les deux hommes auraient scellé un pacte de fidélité lors d’une cérémonie mystique. « Le capitaine Dadis a fait venir un grand féticheur de Guinée forestière. Ce dernier a déclaré que celui qui trahirait l’autre recevrait une balle », raconte Toumba. Quelques mois plus tard, Toumba tire sur Dadis et le blesse à la tête. Evacué au Maroc pour y être soigné, le chef putschiste est définitivement écarté du pouvoir en janvier 2010. A la barre, Toumba se défend, assure que Dadis fomentait un complot contre lui : « Ils ont voulu m'utiliser, en finir avec moi. Il fallait trouver un bouc-émissaire. »

Personnage complexe et même étrange, Toumba se présente comme le « conseiller spirituel » de Dadis Camara, soutient avoir « prédit » tout ce qui allait se passer. Au fil de son récit, il cite des versets du Coran, multiplie les références religieuses. Dans un style très théâtral, le militaire cherche des yeux le président du tribunal, les avocats, le public, se tourne parfois même vers le box pour indexer ses co-accusés, invitant Dadis, assis au premier rang, à reconnaître sa responsabilité dans « ce qui s’est passé ». Parce qu’il était le président de la transition, le président de la République, le commandant en chef des forces armées, « il doit demander pardon au peuple de Guinée ».

Toumba donne à son interrogatoire une physionomie spectaculaire. Entre les murs solennels de cette cour spécialement créée pour ce procès, il apparaît très à l’aise, arbore continuellement un léger sourire, trouve un malin plaisir à ridiculiser les avocats. Si une question ne lui plaît pas, il marque son étonnement par un cri suraigu, déclenchant l’hilarité du public. « C’est une intonation propre à l’Afrique de l’ouest, mais qui tranche avec le sérieux du procès », décrit une Guinéenne qui regarde les rediffusions des débats à la télévision nationale, tous les soirs, après le travail.

Toumba a entrepris de redorer son blason. « Seule la vérité pourra l’affranchir », a déclaré son avocat, Maître Youmba Kourouma. « J’ai été trop caricaturé, peint en noir », dénonce l’accusé. Il raconte avoir été convoqué par le président le matin du 28 septembre 2009. Il dit avoir tenté de le dissuader de se rendre au stade avant d’apprendre, peu de temps après, que Dadis avait quitté sa résidence. Il part à sa recherche et prend rapidement la direction du meeting de l’opposition. Sur place, entre midi et treize heures, il découvre un grand « tumulte, un tohu-bohu ». Des gens s’enfuient, courent dans tous les sens. « J’ai vu des femmes qu’on traînait au sol », décrit Toumba qui dit être resté « 15 minutes ». « Vous avez vu ça mais vous n’êtes pas intervenu ? », demande un avocat de la défense. « A ce moment-là, j’étais préoccupé par les leaders » de l’opposition, réplique Toumba. A l’intérieur du complexe sportif, il repère ces derniers dans les gradins. Il n’aura alors plus qu’un seul objectif, assure-t-il : les mettre hors de danger.

Au stade, il croise Marcel Guolavogui à la tête d’une troupe issue du régiment présidentiel. Il aperçoit aussi des bérets rouges commandés par Moussa « Tiegboro » Camara, un colonel qui se trouve, lui aussi, dans le box des accusés. Il n’en dit pas plus. La suite du récit se déroule à la clinique Ambroise-Paré, où Toumba dit avoir conduit les dirigeants de l’opposition dans son véhicule personnel. Guolavogui les aurait alors rattrapés, brandissant « deux grenades » et menaçant de faire exploser l’établissement si les hommes politiques y étaient admis.

Mardi 25 octobre, Toumba est toujours à la barre, pour être interrogé par les avocats des parties civiles. L’un d’eux résume : « Vous avez donné beaucoup de détails sur l’accession au pouvoir du CNDD. Pourquoi, lors de votre interrogatoire ici, on n’a pas eu un tel récit, avec aplomb, pour les événements du stade ? On a senti une certaine hésitation, des oublis de votre part. » Poussé dans ses retranchements, l’accusé doit parfois botter en touche. Mais son opération séduction est une réussite. A Conakry, on ne parle que de lui. Sur les bancs des restaurants en plein air, au café, au bureau, tout le monde a les yeux rivés sur la comparution de Toumba. L’ancien aide de camp qui se contentait, à l’époque de la junte, d’apparaître en arrière-plan à la télévision, toujours derrière le président Dadis, est désormais sous le feu des projecteurs. « La logique dans laquelle il s’est lancé, celle de la vérité, est déjà en train de payer parce que l’opinion elle-même est en train d’adhérer », se réjouit Me Kourouma.

Au sein de la défense des onze co-accusés, rien ne va plus. « C’est le sauve-qui-peut général », lâche Maître David Béavogui, le conseil de Marcel Guilavogui. « [Toumba] cache son vrai visage. Sur le massacre du stade, il ne dit que ce qui l’arrange. Il ne veut pas répondre à toutes les questions alors qu’il a promis de dire la vérité à ce tribunal. »

Avant le procès, les avocats avaient conclu un accord : ils s’interdisaient d’interroger d’autres prévenus que leur client. Mais l’unité affichée a fini par voler en éclats. « Quand on met dans un même enclos les carnivores avec les herbivores, on ne peut proclamer la paix », métaphorise Me Kourouma.

Le 26 octobre, Toumba fait face à des avocats de la défense chauffés à blanc. « Vous avez présenté des excuses aux parties civiles, mais sans reconnaître les faits. Qui s'excuse s'accuse. Est-ce que vous êtes cohérent avec vous-même ? », interroge Maître Mohamed Sidiki Bérété, un autre conseil de Guilavogui, qui tente de disculper son client. Ce dernier a affirmé devant le tribunal qu’il était alité le jour du massacre, après avoir été blessé dans un accident de la route. « Avez-vous une preuve de la présence de Marcel au stade ? A part votre simple accusation », raille l’avocat. Au sein de la défense, ce coup de canif dans le pacte de non-agression a fait de Toumba la cible à abattre. Et il emballe le procès.

Les parties civiles, elles, s'en réjouissent. Me Halimatou Camara salue ainsi l’attitude de Toumba qui « a accepté de parler ». « Pour Monsieur Tiegboro Camara et Monsieur Marcel Guilavogui, c’était le black-out total. On n’a rien compris à leurs déclarations, ils ont pratiquement tout nié. Il faut avouer quand même qu’avec Monsieur Toumba Diakité on a eu quelques informations », confie-t-elle lors d’une suspension d’audience. « Aujourd’hui, on a quand même quelqu’un qui a déblayé un peu le chemin et je pense qu’on va aboutir à la vérité d’ici la fin de ce procès », assure l’avocate, tout en restant prudente. « On a le sentiment qu’il ne veut pas non plus s’auto-incriminer. Il l’a dit lui-même, ‘je vous livre ma part de vérité’. »