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True Story Award 2024

Espoir, stupeur et tremblements: 2003–2023, récit d’une jeunesse irakienne

« Le 20 mars 2003, le matin à 5h34, les États-Unis ont démarré une guerre de leur propre fait, portés par une ambition grandiose, et peut-être par la folie », écrit Anthony Shadid dans « La nuit approche : les Irakiens à l’ombre de la guerre américaine ». Ce jour-là, « l’opération liberté irakienne » déclenchée par le président américain George W. Bush doit débarrasser l’Irak de la dictature de Saddam Hussein pour instaurer la démocratie. Mais depuis deux décennies, les Irakiens n’ont connu que le chaos. Entre humour, colère et espoir, un groupe d’amis racontent leur enfance sacrifiée et leur quête de changement.

En cette matinée crépusculaire de début avril 2003, Ali Jasseb a vu les premiers tanks américains entrer dans Bagdad, comme dans un film hollywoodien, sur la grande avenue déserte de Madinat Saddam (la ville de Saddam), du nom du dictateur qu’ils venaient déloger. L’adolescent prépubère de douze ans qu’il est alors vit dans ce quartier chiite marginalisé avec ses parents et ses grands frères, tous admirateurs de l’opposant chiite Mohammad Sadek Sadr, assassiné quatre ans plus tôt. « Nous n’étions plus qu’une quarantaine dans le quartier, tout le monde avait fui les bombardements. Quand nous avons vu les tanks arriver avec leurs canons pointés sur nous, des vieux cheikhs aux enfants, nous nous sommes tous mis à genoux pour réciter la chahada, persuadés que nous vivions nos derniers instants. Mais ils sont passés devant nous et ont continué leur route jusqu’au centre de Bagdad pour parachever la chute du régime. »

Roses, plat lyophilisé et jets de pierres
Ali Mouften est lui aussi resté à Madinat Saddam, les ponts ayant déjà été détruits quand sa famille a voulu fuir vers le Sud. Âgé de 11 ans à l’époque, il se souvient de la joie provoquée par la chute du dictateur dans le foyer : « En 1999, mon grand frère a été tué par l’armée dans la mosquée al-Mohsen parce qu’il protestait contre l’assassinat de Mohammad Sadek Sadr. Ensuite, nous avons reçu des menaces de mort nous obligeant à quitter Bagdad pendant un an. Alors, la fin du règne de Saddam a été pour nous un énorme soulagement », explique ce trentenaire aux cheveux gominés, avant de plonger ses doigts dans un plat de poulet frit.

Assis à ses côtés dans la pièce sans meubles qui lui fait office de salon, son ami Mohammad Farhan, un grand gaillard au crâne luisant et aux yeux enfoncés dans leur orbite, renchérit : « Quand les Américains sont arrivés, on les a accueillis avec des roses ! » Âgé de 15 ans à l’époque, il travaille comme coiffeur, veut étudier le tourisme et a déjà échappé de peu à la mort : « J’étais aussi dans la mosquée al-Mohsen quand l’armée de Saddam y a pénétré pour nous déloger. Nous étions désarmés et eux sont venus avec des tanks ! 80 personnes ont été tuées et beaucoup d’autres ont été détenues et torturées, dont mon frère, qui n’a été libéré que deux ans après. Ma mère nous implorait de ne pas en parler, car les murs ont des oreilles. »

Les parents de Rouba* disaient aussi que les murs de leur maison insalubre de Madinat Saddam ont des oreilles. Même une fois le dictateur déchu, ils ont préféré continuer à murmurer : « Nous sommes partis dans la province de Diyala pour fuir les bombardements et au retour le régime était tombé. Mais mes parents, eux, n’ont pas changé : ils font partie de la génération de la peur, et elle ne les a plus jamais quittés », dit la coquette jeune fille de 23 ans dans un café du quartier libéral de Karrada.

Le 1er mai 2003, sous la banderole « Mission accomplie », déployée sur le pont du porte-avions nucléaire USS Abraham Lincoln, George W. Bush annonce « la fin des opérations majeures de combat » en Irak, où les forces américaines sont désormais « engagées à sécuriser et reconstruire le pays ». En vue de la reconstruction, l’administrateur civil américain, Paul Bremer, commence par faire table rase du parti Baas de Saddam Hussein au travers d’une « débaasification » que beaucoup considèrent comme une « désunnification », une punition collective contre les 30 % d’Irakiens sunnites, face aux 60 % de chiites dorénavant appelés à diriger le pays. Sur les cendres de la dictature émerge ainsi un Irak d’autant plus fragmenté, où la scène politique se structure autour de l’appartenance confessionnelle.

Dans le sillage du déboulonnement de la statue du tyran le 9 avril place Ferdaous, Madinat Saddam est rebaptisée Madinat Sadr. Le quotidien de ses habitants ne s’améliore pas pour autant : « Mon petit frère et moi étions si maigres ! » se souvient Rouba. « Les repas se composaient de pain trempé dans l’eau avec des épices. Dehors, il y avait ces Américains qui paradaient tout équipés dans les rues. Un jour, l’un d’eux m’a donné son repas lyophilisé, je me souviens encore de sa saveur ! » Si les marines parviennent parfois à amadouer les enfants, ces derniers se font vite recadrer par leurs aînés. « Un jour, un homme est venu à l’école nous parler de ces Américains qui avaient fait tomber un dictateur et en avaient amené dix autres par avion. Je n’ai pas tout de suite compris ce qu’il voulait dire. Mais peu après, l’armée du Mahdi est née et l’insurrection de Madinat Sadr contre l’occupant américain a démarré », se souvient Ali Jasseb, faisant allusion à la milice armée chiite fondée par Moqtada Sadr, fils de Mohammad Sadek Sadr. Influencé par sa famille qui, comme tous les habitants du faubourg populaire, suit le prédicateur avec ferveur, le garçon ne se fait pas prier : « On a arrêté de dire “good good mister” et on s’est mis à leur jeter des pierres. »

« La mort est devenue banale »
Oubliées les roses, les Américains encerclent Madinat Sadr et considèrent leurs habitants comme des cibles à abattre : « Les gens risquaient leur vie en sortant de chez eux. Même Hamzeh, le petit couturier, s’est fait abattre par un sniper américain », soupire Ali Jasseb. Au même moment, les Américains se retrouvent confrontés à une insurrection sunnite dans plusieurs villes alentours de Bagdad, de Falloujah à l’ouest à Hilla au sud. Là, Bakr Zouheir, jeune sunnite de Bagdad réfugié dans la région avec sa famille pour échapper à la « désunnification », passe entre les mailles du filet du haut de ses 10 ans : « La tribu sunnite de Hilla s’est soulevée contre les Américains et ils ont répondu par une campagne de détention massive. Moi, dès que je leur sortais les quelques mots d’anglais appris à l’école, ils m’appelaient “kid” et me donnaient des cahiers et des crayons aux couleurs du drapeau américain. Mais je n’étais pas dupe. »

À ce moment, Ali Muften voulait encore croire en l’espoir de lendemains qui chantent : « Avant, les pèlerinages chiites étaient interdits. Après la chute de Saddam, j’ai participé au premier Arbaïn. Sur tout le trajet de Bagdad à Kerbala, il y avait une atmosphère de liesse ! » Les yeux rieurs du trentenaire se voilent soudain, puis disparaissent dans un nuage de vapeur de cigarette électronique. « Mais la joie a vite laissé place à la tristesse », lâche-t-il. Dès 2004, l’atmosphère se crispe entre sunnites et chiites, sous l’effet des attentats et enlèvements réciproques perpétrés, d’un côté, par le groupe el-Qaëda en Irak dirigé par Abou Moussab al-Zarqaoui, de l’autre, par l’armée du Mahdi. « À l’époque, mon père était infirmier à l’hôpital. Un soir, en revenant de sa journée de travail, il est mort d’une balle perdue dans des affrontements entre les deux groupes rivaux. »

Le père de Ali Jasseb, lui, est mort de maladie en 2005, l’obligeant à trouver un travail pour soutenir sa famille. Débrouillard, il chine des objets utilisés en tout genre et les revend sur le marché d’occasion. « On appelait ça “douar” parce qu’on faisait le tour de Bagdad pour trouver de bonnes affaires. Dans l’équipe, il y avait deux Haïdar, un Saad, un autre Ali… Que des chiites ! On allait parfois faire des tournées dans le quartier sunnite d’Adhamiya. Là, il y avait une rue aux mains d’el-Qaëda. Un jour, après notre tournée, Haïdar et Haïdar manquent à l’appel. Le soir, en zappant sur la chaîne el-Zaoura, on tombe sur une vidéo montrant des membres d’el-Qaëda les égorgeant en pleine rue. Ça a été le premier choc de ma vie, dit-il. Par la suite, la mort est devenue un phénomène banal. »

C’est dans cette atmosphère de chaos que des élections sont organisées en janvier 2005 par le gouvernement de transition d’Iyad Allaoui. Largement boycottées par les sunnites, elles permettent de former une assemblée constituante qui accouche d’une Constitution approuvée par référendum en octobre de la même année. Bakr Zouheir se souvient du pessimisme de son père face au « gouvernement des avions », en référence aux politiciens revenus d’exil qui prennent peu à peu les rênes du pays. « Il disait que c’était la fin de l’Irak. »

De fait, le pays continue de sombrer. Le 22 février 2006, un attentat dans le sanctuaire chiite al-Askari à Samarra fait tomber le dôme d’or du mausolée. Accusés, les sunnites voient à leur tour leurs sites religieux pris pour cibles. L’Irak sombre dans une « guerre des mosquées » qui entérine le conflit confessionnel généralisé. Être chiite dans un quartier sunnite devient inconcevable et vice versa. Pour traverser Bagdad, il est alors indispensable de détenir deux cartes d’identité, une sunnite et une chiite, au risque de subir de grosses frayeurs. Rania Abbas, jeune femme de 22 ans aux longs cheveux noirs ayant grandi près de Madinat Sadr, se revoit enfant, assise à l’arrière de la voiture de son père quand celui-ci a été menacé au fusil en montrant la mauvaise carte d’identité à un barrage de miliciens : « Ça m’a terrifiée. Mon père a ensuite fui le pays momentanément, car il ne supportait plus la situation. »

Ceinture d’explosifs, breakdance et Facebook
Tandis que le père de Rania Abbas s’enfuit, Nouri al-Maliki, un ancien opposant de Saddam revenu de son exil en Iran puis en Syrie après l’invasion américaine, prend la tête du pays en mai 2006. Membre du parti chiite Dawa, numéro deux du « comité de débaasification » à son retour, il est « the right guy for Iraq », selon George W. Bush. Or sous ses deux mandats consécutifs, il va favoriser les chiites au détriment des sunnites, lesquels vont subir des méthodes d’intimidation qu’Iyad Allaoui considérait en 2007 « encore pires » que sous Saddam Hussein.

Mohammad Farhan se souvient pourtant avoir ressenti un semblant de normalité pendant cette période : « Jusque-là, on vivait dans la peur des enlèvements aux barrages, mais la situation s’apaisait depuis peu. » Au point que son grand frère songe à construire sa propre maison, chose rare à Madinat Sadr où les familles vivent souvent à plusieurs. « Il allait chercher des travailleurs à Bab al-Charki pour démarrer les travaux, quand un homme est arrivé avec une ceinture d’explosifs. » Boum. Après la sanglante guerre confessionnelle démarre ce que les jeunes Irakiens nomment avec euphémisme la période des explosions. Elle sera impitoyable. « Il a laissé sa femme et cinq filles derrière lui. Alors je les ai pris sous mon aile. »

Face à cette violence arbitraire, tous racontent s’être habitués à l’idée de pouvoir mourir à tout moment. Rouba, elle, a dû se contenter des récits de ses amis qui lui disaient que c’était devenu « normal de voir des gens mourir devant tes yeux ». Comme les autres jeunes filles de Madinat Sadr, sortir lui est interdit, sauf accompagnée d’un homme, les cheveux couverts d’un hijab. « Au début, je refusais de le porter, mais quand mon oncle me voyait découverte dans la rue, il me frappait. À tel point que j’ai fini par perdre l’ouïe d’une oreille et par porter le voile et faire ce qu’il me demandait », soupire-t-elle.

Dans l’atmosphère de radicalisation confessionnelle qui s’est imposée dans le pays, il est difficile pour les jeunes chiites de Madinat Sadr de sortir de la voie étriquée tracée par leur entourage. Il en va de même de l’autre côté du Tigre, dans le quartier sunnite de Dora où Bakr Zouheir, le « kid », est alors retourné vivre. À l’époque, il est très pieux et son destin aurait pu pencher du mauvais côté. « Tu sais que j’ai rencontré Abou Moussab al-Zarqaoui ? rit-il sous sa moustache en tirant sur son narguilé. Je n’étais qu’un enfant, il est venu un dimanche nous rendre visite, je me souviens juste que la nourriture était meilleure que d’habitude ! »

Après sa brève rencontre avec le père fondateur du groupe État islamique (EI), tué en 2006, il côtoie des mosquées où les pétrodollars affluent pour diffuser une vision wahhabite de l’islam. En parallèle, il voit le gouvernement de Nouri al-Maliki réprimer dans le sang les soulèvements populaires nés dans le sillage du printemps arabe de 2011 dans les villes sunnites de Mossoul, Ramadi, Tikrit ou Kirkouk. À ses côtés, plusieurs jeunes avides de revanche se réjouissent de la proclamation de l’État islamique en Irak et au Levant en 2013. Mais quelque chose le retient. « À la mosquée, on recevait des consoles de jeux, voire de l’argent, en échange de notre assiduité. Alors j’ai commencé à douter, ce qui m’a vite valu d’être traité de “kafir”. Je me suis dit que si moi, sunnite pratiquant, j’étais un mécréant, quid des Irakiens qui buvaient, côtoyaient des femmes et avaient des amis d’autres confessions ? »

Le jeune homme prend alors un tournant vital, s’engageant dans des activités caritatives pour échapper à l’endoctrinement. Mais surtout, il s’inscrit sur Facebook ! « Je suis peut-être un des premiers à avoir créé un compte Facebook… de tout l’Irak ! » exagère-t-il à peine. Peu à peu, son compte se remplit de photos le montrant en train de retaper les murs de son école ou de procurer des fournitures scolaires, si bien qu’il est vite inondé de messages de jeunes motivés pour l’aider. « Alors ensemble, on a monté une équipe de bénévoles », sans savoir qu’ils troqueraient bientôt les bancs d’école pour les lignes de front.

Révolution de la pensée
Le 10 juin 2014, l’EI s’empare de Mossoul, deuxième ville d’Irak, après quatre jours de combats. Trois jours plus tard, le grand ayatollah Ali Sistani exhorte lors d’un prêche à Kerbala les « citoyens capables de porter les armes et de combattre les terroristes de défendre leur pays, leur peuple et leurs lieux saints ». Le sunnite Bakr Zouheir y répond à sa façon : « Notre équipe a commencé à récolter des fonds pour aller distribuer de l’aide médicale et alimentaire aux personnes déplacées et à l’armée irakienne. »

Le 29 juin, Abou Bakr el-Baghdadi, leader de l’EI, proclame le califat dans les territoires sous son contrôle. De Raqqa en Syrie à Salaheddine en Irak, l’EI fait régner la terreur à partir de cette année-là sur un territoire peuplé de sept millions d’habitants. Trois ans après avoir quitté le territoire irakien en décembre 2011, les soldats américains y retournent au sein d’une coalition anti-EI réunissant 22 pays, qui s’illustre en grande partie par des frappes aériennes. Au sol, la jeunesse irakienne s’engage sans rechigner en réponse à l’appel de Ali Sistani. « Dans mon quartier situé près de Madinat Sadr, la plupart des jeunes hommes sont partis combattre, même s’ils n’étaient encore que des adolescents, se souvient Rania Abbas. Tous les jours, on entendait le nom d’un nouveau martyr scandé par le muezzin. C’était nos proches, nos amis et, soudain, tu sais que c’est fini, tu ne les reverras plus jamais. »

Mohammad Farhan, lui, reviendra en vie. « Nous avions été envoyés pour protéger la raffinerie de Baiji à Salaheddine et nous avons été assiégés par Daech. La nourriture nous parvenait par hélicoptère, nous ne pouvions pas parler avec nos familles. C’était très dur. Beaucoup d’amis sont morts. Moi, je garde encore 21 éclats d’obus dans la tête à cause d’une voiture piégée. »

Le soldat est vivant, certes, mais en miettes et en colère. « Nous, on a risqué nos vies pour défendre le territoire irakien, mais les factions armées qui se sont créées à l’époque ont commencé à le piller et à se l’approprier », dit-il en référence aux forces de mobilisation populaire (Hachd el-Chaabi). Nées dans le sillage de l’appel de Ali Sistani pour combattre l’EI, des témoignages commencent à circuler sur les exactions que ces milices chiites affiliées à l’Iran (qui ont depuis été intégrées aux forces armées irakiennes) commettent dans les territoires repris aux jihadistes. Avec la cellule de soutien médiatique aux opérations de libération qu’il a créée avec d’autres militants de la société civile, Bakr Zouheir documente ces crimes à Amnesty International et à l’ONU. « À partir de 2016, nous avons révélé que la lutte contre Daech avait servi de couverture aux milices chiites pour mener une campagne de changement démographique à coups d’exécutions de masse, de détentions arbitraires et de disparitions forcées. »

Alors le 9 décembre 2017, quand le Premier ministre Haider al-Abadi annonce la victoire sur l’EI, une partie des jeunes Irakiens est circonspecte : comment parler de victoire quand, à peine la violence inouïe de l’EI derrière eux, les voilà déjà confrontés à de nouveaux défis sécuritaires mais aussi sociaux et économiques ?

« Un cri de tout le peuple irakien »
Les jeunes Irakiens sont fatigués des guerres à répétition, attisées par des leaders confessionnels qui, malgré leurs rancœurs, sont tous d’accord pour se partager les richesses du pays. Ils se demandent où sont partis les profits du pétrole, dont l’Irak détient les cinquièmes réserves prouvées au monde, eux qui parviennent à peine à joindre les deux bouts. Toutes ces interrogations en tête, Bakr Zouheir a l’impression qu’une « révolution de la pensée » est en gestation : « On commençait tous à comprendre que la division confessionnelle ne menait à rien de bon et qu’on devait tous s’unir pour protéger notre pays. » Mais il manque encore une étincelle pour qu’ils passent du doute à la colère. Désormais étudiant en psychologie, fan de Freud, Kafka et Dostoïevski, Ali Jasseb se souvient l’avoir vu poindre à Bassora en 2018. « Des manifestations ont éclaté contre la dégradation des services de base et la corruption. Quand les forces de l’ordre ont commencé à tuer des manifestants, la colère n’a fait que s’accroître. À Bagdad, nous avons organisé des manifestations de soutien chaque vendredi et, peu à peu, l’étincelle a débouché sur l’événement le plus important de l’histoire contemporaine de l’Irak : le mouvement Techrine », s’enflamme Ali Jasseb.

« Techrine, c’était un cri de tout le peuple irakien contre l’invasion américaine, la guerre confessionnelle, contre Daech, contre tout ! » s’écrit Rania Abbas. Le mouvement Techrine, né sur la place Tahrir de Bagdad le 1er octobre 2019, marque le ras-le-bol des Irakiens contre la mouhassasa, ce système de quotas religieux ou ethniques implanté sur les ruines de la dictature baassiste qui a plongé le pays dans les guerres à répétition et la gabegie dont souffrent les jeunes Irakiens depuis deux décennies.

Mais ce jour-là, Ali Jasseb n’est pas venu… Il avait la gueule de bois ! « Quand je me suis réveillé à 16 heures, un ami m’a informé que mon neveu avait été blessé au visage par un tir de gaz lacrymogène. J’ai enragé ! Le lendemain, je suis descendu et la place était encore plus remplie que la veille. Mais le 3 octobre, des snipers ont tiré sur la foule et ont massacré tout le monde, jeunes, vieux, sunnites, chiites… plus de 150 personnes ont été tuées pendant les dix premiers jours, parce qu’elles demandaient leurs droits de manière pacifique », déplore-t-il. Le 10 octobre, date du début du pèlerinage de l’Arbaïn, les militants préparent leur retour en force sur la place Tahrir. Celui-ci est prévu le 25 octobre. « Tu ne peux pas imaginer le nombre de personnes qui sont descendues ce jour-là. C’était comme un mariage, un mariage collectif, les gens pleuraient d’émotion », assure Ali Jasseb.

C’est au cours de ce mariage qu’ils vont se lier d’amitié. Tout le monde est là, Bakr Zouheir monte une tente de soins médicaux, Rania Abbas découvre un tel goût pour la politique qu’elle est aujourd’hui sur le point de lancer un parti libéral. Ali Jasseb, lui, prend la tête d’un groupe de 700 bénévoles installés dans une ancienne école sur la place Tahrir, que rejoint bientôt Rouba, au prix d’une révolution intérieure : « Avec Techrine, j’ai enfin pu m’émanciper de l’image que mes parents avaient de moi », dit-elle. Une libération conditionnelle, car elle n’ose se dévoiler qu’en dehors de Madinat Sadr. Ali Muften, c’est de son aveuglement politique qu’il s’est libéré. « Je suis descendu place Tahrir en tant que sadriste. Mais quand Moqtada Sadr a décrété le retrait de la place le 24 janvier 2020, je suis resté. » Car Ali Muften est habité d’un sentiment nouveau : « La liberté c’est beau ! J’ai découvert que je pouvais prendre mes décisions seul, ne pas me contenter de suivre les ordres. »

Techrine émancipe le groupe d’amis, mais dans la douleur : la répression brutale du mouvement par les forces de l’ordre laisse des traces indélébiles, parfois plus tenaces encore que les traumatismes accumulés depuis la chute de Saddam Hussein. Ainsi, après avoir vu des grenades lacrymogènes surnommées « brise-crânes » décapiter ou défigurer des manifestants, Rouba demeure hantée et vient de démarrer un suivi psychologique : « Contrairement aux horreurs vécues durant l’enfance, là, on était des adultes conscients et la douleur n’en a été que plus grande », dit-elle.

Épuisés par la répression, les manifestants finissent par se retirer de la place Tahrir au printemps 2020, dans le sillage de la pandémie de Covid-19. Le bilan humain est dévastateur : plus de 600 personnes ont été tuées, 21 000 blessées et 29 000 arrêtées. Malgré la démission du Premier ministre Adel Abdel-Mahdi en novembre 2019, Ali Jasseb estime que Techrine n’est pas parvenu à bouleverser l’ordre établi : « Les noms changent, mais le système demeure. Et les rares membres du mouvement élus députés aux élections d’octobre 2021 ont vite été cooptés par les partis traditionnels », dit-il, amer. Il reconnaît néanmoins que « l’esprit des gens » ne sera plus jamais comme avant. Mohammad Farhan en est persuadé : « Le régime de Saddam a mis 24 ans à tomber, le système actuel finira aussi par s’effondrer, grâce à la nouvelle génération d’Irakiens qui préparent le changement par le bas. »

*La personne a été anonymisée pour préserver sa sécurité.