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True Story Award 2024

Le deal et la tentation

Ils accourent de la France entière vers les innombrables points de deal de Marseille, attirés par les salaires élevés et une certaine mythologie du banditisme liée à la cité phocéenne. Mais sur place, les “djobeurs”, ces jeunes recrutés par les réseaux comme guetteurs ou vendeurs, trouvent autre chose: les coups de pression, la prison, la torture et, parfois, la mort. Enquête. Par Joachim Barbier et Chloé Triomphe, à Marseille

L’allée qui mène à la cité de la Renaude, dans les quartiers nord de Marseille, n’est pas très longue, 50 mètres tout au plus. Mais impossible pour la voiture de police de la BST 14, une brigade spécialisée de terrain, de rouler tout droit jusqu’au guetteur assis sur un muret. Les policiers ont l’habitude. Il faut slalomer entre les poubelles renversées, et donc rouler doucement. Dans la cité, le “Arah” crié par le guetteur aux avant-postes du point de stups a eu le temps de donner l’alerte. C’est le jeu. Tout le monde connaît les règles, et en ce vendredi ensoleillé du mois d’avril, le jeune garçon de 17 ans attend calmement que les fonctionnaires de police s’approchent de lui. Jogging Lacoste, casquette vissée sur la tête, lunettes de soleil, il porte la marque d’un sale coup sur le nez. “Je me suis accroché avec un Black que j’ai bousculé, il l’a mal pris, il m’a mis un coup”, justifie-t-il sans conviction. Les policiers ne sont pas dupes. “Tu fais quoi ici? T’es arrivé quand?” Ils le questionnent pendant qu’ils procèdent à la fouille. L’échange est poli, presque détendu, et la fouille infructueuse: à part un masque chirurgical, la nouvelle tendance version légale des cagoules pour dissimuler son visage en cas de besoin, pas de produit dans les poches ni de sac balancé aux alentours. Le jeune djobeur sait qu’il ne risque pas grand-chose. À part peut-être se contredire. “Je suis arrivé ce matin par le premier train et je suis venu ici”, explique-t-il. “Ah, c’est ton premier jour, alors?” demande un policier. “De quoi? Comme guetteur ou vendeur?” Les policiers sont goguenards: “T’es un champion, toi!” L’échange se termine de manière aussi courtoise qu’il avait commencé. “Tu viens de Creil? Tu devrais retourner d’où tu viens”, lancent les fonctionnaires, avant de repartir en patrouille.

Comme lui, de nombreux djobeurs sont désormais des “étrangers”. Par ce terme, il faut comprendre “étranger à Marseille”. “Le phénomène a débuté il y a quatre ans, précise Sébastien Lautard, directeur départemental de la sécurité publique des Bouches-du-Rhône. D’abord avec des jeunes issus des régions limitrophes, par le bouche-à-oreille.” Puis de région parisienne, “souvent par capillarité entre caïds de cité, au gré des amitiés tissées en prison, où certains en profitent pour se dépanner en main-d’œuvre”, observe aussi un enquêteur de la police judiciaire. Entre 2019 et 2020, le nombre de personnes interpellées issues d’autres départements que les Bouches-du-Rhône a été multiplié par dix, pour exploser depuis 2020-21. Aujourd’hui, les jeunes arrivent de toute la France, prioritairement de l’axe rhodanien, d’où il est plus facile de venir en train, mais aussi de plus loin, de Lille, de Besançon, de Bretagne, même, où une filière de recrutement s’était ironiquement baptisée “West Coast”. Des embauches dont les moyens collent à l’époque. Les trafiquants recrutent grâce à TikTok, Snapchat ou Telegram, et les candidats, attirés par l’argent et par une supposée mythologie marseillaise attisée par les réseaux sociaux, affluent sur les quelque 123 points (je trouve, suivant les sources, plus de 130, 150, 180. Ce sont les flics qui vous ont donné ce chiffre ?) de deal que compte la cité phocéenne, un record pour une ville à l’échelle nationale. En quelques années, Marseille est ainsi devenue un bassin national de pourvoyeurs d’emplois pour une jeunesse sans diplômes et –souvent– en rupture de ban.

“Entre quatre murs ou entre quatre planches”
Chaque gros point de deal phocéen possède son propre compte sur lequel il poste vidéos ou offres d’emploi au milieu du flot des promotions habituelles sur les produits. On est loin de la toute première annonce découverte par la police judiciaire en 2019, un flyer papier au graphisme et à la description de poste désuets: “Votre droguerie recrute. Nous recherchons un vendeur en TP (temps plein, ndlr). Il est en charge de l’accueil des clients et de la bonne vente. Vous serez notamment en charge de réaliser des contrôles visuels permanents et d’appliquer et suivre les consignes du gérant.” Aujourd’hui, pour sauter sur les opportunités d’embauche, il suffit d’aller sur Telegram, par exemple sur la chaîne “Actu djobeur”, entièrement dédiée à la mise en relation entre employeurs et demandeurs d’emploi. Au hasard, un compte lance un défi aux “personnes motivées”, appuyé par le sérieux d’un logo de Pôle emploi détourné en “la Cité emploi”: “Passe en privé si t’es un jeune loup qui a les crocs et veut remplir le frigo.” Un autre résume les conditions de travail: “Salam, si quelqu’un veut djober à Marseille, temps plein 11h-22h. 100 à 120 euros pour les guetteurs, 200 euros le vendeur. Hôtel pour ceux qui ne savent pas où dormir.” Et une promesse de promotion rapide pour les éléments sérieux et courageux. “Si vous êtes carrés, si vous êtes à l’affût où vous avez les couilles de prendre le sac (devenir vendeur, ndlr), tout peut que bien se passer.” Et puis, il y a les petits extras: “20 euros pour la graille” ou “Fumette gratuite”. En face, une flopée de demandes: “Y a du taff à Marseille?” ou “Je suis déter, je veux bosser”. Une fois l’embauche actée, le suivi DRH continue sur les réseaux. Un certain Joe Pesci: “Comment ça se passe?” Samy: “Tranquille et toi?” Joe Pesci: “Tu vends?” Samy: “Ben oui…”

“C’est une activité ‘délinquantielle’ qui devient une économie à l’échelle nationale sur le plan du recrutement de la main-d’œuvre. Cela fonctionne aujourd’hui comme une agence d’intérim”, observe Olivier Leurent, le président du tribunal judiciaire de Marseille. Le phénomène est la conséquence d’une situation de pénurie de main-d’œuvre. “C’est sûrement lié aux opérations policières de harcèlement des points de deal. Elles ont frappé les petites mains locales. Du coup, les trafiquants ont été obligés d’attirer du personnel de remplacement avec des tarifs qui défient toute concurrence. Un vendeur peut se faire jusqu’à 9 000 euros par mois”, détaille Vincent Clergerie, vice-président du tribunal judiciaire de Marseille, qui dirige plusieurs fois par semaine des audiences de comparution immédiate où défilent les djobeurs attrapés par la police. Il poursuit: “Tous les jours, il y a des vendeurs qui se font ramasser et à chaque fois, il y a des coups de force pour récupérer le point de deal affaibli. Comme la situation est très tendue, un guetteur est payé aujourd’hui jusqu’à 200 euros par jour, le double des tarifs pratiqués il y a un an.” Depuis 2021, le métier est particulièrement à risque: la guerre sans merci que se livrent des clans rivaux à la Paternelle irradie sur une douzaine de cités et a franchi un cap avec une série d’actions qui s’apparentent de plus en plus à de sanglantes vendettas. Guetteurs et “charbonneurs” sont en première ligne, à portée des tirs de kalachnikov. Depuis le début de l’année 2023, une quinzaine de morts est déjà à déplorer, de telle sorte qu’aux prévenus qui passent devant lui, Vincent Clergerie présente désormais les perspectives de la manière suivante: “Finir entre quatre murs ou entre quatre planches. Vous avez 18 ans et les deux tiers des 31 morts à Marseille l’année dernière avaient votre âge.” Peine perdue: chaque jour, de nombreux jeunes continuent de se laisser convaincre de venir djober à Marseille.

“Je suis descendu à Marseille en vacances”
L’offre d’emploi circulait sur TikTok. Elle promettait de “l’argent facile”. Et quand Zyed* s’y est intéressé pour postuler, l’employeur n’était pas très loquace. Il avait juste écrit: “Viens à cette adresse, c’est tout.” Le point GPS correspondait à une cité de l’agglomération marseillaise. Alors, Zyed a pris le train à Gare de Lyon, accompagné de son pote d’enfance, Mohamed*. Les deux sont nés en 2003. L’un est en formation, l’autre cherche un emploi. Les deux ont besoin de cet argent facile. Une sombre histoire de dettes qui unit leur destin de jeunes de cité. Zyed doit plus de 6 000 euros. On lui avait confié les clés d’un local de son quartier dans lequel étaient entreposées des motos. Il les a égarées, et les motos ont disparu, alors le ou les propriétaires lui ont mis la pression pour rembourser l’équivalent –à la louche– de la valeur des engins. Mohamed, lui, devait 2 800 euros à un “grand du quartier”. Celui-ci s’était débarrassé en urgence d’une arme à feu lors d’un contrôle de police. Et il avait demandé à Mohamed d’aller la récupérer là où il l’avait jetée, “entre deux voitures”. Mohamed n’a rien trouvé. Il a été accusé de l’avoir perdue. Va pour 2 800 euros de dette, le prix du flingue. Arrivés à l’adresse indiquée sur TikTok, tout débute comme promis dans l’annonce. Le logement est bien fourni: une chambre d’hôtel dans un hôtel du quartier de La Valentine. Le transport aussi: un chauffeur “Heetch” vient les chercher tous les jours en début d’après-midi devant la réception pour qu’ils arrivent à l’heure au point de deal. Ils commencent en bas de l’échelle. Cent euros par jour pour faire les guetteurs. “C’est beaucoup mieux qu’en banlieue parisienne, où l’on commence à 60 euros”, jauge Zyed. Les opportunités de promotion arrivent vite. “Ils te filent le sac avec le produit, tu deviens vendeur”, poursuit-il. Les employeurs les testent, façon période d’essai. “Ils te surveillent parce qu’ils ont peur que tu partes avec. Si tu restes, ils te donnent un plus gros sac.” Rapidement, la paie journalière augmente. Deux cents euros, puis 300. Une patrouille de police les repère pendant leur pause alors qu’ils fument un joint. Les flics les contrôlent et cherchent à savoir ce que ces deux “Parisiens” font ici, seuls. “Ils m’ont dit deux fois: ‘Tu devrais repartir chez toi, t’as de la chance.’ Ils avaient compris”, résume Zyed, qui en retour leur promet: “Oui, je vais rentrer.”

D’autres n’ont pas eu le temps de rentrer chez eux les poches pleines. Ni même de faire carrière dans le secteur marseillais des stups. Ce 23 mars, ils sont trois dans le box des accusés du tribunal correctionnel de Marseille. Jordan*, dit “Gros yeux”, Clément*, dit “le Lillois”, et Tarek*. Ils se sont fait interpeller à la cité de la Sauvagère après une surveillance policière. D’après les fonctionnaires, le premier faisait le guetteur, le second vendait et le troisième ravitaillait régulièrement en produit et ramassait l’argent. Dans le sac de Clément, qui affirmera à l’audience venir de Woippy, en Moselle, où il a déjà été interdit de séjour chez sa mère à cause de la présence d’un point de deal dans la rue, les policiers ont retrouvé des tubes orange et des sachets. Remplis d’herbe, de résine de cannabis et de cocaïne. Sur Tarek, en plus des produits stupéfiants, ils ont récupéré 1 520 euros en différentes coupures. À la barre, les trois jeunes n’ont pas grand-chose à dire: les excuses sont un peu tout le temps les mêmes, devant des magistrats lassés de ces discours formatés. “J’ai crié ‘arah’ parce que tout le monde criait, mais je ne suis pas guetteur”, ou “Je ne faisais pas le charbon, j’attendais juste un collègue”. Enfin, devant l’évidence des constatations, le jeune Tarek, titulaire d’un BTS commerce en alternance, tente le classique: “Je suis descendu à Marseille en vacances. Mes parents ne veulent plus de moi, alors je me balade, et comme je fume beaucoup, j’ai commencé à travailler pour le réseau. J’ai fait un trou, donc j’ai dû travailler une semaine gratuitement.” La présidente, Nathalie Marty, ironise: “Oui, comme d’habitude, on descend à Marseille pour faire du tourisme dans les cités, logique, c’est exotique.” Le procureur, Jean-Yves Lourgouilloux, lui, n’a pas envie de faire de l’humour. Il prend un ton sévère pour décrire la réalité “d’un dossier tristement représentatif du trafic de stups, où l’on voit venir des jeunes de toute la France”, avant de requérir jusqu’à neuf mois ferme pour le vendeur et le ravitailleur, soupçonné, au vu des échanges saisis sur son téléphone, de jouer un rôle de DRH. “Qui charbonne la 2e mi-temps (la deuxième tranche de la journée, ndlr)?” écrit Tarek, qui reçoit comme réponse lapidaire: “Trouves-en, t’es le gérant.” Finalement, les trois jeunes ressortent libres, avec du sursis et une interdiction de séjour dans les Bouches-du-Rhône. À la sortie du dépôt, ils récupèrent leurs affaires dans les scellés avec une exaltation visible. “Oh le sang, on est sortis!” se félicite l’un d’eux. Il se précipite pour se filmer et poster sa vidéo sur Snapchat avant d’appeler “sa gadji”, qui lui manque trop. À ses côtés, le jeune Clément fanfaronne: “Je les ai bien eus. Je m’appelle pas Clément, j’ai donné un nom bien cé-fran. C’est mon cousin, en fait!” Ils repartent ensemble. “On prend le train pour Paris et après on taille à l’étranger”, assurent-ils, sans aucune garantie.

Marketing et expérience client
Le 5 février dernier, comme souvent depuis le début de l’année, des coups de feu ont retenti à la cité de la Paternelle, dans le XIVe arrondissement de Marseille. Une double opération d’intimidation lancée par une bande du point de deal dit du “Maga” sur celui voisin et concurrent de “la Fontaine”. Ils avaient dans un premier temps volé les stupéfiants et enlevé le guetteur avant de le relâcher. Puis étaient revenus dans la soirée, armés d’une kalachnikov et d’un 9mm, avec lesquels ils avaient tiré des rafales en l’air. La police a appréhendé sept personnes, dont deux mineurs. À la cité, on les appelait “les Parisiens”. Dans leur groupe Snapchat, eux s’étaient baptisés “les Yousses”. Ils étaient en fait originaires d’Ermont, dans le Val-d’Oise, et faisaient les guetteurs pour 150 euros par jour à la Paternelle depuis quelques jours. Les enquêteurs ont demandé à celui qu’ils soupçonnaient d’être le gérant du Maga, un certain “Biscuit”, s’il n’était pas à l’origine de la venue des mineurs de région parisienne. Celui-ci avait nié et prétendu les avoir rencontrés sur le point de deal. Pourtant, “on sait que la main-d’œuvre venue d’ailleurs est souvent prise en charge dès la gare. Ensuite, elle est aiguillée vers un bus pour rejoindre la cité, confirme Sébastien Lautard, de la sécurité publique. Ou alors, les jeunes se rassemblent directement sur le point de deal et là, c’est le Pôle emploi stups. Le gérant décide au faciès qui va faire quoi: le guetteur, le barricadeur, le superviseur, qui fait le boulot de physio pour reconnaître les flics, et enfin le charbonneur”. Il note au passage que les “extérieurs” montent rarement l’échelle sociale au-delà du rôle de vendeur: “C’est rare qu’ils deviennent ravitailleurs. Il faut connaître la cité et il y a beaucoup d’argent à gérer.”

Ce qui est certain, selon tous les observateurs, c’est que l’activité s’est considérablement 
“professionnalisée” à Marseille. À tous les niveaux. C’est d’ailleurs ce que disent les jeunes djobeurs. “En plus d’être mieux payés qu’ailleurs, c’est plus pro”, juge Zyed. Il faut dire que les réseaux marseillais savent soigner leur réputation, en entretenant le fantasme de ce que l’on qualifie en criminologie de “sous-culture délinquantielle”, avec les codes qui vont avec. Un détail qui en dit long: où en France, ailleurs qu’à Marseille, trouve-t-on autant de graffs aussi élaborés, produits par de véritables artistes, pour identifier les points de deal? Junior, l’un d’entre eux, explique sous couvert d’anonymat: “Pour certains, c’est l’argent qui motive, les fresques sont payées de quelques centaines à quelques milliers d’euros. Mais pour la plupart, le véritable moteur, c’est l’exposition de leur travail.” Le recours à des talents se retrouve aussi dans la commercialisation des produits. Chaque réseau a développé une stratégie de marque, avec un packaging reconnaissable. “Par exemple, à la cité de la Moularde, c’est la ‘Moul’hard’”, précise le magistrat Vincent Clergerie. Ailleurs, Haribo est devenu “Hashibo, les schtroumpfs drogués” sur un paquet bleu identique aux célèbres sachets de bonbons. Ou encore “Häsh-Haze” en référence à la marque de glaces Häagen-Dazs. La fidélisation du client passe aussi par des cadeaux, comme un paquet de feuilles ou des jeux de grattage offerts. Certains points de deal sont même référencés sur Google Maps, avec le nom de la cité collé au suffixe “coffee shop” ou “drive”. Bref, c’est toute “l’expérience client” qui est désormais pensée de A à Z. Ce professionnalisme et des tarifs plus élevés qu’ailleurs exercent un puissant attrait, selon l’avocat pénaliste marseillais Luc Febbraro: “Quand vous voulez faire du show-business, vous allez à LA. Quand vous voulez faire carrière dans les stups, vous allez faire vos gammes à Marseille.” Sauf qu’entre ce que les candidats imaginent et ce qu’ils vivent, il y a un fossé énorme, que résume en quelques phrases son confrère, Me Thomas Vartanian: “Marseille, un 23 février à minuit et en plein mistral, au pied d’une cité, quand vous êtes guetteur ou charbonneur, c’est pas Miami. Vous en revenez très vite. C’est comme tout, il y a la carte postale et la réalité. C’est comme les touristes japonais qui découvrent Paris après avoir regardé Emily in Paris.” 

Le “lumpenprolétariat du trafic”
Dans les faits, les aspirants djobeurs peuvent rapidement déchanter, “car ils ne sont que des rouages d’une économie capitaliste à l’extrême, hyperconcurrentielle, mais sans loi, sans mécanisme de régulation”, poursuit Me Vartanian. Autrement dit, les employés ne pèsent rien face aux patrons: il n’y a ni syndicat ni ordre professionnel. Les jeunes Marseillais, habitants des quartiers, n’ignorent rien d’un rapport de force qu’ils côtoient tous les jours depuis leur enfance. Les “exogènes”, eux, le découvrent une fois sur place, souvent trop tard. Les réseaux ont vite tiré profit de cette pénurie de main-d’œuvre locale. Car qui va s’émouvoir dans le quartier du passage à tabac d’un inconnu sans attache familiale arrivé depuis quelques jours de l’autre bout de la France? Nul besoin de donner des explications à une famille côtoyée depuis l’enfance dans la cité. Deuxième avantage: s’il se fait interpeller, le djobeur ne connaît personne ou presque. “Il n’a rien à balancer aux enquêteurs, les policiers en font régulièrement le constat. Ce sont aussi des frais d’avocat en moins, là où le réseau aurait parfois mandaté ses avocats habituels pour défendre l’un des siens”, explique Vincent Clergerie. Ce recrutement “hors les murs” est devenu tellement développé que dans un dossier, “on a même vu des recruteurs envoyés par les Marseillais en région parisienne qui percevaient un fixe entre 1 000 et 2 000 euros par mois pour trouver de la main-d’œuvre dans les banlieues d’Île-de-France”, ajoute le magistrat.

En marge de cette vague de djobeurs venus d’ailleurs, policiers et magistrats ont observé récemment l’arrivée sur le marché de deux autres profils venus grossir les rangs de ce “lumpenprolétariat du trafic”. Plusieurs dossiers montrent l’embauche de plus en plus fréquente d’étrangers sans titre de séjour. “Ils nous ont expliqué qu’ils allaient le matin sur la plateforme des offres d’emploi pour les chantiers. Qu’ils n’avaient pas trouvé de boulot dans le bâtiment et que des gens des réseaux étaient venus les recruter sur le parking du magasin de bricolage en leur disant: ‘Il n’y a pas de peinture aujourd’hui, viens faire du stup’”, raconte Vincent Clergerie. Une main-d’œuvre largement “moins bien payée, note Dominique Laurens, la procureure de Marseille: "Ils ne parlent pas forcément très bien français et s’acclimatent moins bien à une action de commerce auprès de clients qui ont leurs habitudes et qui aiment se sentir en sécurité”. Les services de police ont relevé aussi la présence de moins en moins anecdotique de filles sur les points de deal. “Des jeunes paumées ou fugueuses qu’on retrouvait dans la prostitution, constate Sébastien Lautard. Un point de deal du quartier de Consolat avait publié une vidéo: ‘Si tu achètes une plaquette, tu as droit à une fellation.’ La fille faisait sa pub sur les réseaux.”

“Dette, menaces, représailles”
Zyed, le Parisien, lui, a rapidement été considéré comme quelqu’un de réglo, capable de gérer un stock plus conséquent. On a fini par lui confier un sac de 1 000 euros de produits. Avec le stress qui va avec. “Ils t’envoient des mecs différents tout le temps pour te mettre la pression, ça peut être une fille, un petit. C’est volontaire, c’est pour te déstabiliser. En plus des flics, de la BAC, tout est fait pour que tu t’embrouilles dans tes comptes et qu’ils récupèrent un billet.” Malgré sa vigilance, le réseau l’a accusé d’avoir fait disparaître ou perdu un sac d’une valeur exacte de 1 020 euros. Une dette dont il est devenu redevable. “Même si elles font tout bien, les petites mains vont être rendues comptables d’une dette, réelle ou imaginaire, assez rapidement. C’est une relation de dominé à dominant. C’est illusoire de penser qu’on va aller travailler pour ces gens comme on vendrait des beignets. Ils sont capables de se flinguer à coups de kalachnikov, comment voulez-vous qu’ils se positionnent dans la bienveillance et le respect du droit du travail?” résume la procureure Dominique Laurens. Mi-mars, un jeune vendeur âgé de 18 ans, venu de l’Hérault, a été accusé d’avoir laissé un trou dans sa caisse. Le gérant avait alors menacé de ne payer personne pour faire du vendeur un bouc émissaire aux yeux de tous les membres du réseau. “Il a été amené dans la colline, déshabillé, filmé sur les réseaux sociaux. Revenus à la cité, ils se sont demandé s’ils le tuaient ou le maintenaient en vie" retrace Vincent Clergerie. "Ça s’est joué à peu de choses. Le gérant a dit: ‘On le garde en vie, on a sa voiture comme gage.’ Il a été relâché. Ils ont gardé sa voiture puis ils l’ont brûlée.” “Dette, menaces, représailles, c’est le cercle infernal”, poursuit Azize Chemmam, avocat au barreau de Marseille. Une triple peine qui ne s’efface pas forcément avec le retour à la maison, développe-t-il: “Ils leur prennent leur pièce d’identité quand ils commencent à bosser donc ils savent où ils habitent. Si le djobeur avec une dette au-dessus de la tête disparaît, ils savent où aller le chercher et la famille est responsable.” À ce sujet, la juge des enfants Laurence Bellon se souvient d’un mineur qui avait été placé dans un centre éducatif fermé à côté de Grenoble après être venu travailler à Marseille. Il avait été interpellé, jugé et éloigné. Ils sont pourtant allés le chercher en Isère. “Quand je lui avais posé la question, il m’avait dit qu’il n’avait pas de dette. Je pense pourtant que c’est la raison pour laquelle il leur avait donné son adresse. C’était pour éviter qu’ils fassent peser la dette sur sa famille. Il avait 15 ans, il n’était pas crétin, il voulait protéger ses proches. Ce mécanisme me fait penser à de la traite humaine. Quand ils racontent avoir été mis sur le trottoir pour vendre, ce n’est pas très éloigné de la prostitution forcée.” Les salaires généreux proposés sur les réseaux sociaux intègrent-ils la dette qui arrive et l’obligation de bosser à l’œil dans le calcul du coût de la main-d’œuvre? Pour Azize Chemmam, ce serait plutôt une décision de trafiquant de “moyen échelon. Je ne pense pas que les têtes de réseau demandent à mettre en place ces stratégies. Plutôt des mecs isolés qui essaient d’augmenter leur marge en faisant baisser le coût du travail avec ces dettes. Parce qu’un vendeur qui bosse gratuitement une semaine, c’est 1 500 euros en plus pour le gérant”. Tout le monde s’accorde sur le moment clé qui va les remettre sous la coupe des réseaux. “En sortant de comparution immédiate, on sait qu’ils sont tentés d’aller récupérer leurs affaires dans leur hôtel ou dans l’appartement qui sert de nourrice dans la cité. On leur conseille fortement de sauter dans le premier train, même sans billet, parce que c’est le piège”, décrit Vincent Clergerie.

Un piège qui peut leur coûter cher. Les chiffres des actes violents commis sur ces djobeurs sont scrutés avec inquiétude par la police judiciaire. Entre 2019 et 2021, le nombre d’agressions a augmenté de 160% par an. Entre 30 et 40% des victimes étaient mineures et en 2021, un quart d’entre elles étaient issues de la région parisienne. Sur les quatre dernières années, la PJ recense une dizaine d’exemples de représailles physiques relevant de la torture. Comme celles subies par le jeune N., 16 ans, en août 2019, à la cité Félix-Pyat. Le jeune Parisien, en fugue du foyer où il avait été placé en Eure-et-Loir, s’était fait attraper par le réseau alors qu’il tentait de vendre de la drogue pour son propre compte. Il avait été fouillé, frappé, puis finalement attaché sur une chaise, un bâillon dans la bouche. Il avait été torturé toute la nuit à coups de brûlures de cigarette et de chalumeau, y compris sur les parties génitales. Des petits de la cité l’avaient finalement sauvé au petit jour et déposé près de l’Hôpital européen, en centre-ville. Une partie de ses agresseurs, les mineurs, ont été jugés fin 2022 tandis que les principaux auteurs, majeurs, le seront à l’automne prochain. “Quand je suis arrivée, on retrouvait les gamins brûlés dans les voitures, se rappelle Laurence Bellon. Je n’en ai pas vu depuis mais les actes de torture et de barbarie ont juste changé de nature. On a eu des gamins avec le dos complètement lacéré de coups de couteau. Un placard de cicatrices. C’était un film d’horreur, je m’en souviendrai toute ma vie.” Face à ces violences extrêmes, il n’est pas rare, racontent les policiers, d’avoir des appels au 17 de la part de jeunes qui n’ont pas d’autre solution pour sortir du réseau. Pour eux, tous les moyens sont bons: emprunter le portable d’un client pour passer un coup de fil au moment de la transaction, voire glisser discrètement à une patrouille de police leur souhait de se faire interpeller. “On voit bien quand ils courent moins vite pour se faire attraper”, note un policier. Ceux qui arrivent à fuir se présentent parfois d’eux-mêmes au commissariat. Dominique Laurens, la procureure de Marseille, soupire en feuilletant la synthèse des événements de la nuit: “Regardez, encore un! Un petit jeune de 15 ans venu de la région lyonnaise. Il a des traces de coups au visage. Il a raconté aux policiers avoir été séquestré dans la cité Kallisté.” “Les méthodes donnent envie d’hurler”, rebondit Laurence Bellon, qui jure “n’avoir aucun doute sur la perversion du processus de recrutement. Ils choisissent tout le temps des gamins qui sont dans des zones de fragilité. Des adolescents qui ne sont pas complètement déstructurés mais qui ont basculé vers la délinquance à la suite d’un événement, en général vers 12 ans”.

“Maintenant, vous rentrez chez vous”
Aux pieds des cités, sur les points de deal, cela fait maintenant deux ans que l’on a pris l’habitude des descentes quotidiennes de la police, des patrouilles de terrain de la BAC, des BST, ou de ces fameux “pilonnages” par les CRS qui paralysent le trafic quelques heures. Depuis quelques semaines, ces derniers investissent jusqu’à quinze cités par jour. À chaque fois, les “Arah” résonnent fort à travers les allées et se répercutent entre les bâtiments, des silhouettes s’enfuient en courant, les charbonneurs se mettent à l’abri, dans une chorégraphie bien orchestrée. Dans certaines cités, les guetteurs postés sur les toits peuvent être plus précis: “Terrain de boules”, “Colline”, les déplacements des forces de l’ordre s’échangent par talkie-walkie. En moyenne, chaque jour, six personnes ont été interpellées en 2022, des jeunes, mineurs et majeurs, des étrangers, des filles. À l’issue de 24 ou 48 heures de garde à vue, ils finissent au tribunal car le parquet de Marseille applique une politique de déferrement systématique. Avec le sentiment d’être noyé sous le nombre de procédures. “On frise l’embolie”, se désole Dominique Laurens, qui rappelle qu’à Marseille, “18 % des condamnations sont liées au trafic de stupéfiants, là où à Lyon, c’est 9%”. En audience de comparution immédiate, où quasiment la moitié des dossiers concernent les stups et ces profils de jeunes, les magistrats tentent de faire de la pédagogie, et un premier passage se solde souvent par une peine de prison avec sursis assortie d’une interdiction de séjour dans les Bouches-du-Rhône. “Maintenant, vous rentrez chez vous”, leur lance régulièrement Vincent Clergerie après avoir énoncé le jugement. En cas de récidive, en revanche, le sursis tombe et la menace de finir entre quatre murs se concrétise. C’est parfois même une manière de les protéger des réseaux qui envoient, soupçonnent les magistrats, certains de leurs membres assister aux audiences du tribunal pour récupérer leur main-d’œuvre.

Zyed et Mohamed ont fini par se faire arrêter sur leur lieu de travail. Deux jours plus tard, le 27 avril dernier, ils étaient condamnés à une peine de dix mois avec sursis probatoire, dont l’interdiction de se rendre dans les Bouches-du-Rhône. Zyed a tout de suite appelé sa mère pour qu’elle lui achète des billets de train pour rentrer à Paris. Le lendemain, elle est venue avec sa fille à la Gare de Lyon pour accueillir et serrer son fils dans les bras. Elle était sur le quai, à l’horaire d’arrivée du train dont elle avait acheté les billets. Zyed n’y était pas. Elle a attendu le suivant. Zyed n’y était toujours pas. Puis un troisième, dans lequel il n’avait pas davantage embarqué. Au bout de trois TGV, elle a compris qu’il n’avait pas loupé son train puisque le billet n’avait jamais été scanné. À la sortie du tribunal correctionnel de Marseille, une autre scène s’était jouée. Dans l’euphorie de leur libération, Zyed et Mohamed avaient gueulé: “Putain, Marseille, c’est claqué, jamais on reviendra!” Et puis, quelques minutes plus tard, alors qu’ils marchaient dans les rues d’une ville où ils ne connaissaient personne à part leurs employeurs du point de deal, une voiture était venue les récupérer. – Tous propos recueillis par JB et CT, sauf mention

*Le prénom a été changé.