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True Story Award 2024

Sahara, la soif de l'or

Fortune, gloire et pépites : le Sahara est devenu un far west où se ruent des centaines de milliers de jeunes Africains, l’espoir en bandoulière et des rêves de richesse plein la tête. « Les Jours » plantent leur tente en plein désert pour enquêter, chapitre après chapitre, sur cette nouvelle ruée vers l’or qui, dans une région déjà en proie à mille défis, dessine un flux migratoire inédit.

1. La fièvre

Il est trois heures du matin au Sahara et l'air est fiévreux. Deux phares filent sur le sable. Un autre pick-up perce la nuit, puis un troisième, plus loin derrière. Ce sont bientôt des centaines de 4x4 qui se succèdent dans l'obscurité, soulevant chacun autant de sable qu'il n'en vole. Ça souffle fort en cette nuit de février. Le jour monte bientôt dans le ciel, remplace le tapis d'étoiles harnaché à une lune presque pleine, et apparaissent quelques gouttes de pluie. Certains diront que ça porte chance tant c'est inhabituel. Mohamed Salem se réjouit: il a pris de l'avance.

À dix heures tapantes, une nouvelle zone d'orpaillage va officiellement être ouverte au Sahara. Les autorités ont donné rendez-vous à qui le veut à Tamaya, une quarantaine de kilomètres carrés, où tout-un-chacun peut légalement venir creuser et chercher son or. C'est le dernier site en date à être ouvert aux chercheurs depuis le début de la ruée vers l'or dans le grand désert en 2010. D'abord au Soudan, puis au Tchad, en Libye, au Niger, en Algérie, au Mali et désormais en Mauritanie: la fièvre de l'or s'est emparée du désert. Des millions de jeunes creusent depuis plus de dix ans la roche avec en tête un rêve de richesse.

On trouve de l'or partout dans le Sahara, et ce depuis l'Égypte ancienne: les premiers récits d'orpaillage dans le monde sont sahariens, à l'époque de Ramsès IV, sur la frontière entre l'actuel Soudan et l'Egypte. Mais la Nubie d'alors a vite été oubliée: le far-west américain, les rivières amazoniennes et surtout le concept imaginaire de l'Eldorado ont la primeur. 

Il aura fallu attendre 2009, et la re-découverte de l'or au Soudan, pour que le Sahara redevienne un lieu d'orpaillage. Les sites n'ont cessé de se multiplier depuis, les histoires de pépites aussi. Les «fiévreux» Soudanais sont venus au Tchad quand on y a trouvé les premiers lingots, les Tchadiens au Niger, les Maliens en Mauritanie... Une migration d'est en ouest s'est mise en place dans ce secteur qui brasse des milliards sous la table. Le nouveau far-west. La Mauritanie est le dernier pays de la chaîne: ailleurs au Sahara, les sites d'orpaillages sont désormais connus. Ici, ils éclosent comme le chiendent. Ce matin à Tamaya, coordonnées GPS 20.433528,-15.506683, la ruée recommence.

Depuis l'arrière du pick-up, Mohamed Salem voit se dessiner un nuage de poussière à l'horizon en s'approchant de la zone d'orpaillage. Il vient de Lahrach, une petite commune rurale dans le sud du pays, non loin du Sénégal. Là-bas, on produit du sorgho et du niébé, un genre de haricot, de la pastèque, mais pas d'or. Mohamed Salem était agriculteur jusqu'en en 2016. Quand on a trouvé l'or en Mauritanie, il a laissé le champ pour les puits. Manteau sur les épaules et capuche remontée sur un bonnet gris pour se protéger des vents frais de la nuit, il est paré pour la ruée. Le pick-up fait des embardées dans le sable. Au fur et à mesure que les petits points à l'horizon, qui sont autant de signaux de présence humaine, grossissent, Mohamed Salem déchante. «Tout le monde se fout de l'horaire, ça a l'air d'avoir déjà commencé!» Lui qui pensait être en avance, il est finalement en retard.

Le coup de feu inaugural de dix heures n’a pas eu lieu. Des dizaines de milliers de personnes, pioche sur l'épaule, creusent déjà depuis la première prière du Fajr. L'entreprise publique qui encadre l'ouverture, Maaden Mauritanie, dit avoir distribué environ 16000 badges. Pour avoir le sésame, il fallait payer 5000 ouguiyas (13 euros), être Mauritanien et majeur. Le chiffre paraît être largement sous-estimé. Combien de chercheurs d'or sont ici sans avoir de badge? Quid des étrangers qu'on retrouve tous les quinze mètres? Les estimations des syndicats d'orpailleurs vont du triple (le plus crédible) au décuple (le moins crédible). Impossible de savoir avec exactitude et finalement, qu'importe ; les orpailleurs se voient à perte de vue.

Il faut imaginer une parcelle de désert d'une quarantaine de kilomètres carrés à l'allure parfois de terrain vague, parfois d'un paysage de carte postale, vierge de toute présence humaine, décapé par les bourrasques. Le sable qui vole penche les rares arbustes squelettiques. Des dunettes se dessinent au gré des vents. D'un coup d'un seul, 40000 personnes (on retiendra cette estimation) déambulent, la tête vers le bas, cherchent, retournent, s'activent. Tout le monde est pressé. Les détecteurs à métaux sont sortis ici, la pelle et la pioche là. L’un creuse avec ses mains. L'autre court. Le décor, lunaire et chaotique, pourrait être une scène de Mad Max. Le vent, lui, soufflera toute la journée et recouvrira de sable petit à petit les malheureux qui s'endormiront, transis de fatigue, ailleurs que sous une tente.

Tout le monde s'est pressé à Tamaya ce mardi 21 février 2023: des jeunes de quatorze ans, des vieux de soixante, des estropiés, des femmes chics le sac à main au bras, des cadres d'administration, des géologues de l'université, des hommes qui se tiennent le coccyx d'une main et la pioche de l'autre, d'autres en uniforme militaire... Et puis les chercheurs d'or de toujours, la masse laborieuse, ceux qui descendent au fond des trous de dizaines de mètres de profondeur, qui meurent au fil des chutes et des effondrements dans l'indifférence générale. On les reconnaît du premier coup d'œil à leur façon de s'habiller, leurs chaussures, leur cagoule, leur capuche et leur turban. Ils ont la tête de ceux pour qui cette nouvelle ruée matinale n'en est qu'une parmi tant d'autres. Mohamed Salem en fait partie.

Il est descendu du pick-up au lieu-dit Graviers, l'un des sites de la zone où des chercheurs d'or ont déjà retourné quelques endroits avant d'être chassés par l'Etat, laissant derrière eux des petites pierres concassées, des graviers...  On trouve aussi à 2,5 km de là le site Azraïl, nommé en référence à l'ange de la mort du Coran, celui qui sépare l'âme des corps selon la volonté du Prophète. «Il y a eu beaucoup de morts dans des puits ici», explique un trentenaire bien apprêté qui passe par là. Il se présente, Salem Bebah, néophyte dans l'or mais bénéficiant de nombreux conseils d'amis qui évoluent dans le domaine. Il est un semi-nouveau dans la grande roulette de l'or: quelques années au compteur, quelques magouilles en tête mais pas plus. «Les puits s'écroulent souvent, avec les orpailleurs au fond», dit-il. Avec des marteaux piqueurs et de l’explosif, les prospecteurs peuvent atteindre des profondeurs inouïes à cinquante, quatre-vingt, cent, cent-trente, voire cent-cinquante mètres sous la terre... Le site d'orpaillage le plus central de Tamaya s’appelle Marhoum, qui renvoie à une épitaphe en arabe: «le regretté». Encore une histoire funeste! Mais c'est le passé, disent de concert tous ceux à qui l'on s'inquiète de ces noms.

Retour à Graviers où Mohamed Val, chemise rose, montre en argent au poignet et smartphone dans une poche de son élégant boubou, creuse. La pioche qu'il tient à la main détonne sur le personnage. «Depuis plusieurs années j'entends des amis me parler de l'or ; moi aussi je veux essayer, et si je trouvais quelque chose ce matin?!», lance-t-il. Il explose de rire, mais derrière son masque jovial se dresse une réalité ouest-africaine peu reluisante: avec son master de droit à l'Université de Nouakchott, il se place dans la classe ultra-privilégiée de ceux qui pourraient prétendre à un travail intellectuel, mais le goulot d'étranglement du monde du travail le maintient au chômage. Les postes sont cooptés par les amis d'amis, la famille, dans un monde fermé... Pour les autres qui se sont inscrits à la fac comme le font les gens normaux: rien. Mohamed Val redoute le déclassement. «Je viens d'un milieu plutôt aisé, comment je peux me maintenir à ce niveau si je n'ai pas de travail?» Alors, c'est l'or.

Quelques mètres plus loin, Salem Bebah fait bonne figure lui aussi, dans son large boubou trois pièces bleu ciel mauritanien traditionnel. Il était parti chercher un puits, il revient vers nous: «Je cherche le bon endroit où m'installer.» Il marche non loin de Nagi Chourfa, propriétaire de nombreux puits à travers le pays, peu avare de récits d'aventures aurifères, et de Mohamed Salem. Les trois évoluent dans ce grand far-west et y cherchent le bon emplacement sans se connaître. C'est le grand objectif de cette journée d'ouverture. «Ceux qui creusent tout de suite profondément n'ont rien compris, explique Mohamed Salem. L'or, ça se fait par étapes, et aujourd'hui c'est la première étape: revendiquer ses parcelles et préparer la suite.» Il a creusé seulement quinze centimètres de profondeur dans trois timides trous sur une parcelle de dix mètres carrés.

Bienvenue dans son royaume : il en a tracé ses propres frontières en dessinant du pied de longues lignes dans le sable comme on délimite un terrain de foot à la plage. «On est là seulement pour prendre nos territoires», répète cet homme charpenté et expérimenté, la suite viendra plus tard... Il réajuste sa capuche. A côté de là, un vieil homme marche au hasard. Il tient un bâton de sourcier en ferraille planté dans une bouteille de soda en plastique vide. «Promis, ça fonctionne, assure le vieillard, ça va se mettre à tourner quand je vais trouver l'or...» Il disparaît vite sous le vent et le sable tandis que le soleil commence à baisser.

À ce moment de la journée, les chercheurs d'or se divisent en deux catégories : les plus capés qui observent, scrutent, chouffent ; et les «orpailleurs du dimanche», dixit Mohamed Salem, qui ratissent la zone au détecteur à métaux – ou au bâton de sourcier, donc. Ces derniers espèrent trouver de l'or alluvionnaire, celui qui se trouve à la surface ou quelques centimètres en dessous.

«C'est le casino halal», explique Nagi Chourfa. Le casino, comme tous les jeux d'argent, sont interdits dans l'islam et l'or, “c'est un peu comme la roulette sauf que c'est autorisé”, continue l'homme, allongé sur son bras droit sous une tente à quelques mètres de son puits où les onze Maliens qu'il a embauchés creusent. Sa ruée à lui a été rapide : fin connaisseur des bons plans qu'on se refile moyennant finance, il n'a pas zoné sous le soleil. À la place, il boit le thé, harangue les visiteurs, observe minutieusement ceux qui s'approchent. Coiffé et rasé de près, il porte une chemise bien repassée et un large boubou nonchalamment froissé par-dessus. Avenant et sympathique, il est du genre dont personne ne se méfie. Nul ne pourrait dire qu'il est le chef sous cette tente. Pourtant, c'est bien lui qui connaît les magouilles et le secteur comme sa poche.

Il y a mille combines pour dribbler son monde mais la principale de la journée tourne autour de la cartographie. De la même façon que l'on se revendait sous la table du saloon du Klondike en 1896 des noms de ruisseaux sur la carte, on se vend en 2023 sous le turban des points GPS de fortes teneurs en or dans la roche. Sur son portable, Nagi Chourfa montre une application où sont répertoriés des dizaines de coordonnées GPS. Dans sa galerie photo, les clichés de documents géologiques qu'il a acquis.

La géographie de Tamaya a longtemps fait saliver les fiévreux: elle fait partie d'un immense terrain où l'un des leaders mondiaux de l'or, l'entreprise canadienne Kinross, a fait de la prospection il y a quelques années. Propriétaires de l'une des principales mines industrielles d'or d'Afrique de l'Ouest, Tasiast, à une vingtaine de kilomètres de là, les Canadiens ont trouvé de l'or à Tamaya mais n'ont jamais transformé le permis de prospection en exploitation.

Le bruit a couru qu'il y avait de l'or ici, mais les autorités, qui ont longtemps gardé espoir dans la possibilité d'une exploitation industrielle, ont interdit aux fiévreux d'y creuser. Ceux qui s'y sont risqués ont été embastillés. Quand Nouakchott a finalement décidé d'ouvrir ce terrain aux petites mains artisanales, faute d’avoir pu trouver des investisseurs, les données de prospection détenues par les géologues de Kinross sont devenues des sésames jalousés.

«Certains employés de Kinross ont commencé à revendre des coordonnées GPS, des profondeurs aurifères... La base de données de Tasiast a été distribuée», explique un employé de Maaden, tenu à l'anonymat par la confidentialité imposée. «Et puis il y a les rumeurs qui circulent, dit-il, que certains dignitaires de l'État auraient aussi des points GPS.» Officiellement, c'est motus et bouche cousue. Dans la région, les non-dits racontent souvent plus que les prises de parole publiques. Alors on raconte autre chose: «J'ai l'œil pour voir l'or affleurer», avance l'un. «L'or? Je le sens», élude un autre. Au royaume de la gentille hypocrisie, personne n'est dupe: les coordonnées GPS sont reines.

Les premiers chanceux du casino halal n'ont pas mangé de ce pain ; ils sont les bienheureux de Tamaya, ceux qui vont faire rêver 40.000 personnes pendant des semaines. Au premier soir, ils étaient deux à avoir trouvé de l'or sur le nouveau site. Ils sont les premiers, les nés-coiffés dont on parle jusqu'aux cafés de Nouakchott. On a trouvé de l'or à Tamaya. Les deux hommes, dont l'anonymat renforcera le mythe, ont découvert le métal précieux dans la nuit du mardi au mercredi.

Le premier, avec un détecteur à métaux, sur le site de l'Ange de la mort, Azraïl: 85 petits grammes, qui suffiront à lui assurer la rentabilité de sa venue. Un autre quelques heures plus tard, quand la lune était haute, avec sa pioche: à un mètre de profondeur seulement, il a trouvé de la roche arrosée d'or, comme on dit ici. Des centaines de personnes se sont attroupées malgré l'heure tardive, le business a repris le dessus. Les propositions ont plu. La plus intéressante? Un 4x4 V8 Prado et six millions d'ouguiyas, environ 16000 euros, pour acheter le futur puit sans aucune certitude qu'il soit intéressant. Le chanceux du soir a tout refusé, sûr de sa bonne étoile.

2. Le périple

Mohamed Abdelneby ne lâche jamais des yeux son enveloppe en papier kraft maintenant bien froissée après deux ans à l’avoir trimballée de gauche à droite. Soigneusement pliée en deux, posée sur une étagère de la cuisine où il travaille, elle contient trois documents: sa carte d'identité tchadienne, sa fiche d'adhérent au club de football de N’Djamena de deuxième division Stars Jeunes Talent, et un accusé-réception d'une demande de bourse qu'il a envoyé à l'ambassade américaine au Tchad.

Il ne parle pas d'or quand on entame la discussion. À 18 ans et et 1,92 mètre, il est défenseur au foot, raconte le dernier match de Liga avec enthousiasme, tout en servant le thé –à la mode soudanaise avec clous de girofle, gingembre et une large dose de sucre– aux clients. Mohamed Abdelneby est arrivé il y a un mois après un long périple à la recherche de la bonne opportunité footballistique, et désormais aurifère. Il n'a pas encore été sur un site d'orpaillage. Il n'était pas sur place mardi 21 février quand les fiévreux se sont rués: trop occupé à préparer les thés. «Je gagne 2000 ouguiyas par jour, au moins, c'est ça de pris.» 2000 anciens ouguiyas, c'est 5,4 euros.

Comme des centaines de milliers d'autres jeunes optimistes au Sahara, il a pris la route en espérant trouver de l'herbe plus verte ailleurs. S’il y a une dizaine d’années, la mode était à «l'aventure» –comme on appelle en Afrique de l’ouest la migration vers l'Europe–, les jeunes Sahariens se tournent désormais vers l'or. Les vidéos des ghettos libyens de migrants et les mille naufrages en Méditerranée ont tempéré l'enthousiasme de beaucoup d’entre eux qui voient dans cette nouvelle migration, d'est en ouest, de l’espoir et surtout, moins de risques. Depuis la découverte de l'or au Sahara, «une nouvelle forme de migration a fait son apparition entraînant l'arrivée sur le territoire (nigérien) de plusieurs dizaines de milliers de personnes attirées par ces nouvelles opportunités économiques», détaillaient en 2022 les autorités régionales du nord du Niger.

Depuis le Soudan jusqu'en Mauritanie, une migration intra-africaine s'est mise en place dans l'ombre du médiatique flux migratoire Afrique-Europe.  Les frontières au Sahara sont de papier, le contrôle des États sur ces espaces désertiques, absent, et les rares postes-frontières, évitables, si tant est qu'on ait un bon chauffeur. Aucun acteur, étatique ou international, n'a pu jusqu'à lors établir une comptabilité précise du nombre de prospecteurs qui migrent dans le désert à la recherche de l'or. «On ne sait pas qui est qui, sur les sites d'orpaillage du Tibesti, disait en juin 2022 le président du Tchad, Mahamat Kaka Déby. Qui sont les Tchadiens, qui sont les étrangers, mais ce qu'on sait, c'est qu'il y a beaucoup d'armes dans ce coin.»

Restent des indicateurs faibles, qui permettent d'esquisser l'ampleur du phénomène: ce maire d'une commune rurale du nord du Niger, d'une population de quelques centaines d'habitants à l'année, qui affirmait en 2014 avoir vu débouler 13000 personnes en deux semaines après qu'on y ait trouvé de l'or, puis 30000 au bout d'un mois. Ou bien les expulsions des sites du nord du Tchad, plusieurs dizaines de milliers en quelques semaines en 2018, selon les autorités. Ces estimations se recoupent plus ou moins autour de quelques dizaines de milliers d'orpailleurs sur chacun des principaux sites d'orpaillage sahariens. Et des sites, il y en a des centaines.

Ces migrants de l'or partent de chez eux avec un baluchon, des rêves plein la tête et un peu d'argent en poche. Dans les villes de l'or, les camps de base comme Chami où les propriétaires de puits dans le Sahara viennent embaucher leur main-d'œuvre, ils atterrissent dans les restaurants de leur communauté. À Tabelot au Niger, les deux principaux restaurants de la ville sont tenus par des Soudanais. À Arlit, toujours au Niger, le bar Eldorado est tenu par des Tchadiens. À Gatroun en Libye, une case de passage accueille les Nigériens. À Chami, c'est le Café Soudan, un restaurant tenu par un Mauritanien mais dirigé par des Soudanais, qui est le point de rendez-vous. Ils sont une cinquantaine ici, moyenne d'âge 25 ans, à siroter les cafés que leur prépare Mohamed Abdelneby en attendant que le vent se mette à souffler dans leurs voiles d'espoir.

Du Tchad, il ne retient que le club Stars Jeunes Talents qui lui a donné l'envie de se mettre sérieusement au foot. Sûr de son talent, il pense qu'il vaut mieux que la D2 tchadienne ; un ami lui parle des clubs maliens où des recruteurs européens viennent chercher les futurs cracks de demain. C'est décidé, on part à Bamako. Les deux compères sautent dans le bus, direction le Mali et le Stade du 26-Mars, stade national à Bamako. Mais les rêves de clubs européens s'effacent au fur et à mesure que les mois passent. Son ami l'abandonne, un autre compatriote rencontré par hasard lui parle de la Mauritanie, et de l'or qu'on y trouve. «Alors, je suis venu chercher un peu d'argent ici», raconte le jeune homme en martelant qu'il n'a pas abandonné ses rêves footballistiques. 

Alors qu'il parle en s'agitant au milieu de la cuisine, un second jeune homme, l'air endormi, vient commander un café. Adam Mohamed vient de se réveiller d'une sieste. Il était avachi dans la salle attenante, un large salon sans autre meuble que des épais tapis. Un grand écran de télévision est branché sur Al-Jazeera, la chaîne qatarienne. Cet après-midi de février, tandis que le soleil tape sur la rue de sable, les creuseurs en devenir n'ont rien d'autre à faire qu'être devant le foot. C'est jour de compétition: la Juventus de Turin affronte le Football Club de Nantes. 

Sous l'écran de télévision, trois prises électriques sont prises d'assaut par des chargeurs de portable. Le jeune Adam Mohamed, 18 ans, a récupéré son café, s'est réinstallé devant la télévision. Le match tire à sa fin, défaite de Nantes, un ami l'apostrophe de dehors. Un ballon a été sorti et fuse. Les joueurs ont tous moins de trente ans, sont tous originaires du Darfour soudanais, et ont tous traversé le Sahara d'Est en Ouest depuis plusieurs années à la recherche d'or.

Il y a Ahmed Khalid, dont l’aventure saharienne a été ponctuée de quelques arrêts, pour travailler, en Libye ; le chanceux Kader Adjeili qui, comme de plus en plus de fiévreux soudanais, décide de tout investir dans un billet d’avion ; Mohamed Abdelneby, qui a lâché sa théière pour l’occasion, et Abdou Mohamed Abdullah.

Grande perche de quasiment deux mètres, peu habile avec ses pieds, ce dernier vient des périphéries d'Al-Fasher, capitale de la province du Darfour où la guerre fait de nouveau rage depuis avril. Depuis 2019 qu'il a quitté la famille, il n'a jamais arrêté d'errer de site d'orpaillage en site d'orpaillage. Sur les cinq mille kilomètres qui séparent le Soudan de la Mauritanie, le jeune homme de vingt-six ans n'est jamais monté que sur des pick-ups, se dirigeant à travers le désert au gré des points GPS. «C'est le moins cher, des voitures et des camions circulent tout le temps dans le désert entre les différents sites», dit-il. 

Les voyageurs hèlent le conducteur, négocient un prix, et viennent s'entasser dans les carlingues souvent déjà très chargées. Pour 50000 francs, 70 euros, vous pouvez parcourir des centaines de kilomètres à l’arrière d’un véhicule si tant est que vous ayez de quoi vous protéger du sable. Pour Abdou Mohamed Abdullah, la garde-robe se résume à un pantalon gris effilé, des tongs noirs rongées par le temps, une courte chemise de fripe en flanelle à manches courtes, un long manteau noir typique des années 1990 et un petit bonnet rouge à la mode Cousteau.

Quand il était sur le site d'Ouraban, dans le Darfour soudanais, où il a commencé à creuser dès ses 16 ans, un propriétaire lui a parlé des sites dans le Tibesti tchadien. «Il nous a proposé de partir travailler sur ses puits, c'était à quatre jours de voyage en partant du site où nous étions.», dit Abdou Mohamed Abdullah. Toutes les histoires de migration aurifère commencent ainsi.

Durant six mois, il a travaillé sur les sites de Kouri Bougoudi, sur la frontière entre le Tchad et la Libye. Faute d'une sécurité suffisante, il repart. Il se trouve avec des compères un véhicule qui peut les emmener à Gatroun, ville-étape dans le sud de la Libye, vers le Niger. Il y entendent parler des sites nigériens, Djado et Tchibarakaten... Hop, un nouveau véhicule, et ça repart.

A Tchibarakaten, les Touaregs sont les maîtres. «En fonction des endroits, des communautés gèrent plus ou moins le terrain et les sites», raconte-il. Le Sahara est divisé en mille zones d'influence communautaires que celles-ci tentent envers et contre tout de faire prospérer de diverses façons depuis que le nomadisme de transhumance du bétail ont commencé à péricliter. Le Sahara est un carrefour entre une dizaine de pays où le commerce et les trafics sont les piliers de l'économie locale. 

Le triangle frontalier entre Libye, Tchad et Niger est une zone où les Toubous sont majoritaires, tandis que les montagnes de l'Aïr et la frontière algéro-malienne sont davantage habitées par des Touaregs. Dans le nord du Darfour soudanais, de nombreux Arabes sont établis tandis que le Sahara mauritanien comme le nord-ouest malien sont une zone d'influence de Maures parlant le hassanya.

Dans un de ses livres, l'écrivain mauritanien Beyrouk raconte ce personnage griot dans le désert maure qui doit s'exiler à Tombouctou. Les gens sont différents, la culture est différente, la langue est différente ; on se regarde en chien de faïence. «Le désert est en constant mouvement, avant c'était les caravanes de sel et les convois vers la Méditerranée, aujourd'hui ce sont les hommes à la recherche de travail», m’a dit l'écrivain, rencontré à Nouakchott.

Abdou Mohamed Abdullah continue: Mali, Algérie, et enfin Mauritanie, où l'on discute. Il est attablé au Café Soudan de Chami, à attendre d'aller creuser sur le nouveau site de Tamaya. Pour y passer le temps, on se raconte les histoires de réussite d’autres gens, en se disant qu’on pourrait être à leur place. On se raconte aussi, à grands renforts de cigarettes, les meilleures situations loufoques du long trajet. Pour Adam Mohamed, le siesteur, le voyage depuis le Soudan ressemble à un road-trip entre amis (il a voyagé avec un pote, depuis le Niger) fait de selfies à l'arrière de véhicules en plein désert, sourires aux lèvres, les mains jointes en signe de Jul – sa musique est arrivée jusqu’au Sahara. «Il y a le danger à toutes les étapes c'est sûr, mais je n'ai jamais eu de problème moi, à part perdre mes papiers au Mali...", dit-il, avant d'ajouter en riant: "De toute façon, ils ne servent pas beaucoup ici.»

Ahmed Khalid est assis à côté, écoute et opine du chef à mesure qu’Adam Mohamed raconte ses histoires. Timide, chemise à carreaux boutonnée jusqu’au cou, l’ado de 20 ans n'a pas autant de bons souvenirs de son voyage. il a quitté le Soudan en 2020 ; depuis, il est dans le Sahara à la recherche d’or.

Il raconte étape après étape une migration aurifère qui a échoué, mais il est toujours là. Le seul bon souvenir? Avoir fait le trajet Gao-Tombouctou, au Mali, dans une pinasse sur le fleuve Niger, majestueux serpent qui slalome dans toute la région, parfois entre les dunes. Parenthèse refermée. Ahmed Khalid ne rentrera pas au Soudan avant d'avoir gagné de quoi construire une maison. Sinon, quel intérêt d'être parti?

Aux parents, ces jeunes orpailleurs n'ont pas parlé des problèmes, seulement des rêves de fortune, de club européen pour certains, de maisons promises pour d'autres. Pour Mohamed Abdelneby, ce sera le foot, c'est sûr. Mais s'il a accepté de travailler à la cuisine du Café Soudan, c'est aussi qu'il a peur des trous, de leur profondeur et de la poussière qui y règne. «Mes entraîneurs m'ont toujours dit que j'avais un excellent souffle, et si je le perds en avalant trop de poussière?», demande-t-il avec la naïveté presque enfantine de l'honnêteté.

3. Le détecteur à métaux, la poêle aux oeufs d'or du Sahara

On n'aurait pas été surpris dans la rue principale de Chami de tomber, au coin d'un immeuble, au milieu des innombrables boutiques d'équipement aurifère, sur Samuel Brennan. La rumeur dit que c'est lui qui a été l'homme le plus riche de Californie à l'heure de la ruée vers l'or en 1848: un simple vendeur de pioches. A 27 ans, il quitte son Maine natal pour s'installer à San Francisco où il lance le California Star, premier canard de la place. Las! Ses employés l'abandonnent quelques mois plus tard dès qu'on leur vend le rêve de l'or au bar. Le jeune Samuel s'interroge: doit-il se ruer lui-aussi, ou peut-il profiter du chaos en ville? Il décide d'investir tout son compte en banque pour racheter en quelques mois le stock entier de pelles et de pioches de San Francisco. Il se crée un monopole. En quelques mois, la revente au détail du matériel soigneusement acquis a fait de lui l'un des hommes les plus riches de l'Ouest américain.

Dans le vaste Sahara, une région déjà en proie à tant de défis sécuritaires et économiques, d'où vient l'argent des mille pick-ups? D'où viennent les dix mille marteaux piqueurs que l'on entend rugir au milieu du désert, et où trouve-t-on les cent mille pioches qui retournent le sable? Tout semble apparaître d’un coup de magie dans le désert, y compris les hommes. A l'inverse de la ruée américaine, les articles sur la ruée du 21 février se comptent sur les doigts d'une main. Comme si ce qu'il se passe dans le désert reste dans le désert.

Dans les rues de Chami, Salem Bebah court entre les boutiques. Il ne cherche pas le fantôme de Samuel Brennan mais son matériel pour retourner au plus vite sur zone. La première journée de Tamaya a pris fin, la ruée du premier jour a laissé la place à une seconde phase: l'achat du matériel et l'embauche de creuseurs. «Je dois tout acheter aujourd'hui et y retourner, sinon on me volera mes puits», lance-t-il à la volée en filant d'une échoppe à l'autre.

Mohamed Salem a passé deux jours à débattre bruyamment sur les sites de Tamaya avec d'autres petits propriétaires, du trou d'ici et du puits de là. N'ayant abandonné ni sa capuche ni sa verve, il pense à la suite. Finalement il a trois endroits qu'il est prêt à défendre becs et ongles contre ceux qui viendraient les contester: deux sur le site du «Regretté» Mahroum et un à «Graviers». Il a sauté sur un pick-up – il n'a pas de véhicule à lui, «trop cher alors que pour quelques billets je peux monter à l'arrière d'un véhicule» – et a repris la route de Chami pour chercher, lui aussi, matériel et employés.

Il raconte sur la route le monde de ceux-là, «parallèle au vrai», qui tient debout, dit-il, tant que les équilibres sont respectés. «Si vous ne comprenez pas la répartition, vous ne comprendrez pas l'or», commence-t-il. La répartition, ce sont les revenus de l'or pour les ouvriers et les investisseurs: un camembert divisé en trois. Un premier tiers pour le propriétaire, qui doit en contrepartie prendre en charge le matériel et la nourriture, un tiers pour le creuseur au fond du trou, et un tiers pour l'épargne future et les désagréments de l'économie – rachat de matériel cassé, investissement dans de nouvelles machines, imprévus.

C'est la sacro-sainte règle universelle dans le monde de l'orpaillage saharien qui n'est écrite sur aucun contrat ni bout de papier: seule la parole compte. Et qu'importe si le propriétaire est un entrepreneur sérieux ou véreux, un groupe jihadiste affilié à Al-Qaïda qui a mis la main sur un site d'orpaillage, ou un groupe armé de bandits qui impose sa loi. Les pourcentages sont plus ou moins toujours de l'ordre de trente pour cent. Parfois c'est vingt-cinq, voire vingt-deux pour l'ouvrier, mais c'est rare. Ce sont les propriétaires des puits qui embauchent les creuseurs, dans des endroits comme le Café Soudan, ou devant les centres de traitement. 

Nagi Chourfa, le vieux briscard de l'or mauritanien qui a toujours un coup d'avance, n'a pas attendu de sécuriser ses puits pour amener ses équipes. Tandis que Chami est bondée de propriétaires, il sert tranquillement le troisième thé de la journée sous sa tente de Tamaya. Pour lui, le travail a déjà commencé: il a pris les devants en faisant appel , avant la ruée,  à Kassim Coulibaly, orpailleur chevronné avec des années d'or au compteur, pour qu'il lui trouve des équipes d'ouvriers avant même qu'il ne sache où il faudrait creuser. Ce matin, son puits principal fait déjà plusieurs mètres de profondeur, et une dizaine de jeunes hommes, vingt-cinq ans maximum, se relaient à tour de rôle à la pioche. Ils sont jeunes et corvéables, se satisferont de quelques grammes d'or comme salaire.

Autour du puits en devenir où vole le sable et bientôt la terre qui est dessous, Kassim Coulibaly donne des ordres à ses hommes. Il râle, dit qu'il aimerait bien des contrats écrits, mais comprend bien que ça n'est pas la norme. Les papiers, ça n'a jamais été son fort. Rien ne prédestinait ce Malien à se tourner vers l'or, et encore moins en Mauritanie: il a fait partie des milliers de Ouest-africains à tenter leur chance en Europe. Il a atterri à Paris en 1999, dans la seconde ville où il y a, selon la rumeur populaire, le plus de Maliens au monde après Bamako: Montreuil. Sans-papiers, il a trouvé un petit boulot, puis un autre, avant de commencer une aventure de forçat sous terre (déjà!) en se faisant embaucher (au black, évidemment) dans une entreprise d'entretien des métros parisiens.

«On travaillait de nuit quand les Parisiens dorment. On descendait dans les stations, on réparait ce qu'il y avait à réparer, et on était reparti avant même que le premier métro ne redémarre», raconte-il devant un puits d'orpaillage au milieu du Sahara dans le centre-ouest de la Mauritanie. Deux mondes différents. Kassim Coulibaly ne regrette pourtant pas d’avoir tenté son premier rêve, migratoire, que poursuivent des milliers de Ouest-Africains, nés dans des pays à l'économie moribonde où les lendemains sont mille fois plus gris que les ciels éclatants. «Au bout de huit ans, les délais d'obtention de carte de séjour devenaient longs pour moi, et je ne gagnais pas tant que ça. Alors j'ai été dans la première agence de voyages, à Montreuil, je leur ai demandé le prochain avion pour Bamako.»

C'est le second rêve de la région, jaune et souterrain, qui a pavé sa route vers le succès. «Je gagne beaucoup plus ici», dit-il, allure frêle mais regard d'acier quand il fronce les sourcils en criant sur ses ouailles. Cocasserie de la vie, les quatre kilos qu'il a trouvé sous-terre en 2020 lui ont permis... d'envoyer son fils étudier en France. Légalement, lui.

Tandis que la faconde malienne de Kassim rythme les coups de pioches des ouvriers, Nagi Chourfa est retourné sous sa tente avoisinante. Un nouveau thé est servi. Il parle de son matériel comme de ses enfants. Son détecteur de métaux favori? Le GPZ-7000 de l'entreprise australienne Minelab, leader mondial du marché. «Je l'ai acheté en 2016 au Texas à 12.000 dollars, auquel il faut ajouter le dédouanement ici. C'est vrai qu'il m'a coûté cher... Mais c'est le plus efficace, de loin, avec le Gold Monster-1000», raconte-il.

Sans détecteur de métaux, pas de ruée. Il fut l'outil central de la grande course à l'or à ses débuts en 2009 - l'or découvert au Sahara a longtemps été alluvionnaire avant que la ruée n'oblige les fiévreux à chercher en profondeur. On le trouve de toutes les couleurs, de tous les formats: grosse poêle à frire, petite, long manche, court, casque d'écoute ou haut-parleur… «On les faisait venir du Soudan, du Niger jusqu'à la Mauritanie, des commerçants soudanais avaient monté un business», raconte le vieux Sadeck, vieux commerçant, la soixantaine, trois dents tombées il y a des années, un œil en moins, vétéran du Sahara, le genre qui a tout vu tout vécu depuis qu'il est né. Comme tous les filous, il s'est mis à l'or quand celui-ci a été découvert en Mauritanie en 2014. Il revendique, sans qu'il soit possible de le vérifier, d’être le premier à avoir importé une machine depuis le Mali voisin.

Le détecteur le plus connu est celui que Nagi Chourfa montre à qui veut le voir, le GPZ-7000, mis en circulation le 16 février 2015 par Minelab qui estimait alors qu'il était le «détecteur d'or le plus avancé au monde». L'entreprise canadienne a spécifiquement créé ce modèle ainsi que le Gold Monster pour le marché africain après avoir découvert l'immense potentiel à la fin des années 2000. À l'époque, la petite compagnie australienne est déjà leader du marché mondial des détecteurs – une niche – autant pour des usages professionnels et militaires que de loisir. Elle vient d'être rachetée par le groupe Codan, un grossiste australien de matériel de communication militaire qui veut se diversifier dans le matériel de déminage et de détection à métaux. Le grossiste veut accentuer les profits: la production en Irlande est délocalisée en Malaisie, et l'entreprise doit chercher de nouveaux marchés.

Coup de chance! En 2010, la désormais filiale Minelab est contactée par un revendeur à Dubaï qui évoque des opportunités au Soudan. La ruée vers l'or saharienne vient d'y commencer. Minelab essaie de rentrer sur le marché avec ce seul revendeur. «C'était une époque où des Soudanais venaient avec des photos sur leur portable d'un détecteur de métaux pour l'acheter, ils ne savaient rien de plus et nous, on ne produisait pas beaucoup», dit Mark Wellington, directeur général pour le Moyen-Orient et l'Afrique de Minelab. Quelques mois plus tard, il y a rupture de stocks mondiale de détecteurs de métaux: le marché soudanais est en train d'exploser. Des détecteurs à 4000 dollars se revendent 30000 sous le manteau, et l'entreprise affiche une croissance à trois chiffres.

Depuis Adélaïde, siège de la compagnie, on garde la tête froide, et surtout on se demande: comment optimiser ce filon en or massif? Il suffit d'un an à Minelab pour ouvrir un bureau à Dubaï, plaque tournante de l'or africain, et chercher des revendeurs dans chaque pays du Sahara. Résultat : à chaque fois que la ruée s'est emparée d'un nouveau pays saharien, Minelab était sur le coup: «En janvier 2016, nous avions 8000 détecteurs GPX dans notre entrepôt ici à Dubaï quand la ruée a commencé au Tchad. Notre stock a disparu en 10 jours! Ils venaient jour et nuit au dépôt, ça ne s'arrêtait jamais», dit Mark Wellington.

Entre la ruée soudanaise en 2009 et celles au Tchad et au Niger en 2013 et 2014, l'entreprise passe par une période de turbulences. Son service après-vente est harcelé de dizaines de machines défectueuses revenues que l'entreprise ne reconnaît pas comme les siennes, même si elles portent son logo. Une drôle d'histoire chinoise. Le patron de Codan reçoit un coup de fil des services de renseignement australiens: l'entreprise est la cible de hackers. Un employé de Codan, en voyage d'affaires en Chine, s'est fait pirater ses données quand il s'est connecté au réseau wifi de son hôtel. Les plans des détecteurs ont été copiés: le Sahara et ses perspectives ont fait des jaloux chinois! Des milliers de faux détecteurs de métaux Minelab ont commencé à inonder le marché saharien à cette période, forçant la compagnie à réfléchir à une contre-offensive. «On a travaillé main dans la main avec les polices chinoises et de Dubaï, qui ont pu faire de nombreuses descentes là-bas et ici, dit Mark Wellington en téléconférence avec Les Jours depuis Dubaï. En 2016 la police dubaïote a saisi et détruit pour neuf millions de dollars de faux détecteurs de métaux.»

Retour en Mauritanie, où le vieux Sadeck, avachi sur un canapé de Chami, comme Nagi Chourfa sous sa tente de Tamaya, ne tarissent pas d'éloges sur l'importance des détecteurs mais, préviennent-ils, le marché est en train d'évoluer. Le détecteur a permis de trouver les pépites à la surface, il a été un marqueur déterminant des débuts, racontent les deux lascars, mais le marteau-piqueur l'a vite remplacé. Celui-ci, branché sur un générateur, permet de suivre le filon en profondeur. Le rugissement du marteau et le grondement perpétuel du groupe tranchent avec le calme olympien du désert Ensemble, les deux machines ont créé une ambiance sonore omniprésente qu'on retrouve sur chaque site d'orpaillage saharien. «C'est le son de l'or qui arrive», sourit Mohamed Salem.

4. Chami la mystérieuse

Le contraste entre la mairie de Chami, vide, et la ville, qui grouille de monde, est saisissant. Il n'y a guère ici que le large drapeau mauritanien qui trône en haut de son mât, dans la cour, et un petit écriteau installé sur le mur d'enceinte, dehors, pour annoncer le bâtiment officiel. À l'intérieur, les pièces sont vides et le sable a déjà passé le pas de la porte. Le bureau est minimaliste: une large table de travail, vierge, un portrait du président Mohamed Ould El-Ghazaouani accroché au mur, et quatre chaises pour les éventuels visiteurs. Rien de plus pour Limam Ould Sidi, le maire d'une des villes les plus importantes de la Mauritanie d'aujourd'hui, et surtout de demain.

Chami est une de ces villes qui paraissent sorties d'un vieux film muet en noir et blanc. Charlie Chaplin danserait au milieu de la rue, comme dans son film de 1925, que ça n'ajouterait pas grand-chose à l'irréel. Plantée au milieu du rien, dans le désert mauritanien à mi-chemin entre les capitales économique et politique Nouadhibou et Nouakchott, elle est la capitale saharienne de l'or. Il n'y a aucune autre ville dans le grand désert qui, comme Chami, s'est construite autour de l'or. 

On trouve bien Gatrun, en Libye, Tinzawatene au Mali, Djanet en Algérie  ou Arlit, dans le nord du Niger, qui sont des passages quasi-obligés de la migration de l'est vers l'ouest des fiévreux, mais elles précèdent de loin l'arrivée de l'or. Surtout, elles ne sont que cela, des points de passage, alors que Chami est le camp de base, la ville où tous les prospecteurs se rendent et investissent. C’est la ville la plus proche des puits où ils y achètent leur matériel, chouffent les bonnes affaires, se reposent après des semaines de creusage. Lundi 20 février 2023, veille de la ruée vers Tamaya, des dizaines de milliers de gens s'y sont affairés jusque tard dans la nuit.

Il faut imaginer la ville, poussiéreuse et venteuse. Du plastique en boule vole au gré du zef permanent. Des imposants bulldozers et autres tractopelles, sur lesquels sont scotchés un prix, attendent d'être achetés ou loués. Ce lundi 20 février, le seul goudron de Chami, la Route nationale 2 autour de laquelle s'est construite la ville, était bouché. Des files d'attente de dizaines de pick-ups se dessinaient dans la nuit tombante, faisant la queue devant les stations-service de la ville, prises d'assaut. Elles sont le cœur névralgique de la ville: sans essence pour alimenter l'indispensable et polluant groupe électrogène, impossible d'être autonomes sur le site d'orpaillage, et donc d'y rester. Alors les conducteurs remplissent leur réservoir et des dizaines de bidons de cinquante litres entassés à l'arrière.

Passée l'excitation de la ruée, les stations sont restées un point de rendez-vous particulièrement fréquenté. Dans la principale de Chami, un vendeur de thé à la sauvette tente sa chance auprès des minibus de transport de passagers qui viennent d'arriver en ville ; ils amènent encore de nouveaux fiévreux, tandis que poireautent déjà à quelques mètres de là des dizaines d'entre eux qui attendent d'être embauchés. Ils sont des ombres qui font les cent pas dans la ville, ils espèrent qu'un propriétaire comme Salem Bebah viendra, aujourd'hui ou demain, leur proposer du boulot. Certains attendent des semaines sans résultat. Salem Bebah, lui, vient de finir sa tournée des boutiques où le calme est peu à peu revenu après l'excitation des premiers jours. Chez Mohamed Lemine, un boutiquier majeur de la place à l'imposante moustache, il a pris une pioche et une bâche. Dans le magasin d’à côté, le propriétaire n'a pas encore de stock. «Les gens d'ici courent après un rêve, commente ce dernier, après coup. Je suis arrivé il y a deux jours en ville après plusieurs mois sur les sites. J'ai déjà perdu beaucoup d'argent là-bas, j'ai loué ce petit local pour essayer, peut-être que je gagnerai plus ici.»

Il faut remonter vingt ans en arrière pour comprendre comment l'or a façonné à son image cette fourmilière de ville. «Au commencement, il n'y avait que 54 habitants et un puits», commence dans son bureau le maire Limam Ould Sidi à la manière d'un conte pour enfants. La cinquantaine, élégant boubou sur les épaules, il fait partie des familles fondatrices de Chami. «Il y avait seulement un campement nomade, qui s'occupait du puits où des troupeaux de la région venaient chercher de l'eau, et un village de pêcheurs, Imraguen.» Ils sont une petite communauté qui habite dans cette région de la Mauritanie, au bord de l'eau, et vit des recettes de la pêche. 

En 2005, la RN2 est ouverte pour rallier Nouakchott à Nouadhibou. Quatre ans plus tard, en 2009, le général Mohamed Ould Abdel Aziz est élu président et veut créer des villes dans le désert: son héritage pour la Mauritanie, pense-t-il. Il en faudra une sur cette nationale, c'est sûr. Avant que l'administration ne se décide où la placer, un homme d'affaires, Mohamed Ould Bouamatou, a entre-temps flairé le bon coup et a ouvert le long du goudron de la nationale la Gare du Nord, un restaurant-relais-station essence-épicerie pour les voyageurs qui effectuent le voyage de 450 kilomètres. Il se brouille avec le président, devient opposant, est forcé à l'exil. La Gare du Nord est toujours là, sans train ni rail, mais avec des bons plats et du gasoil.

La rumeur à Nouakchott veut que leur brouille soit à l'origine de la naissance de Chami: on ne peut pas créer une ville là où son principal adversaire politique va gagner de l'argent. Alors, on regarde une cinquantaine de kilomètres plus loin. Le puits de Chami attire l'attention. C'est décidé! En 2012, la première pierre est posée et deux ans plus tard, Chami est officiellement une ville. Limam Ould Sidi prend la mairie, le petit bled commence à pas de tortue son expansion à coups de plans d'urbanisation. Et puis l'or est arrivé…

«Un jour de 2016 a commencé la fièvre de l'or, raconte le maire. On s'est réveillés très tôt, on a vu des centaines de véhicules arriver, on n'était pas prévenus. Ils venaient de partout. En quelques mois la ville a grossi de manière pas très organisée, et ça continue aujourd'hui, mais il n'y a pas le choix: il faut s'adapter. L'essentiel pour nous, c'est la façon dont on peut cohabiter avec cette nouvelle réalité qui apporte de la pollution, des déchets. Imaginez lundi [20 février, la veille de la ruée, ndlr], 40000 personnes sont arrivées ici. Chacun boit deux ou trois sachets d'eau en plastique d'eau et les jette par terre quand ils sont vides. Ça fait plus de cent mille sacs plastique en une journée...»

Chami ressemble à Dawson City, le camp de base éphémère de centaines de milliers d'orpailleurs en 1898 dans le Yukon, l'actuel Canada: une ville champignon autrefois camp de pêcheurs où s'articulent autour d'une route principale des commerces, des restaurants, des points de vente d'or, des bordels. Tout a commencé par un article dans le Seattle Post-Intelligencer, le 17 juillet 1897: «Latest news from the Klondike: Gold! Gold! Gold! Gold!» La masse s'y est ruée. C'est aussi à Dawson City qu'est née la fortune des Trump: Fred, le grand père de Donald, y a ouvert un restaurant-motel, The Artic, qui devient vite hôtel de passe.

En Mauritanie l'État est islamique, l'alcool interdit et la prostitution, n'en parlons pas. Mais Chami est une ville à part. Des portes de chambres peuvent s'ouvrir moyennant finance. Dans ce restaurant ivoirien où l'on mange du poisson braisé et de l'attiéké (l'accompagnement traditionnel de Côte d'Ivoire, à base de manioc), cinq femmes ouest-africaines parlent anglais entre elles. Personne ne parle anglais dans le désert. L'ambiance n'est pas mauritanienne, des casiers à bières sont cachés sous le comptoir, quelques hommes fument la chicha, et surtout, aucune des femmes n'est d'ici. «Je sais dire deux mots en arabe hassanyia, dit la tenancière, ivoirienne, dont nous tairons le nom. “Viens” et “1000 ouguiyas”.» 1000 anciens ouguiyas, ça fait 2,7 euros. Devant la porte de l'établissement, malgré la chaleur qui monte en début d'après-midi, une jeune femme non voilée est assise à l'ombre. Un jeune homme noir vient s'asseoir à côté. Le commissariat n'est qu'à une centaine de mètres mais elle ne se cache pas.

Chami est à la fois un village où tout se sait et une ville où les étrangers peuvent vite trouver leur place: ils y sont plus nombreux que les autochtones. Par terre dans le sable, on trouve un valet de cœur ici, un neuf de pique là ; des cartes de jeu déchirées sans doute jetées là par des parieurs malheureux. Le vieux Heitani Mohamed, cinquante-quatre ans, conseiller municipal de Chami situé à une trentaine de kilomètres, est inquiet: «Beaucoup de familles d'ici ont quitté la ville depuis que l'or est arrivé.» Il y a déjà eu la spéculation immobilière, raconte l'homme: voyant que la croissance de Chami était aussi rapide, beaucoup ont acheté des terrains en prévision, et les loue «aux gens de l'or» au mois. Nagi Chourfa, le vieux briscard de l'or croisé sur le site de Tamaya, en est: après avoir construit une maison à Chami, il la loue au mois à des commerçants soudanais de pelleteuses. Au mois, la chambre peut se louer 20000 anciens ouguiyas le mois, une cinquantaine d'euros.

La ville a été défigurée. L'immense centre de traitement, où tous les minéraux extraits des puits de creusage sont amenés pour y être broyés et traités, l'a marqué au fer rouge: c’est une parcelle de 42 hectares au-dessus duquel la poussière vole en permanence. Certes, il est en bordure de ville mais il paraît en être devenu le nouveau cœur névralgique. On croirait une usine à ciel ouvert, une sorte de carrière, dont le bruit assourdit le passant.

Toute la roche de Tamaya et des sites d'orpaillage alentour y est transformée: elle est broyée, puis traitée dans de larges bacs d'eau remplis de mercure. Ce métal rare, nocif pour la santé humaine et interdit dans l’Union européenne depuis 2017, permet de séparer l'or du reste. Une fois traité, l'amalgame final or-mercure est brûlé au chalumeau à 500 degrés, la température d'ébullition du mercure qui le fait s'évaporer, pour ne laisser que l'or. Ce que l'histoire ne dit pas, c'est que ce mercure attaque et pollue tout: les hommes autour, les vêtements, le sable à terre, les bâtiments. Chami a en son cœur une machine à polluer énorme, qui pour l'instant n'inquiète que les scientifiques. Les travailleurs des centres de traitement sahariens manient le métal avec décontraction et sans protection. Ils viennent en majorité du Soudan «en raison de compétences qu'ils sont les seuls à avoir, nous, on ne sait pas faire ça», dixit Nagi Chourfa.

Les autorités l'assurent: pour l'instant, aucun cas de complications liées au mercure n'a été décelé. Mais pourquoi alors veulent-elles déménager le centre de traitement à une cinquantaine de kilomètres de la ville? «On entend les préoccupations mais on manque de données sanitaires claires pour pouvoir trancher sur la dangerosité de l'utilisation du mercure», dit le maire Limam Ould Sidi. La préoccupation principale est davantage à ses yeux de s'occuper d'une pollution visible, le plastique notamment, pour préserver sa ville. Il prévient: «Si on ne s'en occupe pas, tout finira au PNBA» , le Parc national du Banc d'Arguin, un écosystème unique au monde alliant les caractéristiques marines et sahariennes, particulièrement connu pour être un point de passage essentiel pour certaines espèces d'oiseaux migrateurs et nicheurs. En face de sa mairie, sur un terrain vague, trois excavatrices sont à louer, indiquent autant de pancartes en carton scotchées dessus. C'est M. Le Maire, indiquent deux sources anonymes à Chami, qui en est le propriétaire. À Chami décidément, tout le monde fricote avec la fièvre de l'or.

5. La grande attaque du pick-up d'or

Que s'est-il passé le dimanche 9 avril 2023, à sept heures du matin, quand des coups de feu ont retenti dans la passe de Taghraba, sur la piste entre Arlit et le site d'orpaillage de Tchibarakaten, au milieu du Sahara dans le nord du Niger? Pendant plusieurs heures, rien n'a filtré: il fallait que les rescapés puissent atteindre le réseau téléphonique pour donner l'alerte. «Attaque sur convoi d'orpailleurs, des blessés et des morts»: les premiers messages laconiques ont commencé à circuler sur les messageries WhatsApp sahariennes en début d'après-midi. Puis des photos, dans la soirée, montrant des corps sans vie de soldats nigériens à l'arrière d'un pick-up. Irreconnaissables sous leur uniforme maculé de sang, dans un véhicule blanc criblé de plusieurs balles. Rien de plus.

L'attaque, qui a fait grand bruit au Niger, a inquiété: est-ce que l'or est en train d'impacter la sécurité dans le nord du Niger ? La région était jusqu'alors réputée calme en comparaison à la turbulente Libye voisine, au Tchad empêtré dans des querelles meurtrières entre l'armée et des groupes rebelles dans son septentrion, et au Mali en conflit ouvert depuis plus de dix ans. Ce carrefour central du Sahara, route séculaire de commerce et de migration, a été le théâtre d'une multiplication des attaques de bandits ces dernières années. Il ne reste au Sahara guère que la Mauritanie et l'Algérie où les autorités contrôlent leurs frontières ; ailleurs, le désert est une autoroute libertaire sur laquelle l'or circule, rapidement et souvent avec accroc. «Il y a un double problème dans l'or: notre jeunesse qui rêve de richesse se tue au fond des puits pour l'extraire, et quand il est ramené à la surface, les hommes s'entretuent pour le voler», me disait, plusieurs mois avant le début de cette enquête, un élu de Tessit, au Mali, à propos de combats entre des fantassins jihadistes affiliés à l'État islamique et d'autres d'Al-Qaïda pour le contrôle des sites d'orpaillage de la zone. Le constat peut s'étendre à l'ensemble du Sahara.

À l’aube du 9 avril, un convoi de prospecteurs d'or a quitté le site d'orpaillage de Tchibarakaten, sur la frontière entre Algérie et Niger, direction Arlit et son centre de traitement, Guidan Daka. Quatre pick-ups Land Cruiser et Toyota Hilux des autorités sécurisent le convoi: deux des forces armées nigériennes, deux de la gendarmerie. Entre ceux-là qui ouvrent et ferment la marche, une petite quarantaine de pick-ups d'orpailleurs forment un long serpent mécanique sur la piste de cailloux qui slalome entre les montagnes du massif de l'Aïr.

Le paysage est désertique et désolé, quelques vieux éboulis ponctuent les traces dans la terre des pneus des voyageurs précédents. Aucune autre indication pour les conducteurs sinon leur connaissance séculaire d'une région où tout se transmet oralement, autour d'un thé, entre aînés et jeunes. Dans la zone montagneuse de Tagharba se trouvent lovées d'anciennes caches d'armes et bases arrières des ex-rebelles durant les deux rébellions touaregs des années 1990 et 2000. Elles sont aujourd'hui réutilisées par des trafiquants de tout genre. C'est là, dans ce goulet, que l'attaque a eu lieu.

«C'est une embuscade qu'ils font aux gens. Ils vont trouver un endroit où se cacher et se disperser dans les montagnes. Tagharba, c'est un couloir entre des montagnes. Et quand on rentre dedans, c'est fini», raconte Issouf, “fraudeur saharien », comme il se définit lui-même la trentaine, au volant de son pick-up. Conducteur de marchandises en tout genre à travers le désert, il était dans le convoi quand les balles ont sifflé. «On a entendu des coups de feu. Les gendarmes du véhicule en queue de convoi ont essayé de tirer avec la (mitrailleuse de calibre) 12.7 mm mais elle a calé. Ce sont les deux véhicules de l'armée qui ont pris en chasse les bandits. Mais ils ont été piégés.» Face au véhicule militaire nigérien qui fonçait à la poursuite, des assaillants sont apparus, disent trois sources, d'un coup d'un seul, comme sortis d'un western spaghetti, neuf pick-ups de bandits alignés les uns à côté des autres. «Ils les attendaient, tout était prévu», relate Issouf le fraudeur. Les bandits étaient équipés de fusils d'assaut AK-47, de lance-roquettes RPG-7, et leurs véhicules montés de mitrailleuses 12.7mm. Bilan final de l'attaque: cinq morts côté armée, des armes saisies par les assaillants... et des lingots?

Les silences de la Grande muette, la distance qui séparait ce face-à-face bandits-militaires du le reste du convoi, et la sensibilité politique de l'attaque rendent difficile le récit exhaustif de l'attaque. «Celui qui va donner tous les détails de cette attaque est un menteur, dans le convoi les gens étaient loin de l'attaque», dit Issouf. Reste qu'à Arlit, point d'arrivée prévue du convoi, l'histoire telle que retranscrite ici est celle qui s'est propagée de bouches en oreilles. Elle a suscité des dizaines de questions, aggravées par une avalanche de rumeurs. Début de matinée, le lendemain de l'attaque, lundi 10 avril: une étrange note vocale passe de Whatsapp en Whatsapp sans qu'on ne sache qui en est l'auteur. Un homme, dont certains diront plus tard qu'il est militaire. Il accuse certains de ses pairs de complicité avec ceux qui ont opéré l'attaque, il accuse les autorités locales de relâcher trop vite les suspects quand ils sont arrêtés.

L'armée, complice d'attaques à main armée dans le désert? Début 2022, 122 kilos d'or avaient disparu lors d'une attaque d'un convoi transportant des orpailleurs entre Dirkou et Agadez, dans la même région du nord du Niger. Une unité de l'armée avait été incriminée. Dès que l'attaque du 9 avril a eu lieu, la même question s'est posée. Les autorités ont vite réagi: le procureur d'Arlit a dénoncé des «messages grotesques» visant à «troubler l'ordre public». Il a ajouté –qu'on ne les y reprenne plus– que «l'auteur de cet audio est présentement recherché». L'histoire ne dit pas s'il a été arrêté.

Une autre piste, une autre rumeur, a circulé le même jour. Un nom est sorti du chapeau: Bahardine Maydoune. Des vieilles photos de ce Libyen, membre de la tribu arabe Ould Souleiman, installé à Sebha, dans le sud du pays où il opère, ont tourné. Coupeur de route, bandit à ses heures, il est «un acteur essentiel de la sécurité du sud libyen», dit un notable d'Agadez qui le connaît bien: «Mais je peux vous le garantir: ce n'est pas lui qui a attaqué le convoi.» Des sources proches des autorités d'Arlit et de la région d'Agadez, d'autres proches des milieux du trafic informel, ont toutes confirmé à l'unisson que ni Bahardine Maydoune, ni des éléments de l'armée, n'étaient les auteurs de l'attaque. Alors, pourquoi autant de bruit autour de Bahardine? Une vidéo le montrant avec ses hommes après avoir braqué le pick-up d'un trafiquant chargé de tramadol aurait «mis en colère le propriétaire de la drogue qui cherche maintenant à le faire plonger», dit une source de la communauté arabe Ould Souleiman.

C'est plutôt «une mafia qui est à l'œuvre dans cette zone, très organisée», détaille Mohamed Anacko, président du Conseil régional d'Agadez, et figure parmi les plus influentes de la région en sa qualité de chef de l'ancienne rébellion touarègue des années 1990. «Il y a plusieurs commanditaires à cette attaque (du 9 avril, ndlr), parmi lesquels des Touaregs de l'Aïr et des Toubous du Tchad», décrit-il. Une farandole d'acteurs armés de la région, en quelque sorte: les montagnes de l'Aïr, habitées en majorité par des communautés Touaregs, comptent leur lot de petits bandits tandis que le triangle entre Niger, Tchad et Libye concentre des myriades d'hommes armés, principalement toubous et kanouri.

Pour y répondre, les locaux s'organisent. Un Comité «paix et sécurité», un regroupement de représentants des divers corps de métier de la zone, principalement des orpailleurs, s'est créé en 2022 après l'amer constat que les ressortissants d'Arlit avaient perdu, au total, 178 véhicules dans des braquages de bandits. «Depuis qu'on a découvert l'or il y a une menace de bandits armés qui grandit», déplore Ahmed Ouakaya, président du comité. «Certes il y a toujours eu du banditisme dans la région d'Agadez, mais avant l'or, on les gérait, ce n'était que du “banditisme résiduel”, des jeunes Touaregs des montagnes de l'Aïr qui faisaient des petits braquages à moto, c'était les fils de la région», explique-t-il, mentionnant l'existence de «gardes-fous» pour que ces jeunes ne s'organisent pas en milices. Mais avec l'or sont arrivés «des bandits tchadiens toubous, des Soudanais, en tout cas pas des Nigériens, râle-t-il. Et eux, c'est autre chose, ils sont mieux armés que nos forces de sécurité!» Dans chaque pays du Sahara, on accuse les voisins d'être à la source de tous ses maux, que cela soit dans la guerre contre les groupes jihadistes, les trafiquants, et désormais, les bandits de l'or. Souvent, ces accusations se doublent de ressentiments communautaires meurtriers.

Dans la petite salle climatisée de la préfecture d'Arlit où le comité reçoit, la dizaine de membres ronchonnants au début de la réunion semble se réveiller au moment où ces «bandits étrangers» sont évoqués par le président. Ils décrivent une hydre étrangère qui menace un business très lucratif dont ils sont tous acteurs. «Ils sont en train de nous “gâter” les enfants et la ville, c'est la catastrophe qui arrive», explique Ibrahim Ahmadou, président de la société d'orpaillage Aïr Or, membre du comité, qui affirme avoir perdu pour un kilo d'or dans l'attaque du dimanche 9 avril. Etrangers ou non, reste que la situation s'est dégradée dans le nord du Niger. L'état-major a annoncé en 2023 le lancement d'une grande opération militaire, l'Opération Garkuwa.

Dans la région, tout le monde connaît quelqu'un qui est parti dans l'or. Aucun n'en fait de récit positif. Le dernier en date, raconté à la volée sur la banquette arrière d’un taxi par une retraitée qui, la tristesse dans l'âme, maudit l'or, ce maudit or qui a emporté son petit-fils, tué dans une rixe entre bandits et orpailleurs à la frontière libyenne début 2023. «Tout est devenu dangereux ici, ça tire pour un petit n'importe quoi, et en quelques minutes, vous pouvez vous retrouver braqué, abandonné dans le désert, ou pire encore», explique Jafar, magouilleur nigérien natif d’Arlit. La trentaine, chèche qui couvre une large partie de son crâne rasé de près comme sa barbe, il a lui aussi tenté sa chance dans l'or quand les rumeurs ont couru en 2014. Sans succès.

6. L'Algérie, nouvelle frontière de la Ruée

Les balles ont fusé autour des oreilles d'Issouf, et plus d'une fois. Il mime avec ses mains des mouvements rapides à droite et à gauche de sa tête. À chaque fois, c'était en Algérie. Du haut de ses 33 ans, il garde un air enfantin et le sourire facile, qu'il tente de draper de sérieux en réajustant épisodiquement, bien serré, son turban. Fraudeur de métier –comme il se qualifie lui-même–, il parcourt en voiture, en long et en large, le Sahara central où il travaille depuis vingt-quatre ans. Il le connaît bien, ce désert. «Le seul endroit où j'ai peur? C'est en Algérie bien-sûr, là-bas, ils vous tuent sans prévenir.» Le Sahara central: en son cœur se trouve le nord du Niger bordé de l'Algérie, de la Libye, du Mali et du Tchad. Une plaque tournante des trafics: humains avec les migrants qui rêvent d'Europe ; de drogue avec la route africaine de la cocaïne arrivée de Colombie sur les côtes du Golfe de Guinée et remontant vers l'Europe ; d'armes avec les nombreux conflits de la sous-région ; et d'or, enfin, avec des quantités faramineuses qu'il faut transporter sans se faire braquer.

De tout temps, cette immense région, de plusieurs dizaines de milliers kilomètres carrés, est une autoroute pour les pick-ups Toyota, chargés de marchandises aussi diverses qu'illicites. D’aussi loin qu'il se souvienne, Issouf a toujours été sur ces véhicules. D'abord comme apprenti: ce petit homme qui a toujours un t-shirt maculé d'huile de moteur et les mains plus noires que noir, a été celui qui doit se trouver une place à l'arrière du véhicule, ou sur le toit, ou sur le marche-pied quand il existe. Il a commencé en 1999 quand il avait neuf ans. Il a ensuite été chauffeur d'un véhicule, puis propriétaire du sien. Toujours avec les mêmes marchandises à l'arrière. L'or est venu tout chambouler dans cet équilibre précaire. «Avec la chute de Kadhafi en Libye en 2011, j'avais quitté ma région natale d'Arlit pour me concentrer sur les trajets entre le Niger et la Libye. Il y avait énormément de travail entre la migration et les produits d'importation. Mais avec l'or, peu à peu, on s'est détourné de la Libye, et on a redécouvert l'Algérie.»

Au Sahara, les pépites ont été trouvées successivement au fil des arrivées de prospecteurs. Jusqu'à l'Algérie, entre 2009 et 2014, aucun État n'avait réussi à y mettre le holà. Le pays, dont la frontière sud avec le Mali est le principal sanctuaire du groupe jihadiste affilié à Al-Qaïda AQMI (pour Al-Qaïda au Maghreb Islamique) depuis plus de dix ans, a mis une chape de plomb sur ses réserves aurifères pendant des années: pas question de voir débarquer des hordes de chercheurs d'or comme les pays alentours. Alors, quand celles-ci commencent à arriver, la décision algérienne a été sans équivoque: arrestation, prison, expulsion.

Chaque semaine, l'armée algérienne publie ses «résultats opérationnels», qui sont autant de statistiques des rafles qu'elle effectue dans le désert. Entre le 4 et le 10 octobre 2023, l'armée a ainsi arrêté «312 individus et saisi 30 véhicules, 216 groupes électrogènes, 126 marteaux piqueurs, un détecteur de métaux, ainsi que des quantités d'explosifs, d'outils de détonation et d'équipements utilisés dans des opérations d'orpaillage illicite». Des photos de soldats encadrant des orpailleurs, toujours de dos, sont publiées, témoins de la traque des prospecteurs menée par les autorités algériennes. Ces chiffres ne concernent qu'une opération, mais les orpailleurs rencontrés en ont tous une en mémoire. Le désert algérien est devenu une nouvelle frontière, son mythe se construit rafle après rafle, deux-cent ans après celui de la conquête de l'Ouest américain lors de la grande ruée vers l'or.

«Aujourd'hui, l'échelle quasiment industrielle de l'exploitation artisanale est devenue un vrai sujet de préoccupation pour les autorités, dit «ALN54DZ», un blogueur algérien spécialisé dans les questions de défense. Il y a une vraie guerre contre l'orpaillage, surtout ces quatre dernières années, avec de plus en plus d'arrestations. Il faut comprendre, c'était un “petit” sujet au début, mais il y a eu des arrivées de plus en plus nombreuses, ça serait devenu un vrai problème si l'armée n'avait pas pris en main les choses.» En 2020, Alger tente de régulariser le secteur par arrêté ministériel: l'utilisation du mercure, du cyanure et des explosifs sont interdits, le traitement chimique est prohibé, la vente doit se faire auprès d'un comptoir officiel... Las! Les orpailleurs préfèrent emmener leur or aux Mali et Niger voisins, où ni l'État ni son armée ne grignoteront leur magot. Il n'y a, en guise de frontières entre l'Algérie, le Niger et le Mali, que des bornes éparpillées ici et là, agrémentés de postes-frontières algériens, pour délimiter le passage officiel d'un pays à l'autre. Sinon, le vide. Alger a bien tenté d'ériger un mur de sable, à la Donald Trump, mais il se dépasse rapidement sitôt qu'on connaît les bonnes pistes, les bonnes coordonnées GPS.

«Passer, c'est facile, mais c'est sur leur territoire que ça devient compliqué. Tu ne peux pas dépasser plusieurs heures, l'armée algérienne est partout, ils ont installé des compagnies partout», raconte Jafar, magouilleur nigérien natif d’Arlit. La trentaine, chèche qui couvre une large partie de son crâne rasé de près comme sa barbe, il a lui aussi tenté sa chance dans l'or quand les rumeurs ont couru en 2014. Il a perdu un peu d'argent, a décidé d'arrêter les frais, et s'est reconverti dans les trafics, les petits boulots. Il est dans le Sahara un roitelet sur ses véhicules: commerçant, trafiquant, vendeur de crack et dealer de whisky pour site d'orpaillage... Il est un homme qui touche à tout et va partout, malgré les risques, malgré les bandits. Peut-être en est-il un lui-même, sourit-on ; infatué, il ne répond pas.

Quand il entre à l'Eldorado, l'un des principaux bars d’Arlit, Jafar bombe le torse et avance droit devant. C'est devenu une habitude, il est quasiment chez lui. Plusieurs saluts à la hâte de clients à l'allure presque chétive devant lui ponctuent son cheminement vers la table du fond. Jafar est ce genre de personnage, sorti d'un western de la vraie vie. Il aurait un Colt à la ceinture que personne ne serait étonné – de fait, il possède, comme beaucoup dans ce far-west, une arme, une AK-47 surannée mais toujours efficace, cachée sous le lit de sa grand-mère à une trentaine de kilomètres d'ici. Ce soir, c'est bières et whisky dans son bar favori nommé bien sûr en référence à la ruée vers l'or. Il se dit que les patrons sont des Tchadiens. Personne ne sait vraiment, mais tous s'accordent sur le fait qu'il ne sont pas Nigériens, ce qui en désespère plus d'un dans cette région désertique où jeunesse rime avec chômage. «Même les putes ne sont pas d'ici», soupire un notable.

Jafar a des cicatrices qui le font se gratter régulièrement le bas-ventre, épisode qu'il suit généralement de l’allumage frénétique d'une cigarette. Ce sont, dit-il, les Touaregs et les Arabes, communautés nomades de la zone, qui conduisent les véhicules quand il faut dépasser la frontière algérienne. «Nous, on sait ce qu'on fait, où on va et qui on peut croiser, tout se fait avec le (téléphone satellitaire) Thuraya.» Ces conducteurs, dont Jafar fait partie, conduisent les fiévreux depuis le Niger et le Mali jusqu'à leurs puits en Algérie. Ces trajets coûtent cher compte tenu des risques: «Je suis obligé d'avoir mon apprenti sur le toit du véhicule durant tout le temps où les orpailleurs creusent, pour qu'il vérifie en temps réel s'il voit des nuages de fumées des véhicules de l'armée.» Dès qu'il les aperçoit, c'est le top départ: on range le matériel, remonte les prospecteurs du fond des puits, et on appuie sur l'accélérateur pour tenter de regagner la frontière nigérienne avant l'arrivée des soldats.

Parfois, c'est trop tard pour partir. Quand il raconte ses «années algériennes», Aminou Issa, 27 ans, timide gaillard qui a égrené les puits d'or sahariens, garde un ton monocorde perturbant. Impossible d'établir une cartographie précise des sites d'orpaillage où il s'est rendu: seuls restent des indications floues d'un creuseur, un ouvrier du bas de la pyramide, qui se laisse conduire là où un propriétaire a besoin de lui: «Site Dahab, 600 kilos de Tamanrasset, 10 heures de piste.» Aminou Issa était venu d'Agadez à Tamanrasset via Arlit.

«À Dahab, le site (d'orpaillage) est plus organisé que sur la frontière, il y a beaucoup de gens. L'armée a souvent fait des incursions, ils arrivent à plusieurs pick-ups sur le site, et nous, on part se cacher à plusieurs kilomètres en attendant qu'ils repartent», raconte Aminou Issa. Son récit, corroboré par six autres témoignages d'orpailleurs qui y sont passés, s'articule en trois étapes: l'arrivée des militaires concomitant avec la fuite des orpailleurs dans les montagnes alentours, le vol du matériel de ces derniers, et le triste sort de ceux qui n'ont pas pu fuir. «En février 2022, comme souvent on a fui à leur arrivée, mais on n'a pas pu aller loin, on voyait de nos yeux les pick-ups. À chaque puits, ils s'arrêtaient percer les bidons d'eau avec des couteaux et prenaient le groupe électrogène pour le jeter au fond du puits. Ils ont ajouté un pneu avec de l'essence dessus, y ont mis le feu et l'ont lancé dans le puits. J'ai perdu plusieurs de mes amis, bloqués au fond d'un puits qui a pris feu.»

Et puis il y a cette rumeur. Encore une, impossible à corroborer, que tous les prospecteurs rencontrés qui ont mis le pied dans le désert algérien connaissent. Elle renforce ce mythe de la frontière algérienne, dangereuse et meurtrière. Vue des pays limitrophes, l'Algérie est la puissance régionale massive à l'armée puissante et la diplomatie cinglante. Qui passe cette frontière sait qu'il risque sa vie, c'est à qui connaîtra le mieux le désert, résume Jafar. Cette histoire, celle d'une femme, semble se raconter d'orpailleur en orpailleur au Sahara. Sans que vous ne demandiez, elle apparaît au milieu d'une conversation sur l'Algérie. En six mois d'enquête, elle est apparue dans… dix-sept entretiens! «Une femme particulière, elle est la commandante des compagnies algériennes le long de la frontière nigérienne», assure Issouf. Evidemment, il est impossible de corroborer l'authenticité de l'existence de cette femme mais la rumeur enfle, d'Arlit à Niamey. «Quand elle attrape des orpailleurs, elle leur coupe les testicules pour ne pas qu'ils reviennent un jour.»

À chaque fois, l'interlocuteur mime le geste de la découpe. Selon les uns, elle aurait été tuée en 2017 d'un coup de poignard par un chercheur d'or nigérian. Selon d'autres, elle rôde toujours avec ses soldats dans le Sahara. Personne ne peut donner son nom ni ne sait à quoi elle ressemble («Qui pourrait prendre une photo de cette femme, quand vous la voyez vous n'êtes pas dans une position à pouvoir prendre une photo», ont ri plusieurs interlocuteurs). Sans doute n'existe-t-elle même pas, mais elle symbolise la vision, violente et sans pitié, qu'ont de l'Algérie les orpailleurs qui y entrent.

Reste qu'à Guidan Daka, le principal centre de traitement du nord du Niger, installé à quelques kilomètres d'Arlit, les camions qui arrivent de la frontière algérienne, chargés de centaines de sacs de cailloux supposément riches en or, sont légion. Ils font quotidiennement le trajet entre Arlit et la frontière pour y charger ces sacs que ramènent les pick-ups. La migration se voit particulièrement ici, de même que le commerce de l'or. Dans l'immense centre de traitement de la ville, les nuées de poussière de mercure se mêlent à des Africains de mille nationalités qui broient des roches venues d'Algérie, du Mali, du Niger... Adam Mohamed et Abdou Mohamed Abdullah, qui attendent au café soudanais de Chami, sont passés par là. Tout transpire l'or par ici, et l'insécurité qui va avec. Des rafales de tir automatique ont encore percé le calme de l'aube à l'entrée de la ville la veille de notre arrivée. «Mais c'est comme ça, on doit gagner notre vie alors on vit avec cette insécurité, dit Issouf le fraudeur. Quand tu es né à Arlit, grandi à Arlit, tu n'as aucun autre choix. Regardez notre peau. Nous qui sommes nés ici, on est nés dans l'irradiation, on est un peu les irradiés du désert.»

7. L'âge d'or du jihadisme

Assis sur son tapis à faire le thé, le vieil homme ne décoche pas un sourire et jette des regards répétés sur le téléphone satellitaire posé à côté. On est en octobre 2022 à Bamako. Onze personnes, des civils, ont été tuées la veille par les fantassins de l'État islamique dans les brousses de Tessit, dans le nord du Mali. Une histoire de représailles, dit Alassane, qui coordonne les évacuations à distance. Il est conseiller communal d'un village, rural et martyr, qui n’a pas choisi d'être au cœur des combats entre tous les acteurs du conflit de la région. Combattants d'Al-Qaïda, de l'État islamique, de groupes armés ex-rebelles s’y affrontent pour le contrôle d'un territoire stratégique, pour l'influence... et l'or.

«Ça ne s'arrêtera jamais, jusqu'à la mort de la dernière personne dans le Gourma, ils continueront leur guerre. A quoi ça sert de combattre pour une parcelle où il n'y a plus personne?», demande-t-il, las d'un conflit qui dure depuis plus de dix ans et dont personne ne voit la fin. Il ressert un thé, triture son téléphone: il attend des nouvelles. Et raconte, à la manière d'un mauvais conte, le nord du Mali. «Tout a commencé en 2012. Il y avait des rebelles, il y avait l'armée ; les premiers ont décidé leur indépendance», dit-il. L'État fantasmé s'appelle Azawad. Et puis il y a eu d'autres combattants, avec des drapeaux foncés ; Al-Qaïda, puis l'État islamique reconnaîtront en quelques années ces franchises (c'est quasiment comme Mc Donald: vous prenez contact, rencontrez un responsable, il accepte, et hop! En quelques mois, vous pouvez arborer leurs couleurs). Entretemps, François Hollande, alors président de la République, a décidé de déployer 4.500 soldats français. Un rayon de soleil semble apparaître quand un accord de paix est signé entre l'État et les rebelles en 2015: les désormais ex-rebelles s'engagent à rester Maliens.

Mais rien n'y fait: on est en octobre 2023, et la guerre a repris dans le nord du Mali. De nouveau, il est question d'Azawad, même si les désormais néo-rebelles n'ont pas encore officiellement sauté le pas. La France, enfin, a plié bagage en râlant, après avoir été éjectée de la région par des putschistes qu'elle débecte (et inversement).

À Tessit, loin du réseau téléphonique, loin de la politique, la guerre n'a jamais pris de pause. La commune subit un blocus quasiment total des groupes jihadistes depuis plus de neuf mois. Début juillet, les combattants de l'État islamique s'y sont fait surprendre par ceux du Groupe de soutien à l'Islam et aux musulmans (GSIM, JNIM en arabe, affilié à Al-Qaïda). «Ce n'est qu'une page de plus dans notre guerre, ils vont revenir, avec plus de moyens, et ça va recommencer», dit le vieil homme. Dans le Gourma, les combats sont incessants depuis des années. C'est dans ce contexte qu'«on a trouvé de l'or chez nous, dans notre sol, sous nos pieds», dit Alassane qui coupe court à ma prochaine question: «Mais on aurait préféré ne rien trouver, vu ce que ça apporte comme problèmes.»

Après le Soudan, le Tchad, la Libye, le Niger et l'Algérie, la ruée vers l'or saharienne s'est emparée du nord du Mali en 2017. L'or, ici, c'est quasiment une passion nationale: le «roi des rois» du XIVe siècle, l'empereur du Mali Mansa Kankou Moussa, l’homme le plus riche du monde selon les récits ouest-africains, en avait tellement qu'il en a distribué tout au long de son pèlerinage vers la Mecque... et le cours s'est écroulé. Comprenez: on n'en avait jamais vu autant. Il faut dire qu'il voyait les choses en grand, avec une suite de 60000 personnes et 12000 esclaves dans sa caravane. Bon, le XIVe siècle, c'est loin. Dans les montagnes du nord du Mali, il faut attendre les années 1970 pour que des géologues russes et français (la rivalité ne date pas d'hier!) détectent de l'or, à In Darset, dans la région de Kidal. Mais il n'a jamais été exploité industriellement. Tout le monde sait qu'il y en a, mais personne ne s'y attelle sérieusement; comme au Tchad, en Libye, au Niger, ce sont les petites mains soudanaises qui, telles une armée de fourmis, vont arriver par milliers dès 201.

Les Soudanais ont guidé la marche des fiévreux du Sahara. Et au Mali, c'est open-bar. «Il y avait beaucoup à gagner là-bas de la découverte de l'or», dit Ari. On se rencontre chez lui, à Agadez. Membre de la communauté touareg des Ifoghas (la même que Iyad Ag Ghali, chef d'Al-Qaïda dans la région), il a développé au fil des ans un réseau de commerce lié à l'orpaillage dans toute le Sahara mais son principal terrain d'action, c'est le nord du Mali. Il porte une barbe fournie, fume clope sur clope. Ari achète de l'or sur les sites, et le revend plus tard, ailleurs, plus cher. Il profite de ses origines pour circuler et commercer: au Mali, tous les sites d'orpaillage sahariens sont administrés ou sous influence de groupes armés, jihadistes ou ex-rebelles.

C'est le cas d'Intahaka, coordonnées GPS 16°20'27"N;0°37'29"W, à 90 km de Gao, principale ville de la région et ancien camp de base des soldats français de Barkhane. Intahaka est le principal site d'orpaillage du nord du Mali, disent ceux qui y sont passés. Début 2018, les Soudanais (toujours eux!) trouvent de l'or à côté du village éponyme. La ruée s'empare de la zone: notes vocales Whatsapp, messages lapidaires, appels aux copains... les smartphones vibrent et sonnent, il est temps de faire du business. «Dès le début, on a vite envoyé une mission de quarante pick-ups pour sécuriser le site», dit Ismaghil Arahmate, qui a été alors un des chefs locaux de la sécurité du site d'orpaillage, pour le compte des ex-rebelles regroupés sous la bannière d’une coalition appelée Cadre stratégique permanent, le CSP. «Il fallait encadrer ça, sinon ça allait être le foutoir», explique-t-il.

Mais, vu que rien n'est gratuit dans ce monde, le CSP met le grappin sur la mine: qui veut y entrer paie, qui veut y louer du matériel paie, qui veut sortir paie... Les combattants mettent en place un système de coupons, qui sont imprimés par un des «com'zone» (pour commandant de zone), à Bamako, à 2000 km de là, puis acheminés. Celui-ci les partage volontiers par Whatsapp, comme une preuve, s'il en fallait une, que «tout est bien géré». Bien qu'ils se défendent depuis la signature de l'accord de paix en 2015 de se substituer à l'Etat, ici, ça en a tout l'air. Jusqu'à l'écriture de cet article, jamais l'Etat malien n'a eu de contrôle sur Intahaka.

«Intahaka, c'est le seul endroit où les groupes armés de tout le nord du Mali sont présents et ne combattent pas entre eux, comme quoi, quand on parle d'argent...», sourit un acteur de la société civile locale, qui s'y rend régulièrement. À plusieurs endroits de cette partie du Mali pourtant quotidiennement contestée, à propos de l'or, il y a une «coexistence mutuellement pacifique» entre les différents acteurs armés, euphémisait en 2020 le groupe d'experts de l'ONU. Le massif des Ifoghas, notamment: à cheval entre le Mali et l'Algérie, il est le terrain des Touaregs du même nom. Certains sont jihadistes, d'autres «seulement» rebelles ; «Tout ça, ce sont des postures de guerre, mais à la fin, nous sommes touaregs avant tout», se plaît à répéter un ami. Les franchises, toujours… Dans ces montagnes, la mainmise targui (touareg, au singulier) n'a jamais été contestée. Certes, l'opération militaire française Serval a cherché en 2013-2014 à en déloger les jihadistes qui s'y étaient réfugiés. Certes, des opérations commandos françaises y ont eu lieu à la chasse de «High Value Targets» (c’est-à-dire les gros poissons djihadistes), mais le terrain, in fine, n'a jamais été que sous leur contrôle. Et surtout, les Français n'agissent plus au Sahel.

Alors forcément, sans combats, le business se passe mieux pour qui veut/peut composer avec les maîtres des lieux. L'absence de compétition armée rend cette zone sanctuarisée quasiment unique au Sahara. «Les choses se passent mieux qu'ailleurs en termes de sécurité pour nous les commerçants», dit Issouf le fraudeur, le magouilleur d'Arlit, qui a souvent sillonné les terres sous influence targui le long de la frontière entre Mali et Algérie: «Au Niger il y a les bandits, en Algérie l'armée, en Libye et au Tchad trop de problèmes, mais ici, rien de tout ça.»

Il s'arrête souvent à Ighraban, un imposant centre de traitement. Il ressemble à Guidan Daka à Arlit, à Chami en Mauritanie: un passage quasi-systématique de la migration aurifère saharienne. Une immense majorité des personnages rencontrés pour cette série y sont passés: «Je vais à Arlit, je propose à des jeunes de venir travailler ici, je les amène en pick-up, il y a énormément d'allers-retours», raconte un chauffeur. Il décrit le trajet Arlit-Ighabaran (une journée de trajet, 50000 francs, environ 80 euros) comme un tronçon particulièrement emprunté de l'autoroute saharienne, ces centaines de pistes sans aucune indication de ce qu'elles sont hormis quelques traces dans le sable. Igharaban était un petit village, autrefois peuplé de quelques centaines d'âmes, posé sur la frontière dans les montagnes. Autour, on trouve d'autres petits villages dont les noms sont devenus connus avec la guerre: Boghassa, là où est né Iyad Ag Ghali ; Talhandak, là où Abdelmalek Droukdel, chef d’Al-Qaida au Maghreb islamique, a été tué lors d'une opération aéroportée de forces spéciales françaises en 2020 ; Tinzawatene, où Barkhane a mené plusieurs raids en espérant y trouver le leader d'Al-Qaïda... On trouve de l'or dans tous ces endroits, et des jihadistes.


Pourtant, pour Issouf le fraudeur, pour Adam Mohamed, ou encore pour Ari le commerçant, Igharaban rime moins avec «jihad» qu'avec «job». OK, pas trop le droit de fumer ic ni de prendre des photos. OK, pas trop de femmes, raconte Adam Mohamed. «Mais à part ça, franchement, il n'y a aucun problème, au contraire!» Dans un désert où tous les coups sont permis, Adam Mohamed apprécie que «là-bas, les propriétaires de puits vous paieront à temps et n'essaieront pas de vous entuber». Ni lui, ni les autres chercheurs d'or rencontrés qui y sont passés n'adhèrent à l'idéologie. Ils composent plutôt avec les groupes jihadistes «moins par conviction que par pragmatisme», estime le centre de recherches International Crisis Group: «Ils se rangent du côté de ceux qui détiennent le pouvoir local.»

A la question à 1000 francs qui taraude les chancelleries occidentales – l'orpaillage est-il une source majeure de financement des groupes jihadistes? –, tous les acteurs du secteur (sauf les groupes affiliés au jihad qu'on n'a pas malheureusement pas pu interroger dans le cadre de cette série) répondent que non. Certes, dit Ari, une taxation est effectuée, mais l’extraction n’est pas gérée par les groupes.

La «zakat», une aumône islamique originellement destinée aux pauvres, devenue l’impôt des groupes jihadistes aux Sahel et Sahara, est parfois perçue sur les sites d'orpaillage, mais pas toujours, selon les différents témoignages. Autrement, les entrepreneurs de l'or travaillent indépendamment des hommes en armes. Reste que la peur d’une connexion entre orpaillage et financement du jihad à grande échelle ne cesse de grandir année après année du côté des autorités locales. Mais pour l'instant, martèle un gradé de la section anti-drogue onusienne, l'ONUDC, il n'y a «aucun élément probant qui tendrait à montrer que c'est devenu une source majeure de financement plus importante que la taxation qu'on retrouve partout ailleurs dans la région».

Adam Mohamed a gagné 15000 francs par mois –25 euros– en travaillant à Igharaban comme boutiquier pour un Touareg durant deux mois. Il n'y était pas malheureux, convient-il, mais il a entendu parler du nouvel eldorado mauritanien: alors il a repris la piste, à l'arrière d'un pick-up. Pour lui, le Mali n'est qu'une étape de la ruée, au contraire de l'élu Alassane qui, dans son salon d'exilé à Bamako, n'a que sa voix, certes enjouée mais déprimée, pour faire un triste constat: l'or aurait pu être bénéfique à la région, il a finalement été une épaisseur de plus au mille-feuilles des problèmes. «Notre terre, nos traditions d'éleveurs, notre culture; en deux générations, tout a disparu.»